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Dans son film, Roman Polanski a délibérément transformé la scène finale. Le bébé n’apparaît pas ; à sa place, la surimpression d’un visage monstrueux sur le visage de Rosemary a l’effet d’une image subliminale. S’agit-il de la vision de Rosemary ou d’une suggestion à l’intention du spectateur ? Cette image laissée comme une empreinte dans l’esprit de Rosemary semble liée à la réminiscence d’une image fugitive du diable lors de la conception du bébé, mais certainement pas à une image de l’enfant. Peut-être la vue des yeux de l’enfant fait-elle surgir cette image par association ou bien, comme dans le travail du rêve, s’agit-il d’un déplacement ? Ensuite, les répliques des personnages sont à peu près identiques à celle du roman ; les quatre attributs évoqués : les cornes, les griffes, la queue et les cheveux

137 Ira LEVIN, Rosemary’s Baby, op.cit., p. 303.

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roux sont réduits à « Il a les ongles des mains crochus », « et les pieds fourchus » prononcés avec une frénésie grotesque par les deux sorcières, ce qui fait surgir l’image de l’enfant comme un diable en miniature.

Si l’on ne voit pas ce bébé, on voit un bébé avant l’accouchement de Rosemary ; alors qu’elle dort, en confiance, chez le Docteur Hill, après avoir rassuré l’enfant qu’elle porte en lui parlant longuement, elle rêve d’une scène de famille, (le baptême du bébé ?) filmée comme une scène de film amateur. Ce rêve a un effet de réalisme contrairement à la scène finale ; il se passe à l’extérieur, le bébé est réel, Rosemary le tient dans ses bras, entourée de sa famille et de ses amis. On y remarque l’absence des amis sorciers de Guy et même celle de Guy.

Polanski joue sur cet effet de présence de l’absent à maintes reprises, on peut même avancer qu’il s’agit du sujet du film.

Roman Polanski utilise un autre stratagème pour décrire l’enfant, sans jamais le faire apparaître. Lorsque l’on observe cette photographie du film, on s’aperçoit que le centre de

Mia Farrow, Sidney Blackmer et Maurice Evans

l’image est occupé par le pendentif de Rosemary. Petite boule contenant du tannis, matrice miniature, reliée à la mère par une chaîne qui fait office de cordon ombilical, cet objet attire le regard des deux personnages masculins. Celui de Hutch, au premier plan, est curieux, et bizarrement attendri, celui de Roman, l’homme en arrière plan, est inquiet. On remarque aussi, par le jeu des plans, que la boule se trouve à hauteur du ventre de Roman, comme pour l’impliquer symboliquement dans la gestation.

Dans les deux œuvres, l’enfant se trouve au centre des désirs des personnes qui l’entourent : le désir de maternité de Rosemary, le désir de célébrité de Guy, le désir de perpétuer une descendance diabolique pour les grands-parents de substitution et leur cour.

Pourtant, c’est avec son arrivée que le récit se termine, comme si sa seule présence constituait un aboutissement, une sorte de happy end. Or, il n’en est rien, le récit ne peut que se continuer dans l’esprit du lecteur ou du spectateur. Et il ne s’agit plus de reporter sur l’enfant des désirs heureux. Les bonnes fées au-dessus de son berceau sont des sorciers et des sorcières. On s’étonne de voir Minnie et Laura-Louise louer, de façon hystérique, les anormalités du nouveau-né, et l’on ne sent aucune ironie de leur part. L’ironie vient du fait qu’elles sont capables d’aimer ces défauts. C’est l’amourqui a motivé leurs exclamations, comme pour une naissance normale. Ici, on a une inversion du schéma classique des récits merveilleux, avec la bonne fée qui se penche sur le berceau de l’enfant et l’on peut se demander si la figure de l’enfant dans le récit fantastique n’a pas fortement à voir avec le Merveilleux, comme une sorte de regard adulte et désenchanté sur le monde de l’enfance, une sorte de vision en négatif de ce qui constitue le merveilleux138.

Le désir infanticide de Rosemary, après qu’elle a vu les yeux de son bébé, n’existe explicitement que dans le roman. L’œuvre du diable a commencé avec cette pulsion

138 Dans son article « Du conte de fées » (« Faerie »), Tolkien donne une longue définition de ce qu’il appelle la Faerie, qui correspond à un certain type de fantastique/merveilleux. Pour l’auteur, l’une des caractéristiques est la « consolation ». J.R.R. TOLKIEN, Faerie, Paris, Christian Bourgois, coll. « 10/18 », n° 1243, 1974, pp. 187-200 (éd. originale, Londres, George Allen & Unwin Ltd, 1949).

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meurtrière139, qui si elle n’est pas exprimée dans le film est suggérée par la chute du couteau dans le parquet, et par cette solution qui ne manque pas d’effleurer le spectateur, cristallisant ainsi l’instinct animal de l’homme prêt à tuer sa progéniture déficiente. Renversements multiples et paradoxes des sentiments tissent la venue de cet enfant140. Doit-on en vouloir aux deux femmes de s’extasier devant le bébé ? Doit-on en vouloir à Rosemary de désirer tuer son enfant monstrueux ? Peut-on accepter l’entrée dans le monde de l’antichrist ? Aimer celui qui n’est là que pour détruire l’homme, n’est-ce pas une situation cocasse ? Mettre au monde celui qui nous tuera, n’est-ce pas, malgré tout, ce que vit chaque parent ? En venant au monde, un enfant devient signe du temps. L’enfant, comme le cinéma, montre la mort en marche. En effet, d’une certaine façon, cet enfant représente la figure allégorique d’une génération qui chasse l’autre, d’une idéologie qui crée, non une rupture mais une continuité cyclique, comme en témoigne la structure en boucle du film de Polanski.

Du particulier au général, c’est le trajet auquel sont confrontés le lecteur et le spectateur d’une œuvre fantastique dans laquelle se trouve un enfant.