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C’est le thème des jumeaux que choisit Thomas Tryon pour son roman L’Autre.

D’origine russe, émigrée aux Etats-Unis, la famille Perry vit, dans les années 1930, de nombreux drames. Les deux enfants, personnages principaux, sont âgés de douze ans et présentent des différences physiques liées à leur caractère respectif. Leurs prénoms sont associés à l’Europe. Holland, une tache d’humidité au plafond dont les contours ressemblent à la carte d’un pays et à un visage, reste un prénom énigmatique. En revanche, on apprend que son second prénom est William. Sans aucun doute la référence à la nouvelle de Poe, William Wilson, a motivé Thomas Tryon dans ce choix ; l’histoire d’un double mauvais qui cherche à nuire au bon. Enfin, le nom Perry, que portent les deux garçons, est celui que Poe avait emprunté pour s’engager dans l’armée. Le prénom, Niles, peut être rattaché au personnage des Aventures de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf187, dans la mesure où il s’agit aussi d’un personnage qui voyage par l’intermédiaire d’un oiseau.

Comme dans la plupart des romans fantastiques, le portrait des enfants n’est pas donné une fois pour toute. Il semble arriver par touches, ici encore, alors que les autres personnages sont décrits dès leur présentation. Alexandra, la mère des jumeaux, qui se cloître dans sa chambre depuis la double mort de son mari et de son fils, Holland, est la première à dresser le portrait de Niles :

Botticelli, se disait-elle tout bas (…), tandis qu’elle regardait le visage de Niles. Un ange de Botticelli. De la main elle lui écarta les cheveux qui lui retombaient sur les yeux. Incroyable. Elle en avait le souffle coupé. Avait-elle vraiment produit cet enfant ? Elle se pencha pour l’embrasser. « Niles, si tu continues à rester au soleil, je jure que tu vas avoir des cheveux du plus pur platine ; comme Jean Harlow. »

187 Selma LAGERLOF, Le Merveilleux voyage de Nils Anderson, Paris, Livre de poche, n°1148, 1963.

Botticelli, she was saying to yourself, (…) as she looked at his face. Botticelli angel. She brushed his hair back from his eyes. Incredible. They made her catch her breath every now and again. Had she really produced such a child? She leaned to kiss him. ’Niles, if you don’t stay out of the sun, I swear your hair is going to go pure platinum, like Jean Harlow’s.188

Alexandra est subjuguée par la beauté de son fils, la comparaison qu’elle fait entre son fils et un ange de Botticelli dépasse le détail de la couleur des cheveux, en effet, la particularité d’un ange peint par Botticelli vient du fait qu’il le résultat composite de plusieurs modèles ; on pourrait dire que les jumeaux se prêtent à ce portrait :

Dans la Madone du Magnificat, par exemple, Botticelli n'avait pas besoin, pour représenter un de ses anges, de reproduire un seul visage. Pour mieux rivaliser avec la Nature, il parvenait à recomposer, à partir de plusieurs enfants ou adolescents, un ange peut-être impersonnel mais néanmoins vivant, plus vivant que ces petits vauriens aux mains sales, aux gestes trop brusques, irrespectueux de leur propre grâce qu'étaient ses modèles.189

188 Thomas TRYON, The Other, USA, A. Knopf, 1971, p. 35. L’Autre, Paris, Albin Michel, « Presses Pocket », 1973.

189 Marsile Ficin, humaniste, philosophe, théoricien et ami de Botticelli, prônait la méthode platonicienne d'accession à la Beauté suprême. Cette méthode voulait que l'on s'élève au-dessus des beautés individuelles. Cf.

A.CHASTEL, Marcile Ficin et l'art, Genève, Droz, 1996, rééd.

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Sandro Botticelli, « Vierge à l'Enfant et deux anges», 1468-1469, huile sur bois, 85 x 62 cm (© Galleria dell'Academia, Florence).

Ainsi par cette comparaison, l’auteur introduit de façon détournée, le caractère hybride de l’enfant. Les anges de Botticelli n’ont absolument pas les cheveux platine de Niles. Ils sont d’un roux vénitien assez foncé. La comparaison se fonde donc sur autre chose. D’une part, leur caractère angélique est relatif : parmi ces adolescents, dont la beauté n’est pas discutable, certains ont un visage plutôt fermé, boudeur et triste, tandis que certains autres sont admiratifs ou songeurs ; d’autre part, dans chacun des tableaux, un des anges a un regard en biais, ce qui

n’est pas sans rappeler le portrait de Holland. En regardant un nuage, Niles se souvient du visage de son frère :

- Mais regarde comme les yeux sont en biais, en amande, comme ceux d’un Chinetok, tu ne trouves pas ?

- But see how tilty the eyes are almond-shape, like a Chink, aren’t they ?190.

La forme de ces yeux, que l’on retrouve dans les tableaux de Botticelli, peut paraître sournoise. Ainsi, dans la comparaison d’Alexandra, se trouve un double niveau : pour le lecteur non averti, elle compare son enfant à un ange, pour un lecteur attentif, elle compare Niles à Holland.

La seconde personne qui parle et décrit les enfants, c’est Ada, la mère d’Alexandra. Son intervention met en relief les différences des deux frères et en explique les causes par la naissance. Holland et Niles sont des jumeaux qui n’ont ni la même date de naissance, ni le même signe astrologique, ni la même façon de venir au monde :

La naissance même de Holland – luttant de tout son corps, déchirant la matrice, émergeant mort. Rendu à la vie, furieux, par une tape du médecin. Vingt minutes plus tard, alors que minuit avait sonné, Niles était apparu avec une facilité miraculeuse. La naissance la plus facile que j’ai jamais vue, avait dit le Docteur Brainard en enlevant délicatement la coiffe. Imaginez un peu, être né coiffé !

Holland’s very birth – his body struggling, rending the womb, emerging dead.

Slapped into angry life by the doctor. Twenty minutes later, when midnight had come and gone, Niles appearing with miraculous ease. Smoothest delivery I ever saw, Dr. Brainard had said, delicately removing the caul. Imagine, born with the caul191.

Les deux enfants sont nés de façon différente, l’un dans la brutalité, l’autre dans la douceur ; l’un provenant du royaume des morts, l’autre du monde angélique (l’adjectif

190 Thomas TRYON, The Other, op.cit., p. 43.

191 Thomas TRYON, The Other, op.cit., p. 58.

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« miraculeux » souligne cette idée). Il semble que se pose de façon implicite une question existentielle : « où se trouve l’âme avant la conception ? », due à l’engouement de l’occident, dans les années soixante-dix, pour les religions orientales, à savoir la réincarnation. Les superstitions concernant l’enfant né coiffé sont nombreuses et divergentes. Naître coiffé signifie pour Ada avoir de la chance ; ainsi, dans la mythologie grecque192, Sosipolis naît coiffé193 et sauve son peuple. Est-il utile de préciser que Freud aussi est né coiffé ? Cependant, un élément qui évoque la chance évoque aussi souvent son contraire et il existe dans les superstitions une autre version de cet état :

Naître avec des dents ou naître coiffé (de leur membrane amniotique), avoir les yeux très foncés ou bleu très clair, les cheveux roux, des tâches rouges sur le corps prédisposent également au vampirisme194.

Même si Niles est né coiffé, il n’échappera pas à la malédiction familiale, puisqu’il sera interné. Signe de chance ou non, Niles ne ressort pas indemne des tragédies qu’il traverse, et cela, malgré de bonnes prédispositions psychiques :

(…) Niles, une créature de l’air, esprit joyeux, bien disposé, chaleureux, affectueux, sa nature visible sur son visage ; tendre, joyeux, aimant.

(…) Niles a child of the air, a joyous spirit, well disposed warm, affectionate, his nature in his face; tender, merry loving.

192 Véronique DASEN PD Dr, Pour une anthropologie de la naissance et de la petite enfance, « Etude de documents archéologiques grecs et romains », « Les pouvoirs du nouveau-né » cours SH/SE 2000/2001. Cf.

chapitres « Naître autrement (coiffé, avec une dent, en parlant, les pieds en avant, naissances multiples...) » et

« Nouveau-nés surnaturels : les malices d'Hermès...Quelques cultes d'enfants légendaires (Dionysos, Tagès...).

L'histoire de Sosipolis ».

193 « Au moment où les Arcadiens combattaient contre la terre sacrée de l’Elide, une femme inconnue se présenta aux chefs éléens, avec un petit enfant au sein et le leur donna comme défenseur. Ils crurent en elle et, lorsqu’elle fit asseoir l’enfant entre les deux armées, il se transforma en serpent ; les Arcadiens s’enfuirent, poursuivis par les Eléens, et subirent des pertes sévères. L’autel d’Ilithye indiquait le lieu où le serpent disparut dans la colline de Cronos. Au sommet, des sacrifices étaient offerts à l’équinoxe de printemps au mois d’Elaphios par des prêtresses connues sous le nom de Reines (Pausanias). (…) Sosipolis devait être l’ombre de Cronos. » Robert GRAVES, Les Mythes grecs, Fayard, 1967, p. 420, « La Conquête de l’Elide ». (Je souligne.)

194 Article « Vampire », Dictionnaire de Trévoux (1771) (je souligne). Holland, en réapparaissant, vampirise Niles de son identité, au point de se substituer à lui. Il s’agit d’une vision très moderne du vampirisme, déjà abordée par Poe dans William Wilson.

A l’inverse, son frère reste dans l’introversion. Il est né « mort » et dès qu’il meurt, il revit, du moins dans l’imagination de Niles.

Holland ? Quelque chose de différent. Elles les avait toujours aimés autant l’un que l’autre, mais Holland était une créature de la terre ; silencieux, réservé, replié sur lui-même, entravé par des secrets qu’il gardait pour lui. Affamé d’affection mais incapable d’en donner ; si mystérieusement renfermé…

Holland? Something else again. She had always loved them equally, yet, Holland was a child of the earth ; still, guarded, bound within himself, fettered by secrets unshared. Craving love but not able to give it ; so mysteriously withdrawn.195

Lorsque Ada décrit Niles, elle n’utilise pas de verbes conjugués, tandis que pour Holland c’est l’imparfait qui est utilisé. Il s’agit d’un stratagème de l’auteur qui permet de ne pas dévoiler d’emblée la mort de Holland. Ada explique cette différence entre les enfants par l’astrologie :

Holland, un Poisson, et insaisissable comme un Poisson, tantôt ceci, tantôt cela. Niles, un Bélier, fonçant allégrement sur les obstacles. Ils grandissaient côte à côte, mais non pas ensemble cependant. Etrange.

Holland, a Pisces, fish-slippery, now one thing, now another. Niles an Aries, a ram blithely butting at obstacles. Growing side-by-side, but somehow not together. Strange.196

Comme souvent, la littérature fantastique s’appuie sur des symboles plus ou moins grossiers, faute de quoi, elle perdrait son caractère populaire. L’astrologie permet de dresser un portrait astral, des enfants, donnant ainsi le sentiment que les jumeaux ont un lien avec le monde surnaturel. Holland est du signe du Poisson, le douzième et dernier signe du zodiaque, celui qui termine un cycle ; Niles est du signe du Bélier, le premier du zodiaque, celui qui commence un nouveau cycle. Nés à vingt minutes d’intervalle, les deux enfants changent de date de naissance, de signe et donc d’éléments. En effet, le Poisson est un signe d’eau, le

195 Thomas TRYON, L’Autre, op.cit., p. 58.

196 Ibid.

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Bélier, un signe de feu. Ces précisions servent à valider leurs différences. L’eau et le feu sont des éléments à la fois antagonistes et complémentaires ; en effet, si l’eau éteint le feu, elle est aussi capable de l’attiser. On comprend l’interaction entre les deux frères : Holland durant sa vie « éteignait le feu », autrement dit, il empêchait la personnalité solaire de son frère de s’épanouir ; après sa mort, il attise les pulsions de Niles. Enfin, l’eau, élément spéculaire par excellence, renforce l’aspect double des enfants ; Niles est le reflet de Holland par la gémellité :

On aurait cru des frères siamois tant ils étaient proches ; un seul être habitant deux corps.

They were Siamese twins, so close they were; one being housed in two forms197.

Si semblables et si différents en même temps, c’est par une métaphore que le narrateur rend l’image limpide. Niles consulte des photos de famille pendant l’enterrement de son cousin Russel :

A la pompe. Holland et Niles, nus, dans une vasque sous le dégorgeoir. La vasque est pleine, leurs images tronquées, doublées dans l’eau, reproduites exactement comme il en était des valets de jeux de cartes.

At the Pump: Holland and Niles, naked, in the pool under the spout. The pool filled, their broken images doubled in the water, duplicated precisely as jacks on a playing card198.

Ils sont deux fois doubles, tels les valets dans les jeux de cartes. Cette image rappelle cependant que les deux valets peuvent ne pas être de couleur identique, que l’un est rouge et l’autre noir.

197 Ibid.

198 Thomas TRYON, The Other, op.cit., p. 63.

Il faut bien comprendre que deux récits se côtoient ; dans le premier le narrateur, intradiégétique, ouvre le roman par un prologue, conclut chaque fin de chapitre et impose l’épilogue. Il est pensionnaire dans un hôpital psychiatrique ; il contemple une tache d’humidité au plafond et, par association d’idées, il décrit la vie de la famille Perry, sans préciser le rôle qu’il y tient. Dans le récit second, un narrateur omniscient raconte l’histoire de Niles, le gentil, qui ressemble à un ange et de Holland, le méchant, dont la cruauté le rapproche d’un démon. Les deux narrateurs ne font qu’un, ils changent de voix, par le passage du « je » au « il ». Ce dédoublement narratif colle parfaitement à cette histoire de jumeaux où l’un se substitue à l’autre, d’où le titre du roman. Cela a pour effet de perdre le lecteur.

Pendant la première partie du récit, la description des jeux des enfants, leurs dialogues font penser que les deux enfants sont réels. D’ailleurs, l’un des personnages secondaires reconnaît Holland, ce qui sème le trouble. Or, le lecteur apprend plus loin, lorsque Ada, la grand-mère, conduit Niles au cimetière et le place face à la tombe de son frère, que Holland est mort depuis un an. Cette première surprise du lecteur est suivie d’une seconde lors de l’épilogue, lorsqu’il lui est révélé que ce n’est pas Niles mais Holland qui raconte cette histoire alors qu’il se trouve dans un hôpital psychiatrique.

Le lecteur, dès le début, est sur ses gardes car lire le récit d’un narrateur pensionnaire d’un asile peut faire douter de l’objectivité des faits racontés ; cependant le reste du roman, écrit par un narrateur qui semble extradiégétique mais omniscient, permet de contrebalancer l’impression première. Or, comme nous l’avons dit, les deux narrateurs ne font qu’un : il est l’un des deux enfants devenu adulte. Ce premier glissement du pronom « je » au pronom

« il » est suivi d’une lente substitution des personnages ; car qui est en réalité le « je » ? Niles ou Holland ? S’il s’agit de Niles, on a affaire à un psychopathe ; s’il s’agit de Holland, on a affaire à un fantôme car Holland est mort au fond d’un puits. Niles réussit à le faire réapparaître ; refusant de faire le deuil de son frère, il le considère comme vivant. Avant de

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détromper l’enfant, la grand-mère, Ada, ne dénie pas les discours de Niles sur Holland. Pour elle, il est normal que l’enfant voie son frère, car elle leur a appris « le jeu ». Ce jeu constitue, comme le oui-ja dans L’Exorciste, le point de départ d’une intervention surnaturelle ; il consiste à se projeter dans un objet ou dans un animal pour en vivre les sensations. C’est, on le comprend, ce que Niles a fait pour faire revivre son frère. Cependant, pour Ada, il s’agit d’imagination, pour l’enfant, c’est la réalité.

Le don de Niles est présenté par Ada de cette façon :

Avec lui, il semblait qu’il s’agît là d’un don inné mais tout à fait normal. Ah, mais c’est qu’il avait l’esprit vif ! Regardant et regardant de tous ses yeux. Puis sentant, puis sachant. Et le savoir venait comme si on avait soudain allumé une lampe (…). Mais Niles, se disait-elle, avait besoin d’être surveillé ; un danger menaçait. Quelquefois il semblait presque en état d’hypnose.

With him it seemed both innate and suitable. Ah, but he was quick! Looking and looking and looking. Then feeling. Then knowing. And the knowing came as though a light had quite suddenly come on. (…). But Niles, she told herself, needed watching ; there was a danger lurking. Sometimes it seemed he would actually hypnotized199.

A ce moment du récit, Ada conçoit, pour le dernier héritier de cette grande famille, meurtrie par le décès de tous les descendants mâles, des projets d’avenir liés au don :

Mais chez Niles, encouragé, que pourrait produire ce don ? Un génie ? Un voyant ? Un prophète ? Homme fait, de quelles grandes réalisations ne serait-il pas capable ? C’était pour cela qu’elle priait chaque soir.

But, in Niles, nurtured, what might it produce? A genius? A seer? A prophet ? Grown a man, what could he not do in the world? It was for this she said her prayers each night200.

Niles ne devient-il pas ce que sa grand-mère souhaite ? Karen Blixen faisait dire à son héroïne dans Une Ferme en Afrique201 : « Lorsque Dieu veut nous punir, il exauce nos

199 Thomas TRYON, The Other, op.cit., p. 117.

200 Thomas TRYON, The Other, op.cit., p. 118.

201 Karen BLIXEN, La Ferme africaine, Paris, Gallimard, Folio n° 1037, 1978.

prières » ; nous sommes ici dans l’ironie tragique. Niles parvient à ce qu’aucun être humain n’est capable de faire, hormis le Christ et les personnages du fantastique : ressusciter un mort.