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7 La place des journalistes dans les commentaires

7.3 Les internautes au secours des journalistes

Si les journalistes ne se défendent pas eux-mêmes des attaques concernant leur utilisation de la langue, ils sont parfois défendus par d’autres internautes. Falguères (2008 : 145) avait observé que les critiques émises à l’égard des journaux ou des journalistes dans les forums de discussion suscitaient également des oppositions de la part de certains internautes. Dans notre corpus, 6,3 % des commentaires en moyenne s’opposent explicitement à d’autres commentaires critiquant l’usage de la langue par les journalistes. Pour les mêmes raisons que celles présentées

427 Pour rappel, la proportion de commentaires non publiés dans nos corpus de RTBF Info et de RTL Info s’élève respectivement à 56,2 % et à 67,6 %.

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dans la section précédente, il apparait raisonnable d’écarter de ce calcul les corpus de RTBF Info et RTL Info. De cette manière, nous obtenons 9,3 % des commentaires en moyenne. Dans ces débats, il faut noter la récurrence de la question du mode suivant la locution après que428

– bataille emblématique du discours puriste (Paveau et Rosier, 2008 : 182-183) –, comme le montre l’exemple 114.

Les commentaires d’opposition peuvent prendre plusieurs formes. Tout d’abord, certains commentateurs soutiennent que la critique formulée au préalable par un autre internaute n’est pas fondée car le fait linguistique relevé n’est pas fautif à leurs yeux. Dans ces commentaires apparaissent éventuellement des références plus ou moins précises à des discours normatifs. On relève à la fois la manifestation de représentations puristes et de propos « antipuristes » relatifs à certains débats linguistiques.

(114) [En réponse à plusieurs internautes contestant l’usage de l’indicatif après la locution

après que] vous avez tous tort ! le journaliste a raison: même si cela peut paraître

"bizarre" à entendre, "après que" doit être suivi d'un verbe à l'indicatif et non au subjonctif ! [RTL Info]

(115) [Internaute A :] Le pluriel du mot "tumulus" est "tumuli", le niveau de l'orthographe du journaliste rédacteur est bien triste et indigne d'un grand quotidien de la Belgique francophone.

[Internaute B :] Les deux orthographes [(des tumulus ou des tumuli)] sont permises. (voir "dictionnaire des difficultés de la langue française" Larousse 1956 [La Libre.be] (116) [Internaute A :] Pour les "puristes" de la langue française, le terme "second" est utilisé

quand il n'y a pas de troisième ... donc dans ce cas on devait dire deuxième et pas second ...

[Internaute B :] Cette croyance, fort répandue, ne repose absolument sur rien... Et vous ne trouverez jamais un seul linguiste sérieux pour la défendre... À ce sujet, voici ce qu'en dit l'Académie française : « Longtemps, second a été la forme la plus courante, et certains grammairiens prétendaient réserver l’usage de deuxième aux cas où la série comprenait plus de deux éléments ; lorsque l’emploi de second s’est fait plus rare, on a voulu le réduire aux cas où la série ne comprend que deux éléments. Littré, déjà, contestait cette distinction qui jamais ne s’est imposée dans l’usage, même chez les meilleurs auteurs. L’unique différence d’emploi effective entre deuxième et second est que second appartient aujourd’hui à la langue soignée, et que seul deuxième entre dans la formation des ordinaux complexes (vingt-deuxième, etc.). » Quand à Hanse, il précise : « Second, qui est apparu avant deuxième, se dit comme lui qu'il y ait deux termes ou plus ». Grevisse abonde en parlant, lui, de "distinction arbitraire". Et j'ajouterai qu'il est regrettable de voir certains publier n'importe quoi sur des forums, sans se donner préalablement la peine de vérifier – à des sources valables, évidemment – ce qu'ils avancent. [DH.be]

428 Les propos à ce sujet apparaissent également dans des commentaires qui ne font pas l’objet d’une réponse. Ces commentaires ont été collectés grâce aux requêtes subjonctif et indicatif.

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Ensuite, d’autres réactions relativisent la gravité des écarts et donc la nécessité d’une correction parfaite de la langue à l’intérieur des articles. Ces commentaires appellent à l’indulgence, parfois justifiée par les conditions de production des journalistes en ligne.

(117) [Internaute A :] Trois fautes dans la manchette! Bravo!

[Internaute B :] [À l’internaute A] Trois fautes dans la manchette : Même le dico de Word aurait détecté les fautes d'accord et de frappe ! A force de niveler par le bas, les socialos sont parvenus à ce que ce quotidien ne soit plus en mesure d'écrire une phrase "ssanfôtedorthaugraff'" ! Triste époque...

[Internaute C :] Mais vous ne voyez pas l'apport multiculturel de l'immigration. Ce poste a peut-être été simplement attribué à un jeune migrant, diplomé en journalisme à Baghdad ou Damas et qui fait de son mieux ;-)

[Internaute D :] Mais le reste du texte est correct. Les réflexions stupides sont donc largement superflues. [Le Soir.be]

(118) [T]ravaillant en environnement anglais en permanence, il m'arrive aussi de faire qq

fautes de français, d'où ma compassion pour le pauvre journaliste de service ;-) [Le Soir.be]

(119) Soyons indulgents. il était 23h34 quand ce texte a été écrit. :-) [La Libre.be]

(120) [Internaute A :] "sa nouvelle recrue était ausis " Voici un exemple de l'aurtografe des journalistes de le DH.. LAMENTABLE !!!!

[Internaute B :] C'est plus une coquille qu'une faute d'orthographe; pas la peine de vous mettre dans cet état ! [DH.be]

Ce dernier exemple montre que le type d’écart peut susciter une indulgence particulière : l’évidence qu’un écart n’est pas dû à un manque de connaissance linguistique permet à l’internaute de relativiser sa gravité. Par ailleurs, certains commentateurs invitent quelquefois les autres internautes à relativiser l’importance d’un écart linguistique en raison du sujet de l’article. C’est notamment le cas, comme le montre l’exemple 121, lorsque l’information parait dramatique aux commentateurs.

(121) [Titre de l’article : Huit morts dans l’incendie d’un immeuble à Paris] Pour les cinglés de l'orthographe, n'oubliez pas votre dico dans votre cercueil, cela vous permettra de démontrer aux 8 décédés que vous les avez courageusement défendus en les protégeant des fautes d'orthographes [Le Soir.be]

(122) [Article sur la qualification de la Belgique pour la finale de la coupe Davis] On s'en fout, on est en finale !. [DH.be]

Dans de nombreux commentaires, comme ceux que nous venons de présenter, il ne s’agit pas d’une véritable défense des journalistes mais d’une invitation à reconsidérer ce qui serait réellement important dans les productions journalistiques. Certains commentaires s’opposent ainsi clairement à la posture normative, puriste ou celle du « grammar nazi » [La Libre.be] d’autres commentateurs.

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(123) vous ne savez rien faire d'autre que de corriger les fautes, sur le net les commentaires sont accessible a tous le monde vous vous croyez l'élite du monde lol [La Libre.be] (124) il y en a vraiment qu'un rien dérange... On s'en fiche de cette faute de français... Si

on écoute cette chronique , c'est pour se détendre, pas pour relever la moindre petite erreur! Si vous voulez briller pour votre connaissance de la langue, présentez vous plutôt à un jeu télévisé! [RTBF Info]

(125) pff tout le monde est braqué sur les fautes, et pas sur le contenu.. [La Libre.be] (126) Ont c'an fou dés laurtaugraffes madame valérieke [DH.be]

(127) [I]l est certain que pour certaines personnes, le plus important dans ce monde est l'orthographe :-) [La Libre.be]

Dans son étude du discours métalinguistique spontané des internautes de divers sites, Vernet (2012 : 47) a également observé que le discours « progressiste (ou relativisant) » sur la langue est très largement minoritaire et que celui-ci apparait toujours en réaction à la dénonciation d’écarts linguistiques. Selon Calabrese et Rosier (2015 : 133), les échanges entre puristes et antipuristes seraient favorisés par les caractéristiques d’internet, et singulièrement « la conjonction de l’écrit et du dialogue » :

Cet environnement particulier permet de se focaliser sur l’écrit tout en s’adressant au fauteur, qu’il soit journaliste ou internaute, ce qui permet à l’argument puriste (ou antipuriste) de devenir un argument ad hominem qui délégitime l’énonciateur, ou bien de confirmer le rôle des publics dans le dispositif médiatique, à savoir celui des gardiens des normes, qu’elles soient linguistiques ou ayant trait aux routines scripturaires des journalistes.

Bien que l’on puisse conclure à un net déséquilibre entre les commentaires critiques et les commentaires de critique à la critique, la proportion de la seconde catégorie nous semble non négligeable. En effet, à considérer uniquement les corpus pour lesquels nous disposons des fils de discussion complets, les discours d’opposition constituent près d’un commentaire sur dix. Toutefois, comme nous l’avons montré, ces commentaires ne constituent pas tous des commentaires « antinormatifs ».

Conclusions

Nous avons analysé un corpus de 1 302 commentaires, dont 1 204 concernent directement la langue des journalistes, postés sur les sites web DH.be, La Libre.be, Le Soir.be, RTBF Info et RTL Info. À partir du sous-corpus de RTBF Info, nous avons pu estimer que l’appropriation, par les internautes, du dispositif des commentaires en vue d’exprimer une opinion ou une remarque relative à la langue des journalistes représentait 1,6 % des messages postés sur ce site, et un cinquième des commentaires qui abordent le travail des journalistes ou les médias.

Notre analyse met en exergue une certaine diversité, qui concerne le propos général des commentaires (de la simple mention d’écarts à des considérations plus générales sur l’utilisation de la langue par les journalistes, en passant par divers jugements), ce qui y est incriminé (différents types d’écarts mais aussi différentes causes données par les internautes à ces écarts) ou encore la manière dont ils sont rédigés. Pourtant, une très large majorité des commentaires

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manifestent ou révèlent des attentes normatives et des déceptions relativement fortes de la part des commentateurs par rapport à la langue des journalistes. Les internautes dépeignent une situation linguistique anormale ou problématique et même, dans certains cas, en déclin.

Tandis qu’un nombre limité de commentaires de notre corpus (2 % en moyenne) attribuent clairement un pouvoir d’influence ou une responsabilité sociale aux journalistes en matière de langue, une proportion non négligeable des commentaires (7,1 % en moyenne) expriment implicitement ou explicitement qu’un certain usage de la langue fait l’objet d’un devoir professionnel. De plus, une part beaucoup plus large de notre corpus laisse apparaitre que les commentateurs considèrent inacceptables les écarts commis par les journalistes, démontrant de manière indirecte l’existence d’un devoir professionnel dans leurs représentations. Les commentaires explicitement négatifs en réaction aux faits linguistiques observés, les appels insistants à la relecture ou le rappel de règles linguistiques en sont les illustrations les plus éloquentes. S’il est possible que certains internautes considèrent les fautes comme inacceptables dans l’absolu, de nombreux commentaires montrent que les attentes linguistiques envers les journalistes sont particulières dans les représentations de bon nombre d’entre eux. Lorsqu’elles sont exprimées, les raisons de cette spécificité rejoignent des arguments déjà développés dans les textes analysés au premier chapitre : la mission éducative des médias, leur large diffusion, le fait que le journalisme soit un métier d’écriture ou que que la langue constitue l’outil principal des journalistes, etc. Ces arguments appuient donc l’existence d’un devoir professionnel qui, dans les représentations des commentateurs, devrait constituer un facteur de régulation central des pratiques linguistiques des journalistes.

Les internautes citent très souvent le nom du média dans leurs commentaires relatifs à la langue des sites d’information. Une partie de ces commentaires révèlent que les attentes linguistiques sont spécifiquement liées au média. Les corpus des différents sites ayant été constitués selon des méthodes distinctes, nous avons insisté sur l’impossibilité d’établir des comparaisons fines. Néanmoins, sur la base des commentaires analysés, de leur contenu et de la manière dont ils sont rédigés, il a été impossible de dégager des contrastes importants dans les propos des commentateurs en fonction du site. Pour la plupart de nos observations, nous avons d’ailleurs livré des exemples de commentaires de plusieurs sites, voire des cinq médias étudiés. Cette homogénéité nous semble assez forte pour soutenir que nous avons saisi des socles communs des discours relatifs à la langue des journalistes, qui révèlent des attentes communément partagées au minimum par des commentateurs des cinq sites d’information. Dans les commentaires analysés, l’usage de la langue entendu comme un devoir professionnel semble donc concerner tous les journalistes. L’étendue de ces attentes, que nous venons de montrer, suggère que celles-ci pourraient constituer un facteur de régulation linguistique.

On ne peut toutefois ignorer une frange du public, clairement minoritaire, qui pourrait être qualifiée d’antinormative ou antipuriste : ces commentateurs tendent à relativiser l’importance d’une « correction parfaite » de la langue des articles journalistiques en ligne, reprochent aux internautes qui relèvent et condamnent la présence d’écarts la pertinence de leur activité, voire contestent la validité de leurs propos. La présence de tels discours contraste avec le corpus de

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textes étudiés au chapitre 1. Cette différence peut s’expliquer par le fait que, comme l’a notamment montré Vernet (2012), les discours antinormatifs sur la langue constituent des contrediscours réagissant à des discours normatifs : l’interaction fait partie du dispositif des commentaires étudiés ici à l’inverse des publications du chapitre précédent. Dès lors, le présent chapitre a permis de révéler l’existence d’un tel discours, empêchant de conclure à l’univocité totale des commentateurs par rapport à la question de la langue des journalistes.

Les internautes concernés incriminent divers éléments pour expliquer la présence d’écarts dans les productions journalistiques. Ils considèrent parfois que les journalistes sont incompétents, que leur formation n’est pas bonne, qu’eux-mêmes ou d’autres membres de la rédaction ne relisent pas ou pas assez les articles, que leurs conditions de production ne leur permettent pas de proposer des textes bien construits ou exempts d’écarts. Cette diversité de causes avancées par les commentateurs rappelle les enseignements du chapitre précédent : nous avons vu que les auteurs accusent tantôt les journalistes eux-mêmes, tantôt des facteurs professionnels plus larges qui dépassent leurs strictes connaissances linguistiques.

La diversité des propos, tant dans leur contenu que dans leur forme, fait émerger un flou autour du statut du dispositif des commentaires : est-il ou devrait-il être, aux yeux des internautes, un espace de discussion entre eux, un lieu d’échange avec la rédaction, ou les deux à la fois ? En effet, les commentateurs s’expriment alternativement en incluant et en excluant la rédaction. Pourtant, dans les faits, il est clair que, mis à part quelques exceptions, seuls les internautes postent des commentaires. Les commentateurs incluant la rédaction dans leurs propos semblent simuler une interaction dont ils savent l’inexistence.

Certains commentateurs ont parfaitement intégré différentes spécificités du journalisme web : l’interactivité, la mise à jour des articles, l’urgence de publication comme impératif de production, etc. Toutefois, il semble que cette conscience des spécificités du web n’ait que rarement modifié leurs attentes normatives. De nombreux commentateurs marquent une réelle volonté d’avoir une influence sur les productions journalistiques et aiment constater que leur commentaire a été la source d’une correction dans un article. En somme, ils souhaitent intervenir individuellement dans la correction de la langue des sites d’information, et semblent dès lors envisager le dispositif des commentaires comme un facteur de régulation linguistique. Nous rejoignons ainsi Calabrese et Rosier (2015 : 135), qui avancent que leur étude conforte « l’image de la presse écrite comme gardienne de la pureté linguistique, et du public comme une entité de contrôle para-institutionnelle ». Par ailleurs, la possibilité de correction des articles propre à internet constitue parfois la source de nouvelles attentes normatives : puisque les écarts peuvent être corrigés par les rédactions, leur persistance dans les articles en ligne engendre une incompréhension ou une indignation supplémentaire. Certains commentateurs considèrent ainsi que cette possibilité technique devrait être exploitée de manière plus efficace par les rédactions web, qu’elle devrait être utilisée comme un facteur de régulation de la langue. De manière générale, conformément aux observations d’autres chercheurs, la figure de l’internaute expert traverse notre corpus : qu’ils critiquent ou qu’ils contrent les critiques des autres, les