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ECHEC DES ENFANTS FACE AU MAL : LA FOLIE

UNE POETIQUE DE L’ENFANCE FANTASTIQUE

ECHEC DES ENFANTS FACE AU MAL : LA FOLIE

Flora dans Le Tour d’écrou et Niles dans L’Autre sont confrontés à la folie. Ils sont tous deux les benjamins d’une fratrie où l’admiration de leur aîné domine leur existence. Mais à chacun d’eux, le frère aîné est retiré brutalement.

Flora, seule près du lac par une pluie battante, n’a pas son frère pour la protéger de l’interrogatoire inquisiteur de la Gouvernante au sujet de la vision du fantôme de Miss Jessel.

Miles devait détourner l’attention de la Gouvernante pour permettre à sa sœur d’échapper à sa surveillance. Flora évoque l’absence de son frère, en dissimulant sa réprobation et son angoisse derrière une attitude composée.

C’est Flora qui, m’enveloppant de son candide étonnement, a été la première à parler. Elle a été frappée par ma tête nue. « Et alors, où sont vos affaires ? » « Là où sont les tiennes, ma petite ! » ai-je promptement riposté. Elle avait déjà retrouvé sa gaieté et a paru se satisfaire de cette réponse. « Et où est Miles ? » a-t-elle repris.

It was Flora who, gazing all over me in candid wonder, was the first. She was struck with our bareheaded aspect. “Why, where are yours things ?” – “‘Where yours are, my dear!” I promptly returned. She had already got back her gaiety and appeared to take this as an answer quite sufficient. “And where’s Miles ?” she went on279.

279 Henry JAMES, The Turn of the Screw, op.cit., p. 230.

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Le reproche de Flora est double : la Gouvernante a laissé Miles seul pour la retrouver, sans lui laisser le temps de profiter de son escapade. Ce manque de liberté est à la source du conflit intérieur de l’enfant, mais plus encore, le fait que, peu après, la Gouvernante oblige Flora à voir le fantôme de Miss Jessel. Le voit-elle ? Ne le voit-elle pas ? Dans les deux cas, pour l’enfant, la lutte est insurmontable. Ce que le film rend de façon plus violente que le roman, grâce à l’instantanéité de l’action, c’est l’état de crise de la fillette. L’implicite dans le texte de Henry James de la litote : « Je ne vous aime pas » (« I don’t like you »), devient explicite dans le film de Jack Clayton : « Je vous hais » (« I hate you »). Là où James cherche à minimiser la crise, Clayton l’amplifie par les cris stridents de l’enfant. L’impasse devant laquelle se trouve acculée la fillette, ne plus aimer sa Gouvernante et être obligée de subir sa présence, est visiblement insupportable. Flora n’a d’autre arme pour se défendre que de donner libre cours à son angoisse et de l’expulser par des cris et des injures envers la Gouvernante qui perdurent bien après cette scène charnière, ainsi que l’explique Mrs Grose :

« J’ai entendu…! » – « Entendu ? » – » Dans la bouche de cette petite… des horreurs ! Voilà ! » a-t-elle répondu avec un sourire tragique. « Sur mon honneur, Mademoiselle, elle dit de ces choses ! (…) Vraiment choquantes. » – « Sur moi ? » – « Sur vous Mademoiselle – puisque c’est vous qui êtes en cause. Cela dépasse tout, pour une petite demoiselle ; et je ne sais pas où elle a bien pu ramasser… » – « L’affreux langage qu’elle m’a appliqué ? Je le sais, moi. »

« I’ve heard ! – Heard ? » – «From that child – horrors! There!” » she sighed with tragic relief. « On my honour, miss, she said things ! (…) Really shocking. » – « And about me?» – « About you, Miss – since you must have it. It’s beyond everything, for a young lady; and I can’t think wherever she must have picked up» – « The appalling language she applies to me? I can then! »280

Pour la Gouvernante, l’enfant, possédée par le fantôme de Miss Jessel, n’est pas responsable des injures qu’elle profère. Mrs Grose ne trouve que l’éloignement en guise de thérapie pour

280 Henry JAMES, The Turn of the Screw, op.cit., pp. 248-250.

l’enfant. Le roman ne dit pas ce qu’est devenue Flora. Une tentative cinématographique281 raconte l’histoire en utilisant Flora adulte comme narratrice. Le roman de Henry James a enflammé les imaginations en amont et en aval de la diégèse282. Dans ce film, le réalisateur opte pour la folie de la gouvernante ainsi que sur le paradoxe suivant : Flora adulte se trouve à Bly, devenu un institut psychiatrique, et elle raconte, lors d’une séance de thérapie de groupe comment elle a sombré dans la folie ; sa crédibilité est donc remise en cause. Le regard de Flora adulte, sur cet épisode tragique de son enfance, la mort de son frère Miles, est intéressante dans la mesure où n’ayant pas assisté à sa mort, elle comble ses manques par l’imagination. Le spectateur voit mourir Quint et Miles simultanément, mais la fillette n’a pas pu assister à la scène. Les circonstances de cette mort sont fantasmées à moins qu’il ne s’agisse d’une lectrice de James qui s’attribue l’histoire.

Contrairement à Flora, la folie de Niles, dans L’Autre, est placée sous le signe de l’hérédité. Dans le récit cadre, à la fin du roman, comme une remarque anodine, le narrateur donne son identité et se replace dans sa généalogie :

Ils me donnent son nom à lui – Niles ; Niles, Dieu du ciel, n’est-ce pas fou ? Alors que je leur ai dit depuis des années que je m’appelle Holland. Holland William Perry. Mais on est comme ça, ici, à Babylone. (A propos, Mlle Degroot a connu Grand-maman Perry, quand on l’a envoyée ici) (…).

Call me his name – Niles; Niles for God’sake, isn’t crazy? When I have told them, for years have told them, my name is Holland. Holland William Perry. But they are like that in Babylon. (By coincidence, Miss De Groot knew Grandmother Perry when she was sent here) (…)283.

281 Il s’agit du film de Rusty LEMORANDE, The Turn of the Screw, 1992, avec Stéphane Audran. Le film présente une incohérence temporelle majeure, Flora ayant huit ans en 1898 et quarante ans en 1992.

282 On pense au film de Winner, The Nightcomers (1972) qui raconte la vie de Quint et Jessel avec les enfants.

283 Thomas TRYON, L’Autre, op.cit., p. 280.

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Si Niles a été interné à Babylone284 c’est à cause de sa crise identitaire – il dit être Holland or, Holland étant mort, personne ne peut le croire – qui l’a mené à commettre un certain nombre de meurtres l’année de ses douze ans, l’année de la mort de Holland.

Niles/Holland285 est devenu un tueur en série : il a d’abord supprimé son cousin Russell, en cachant une fourche dans le foin pendant que celui-ci s’amusait à y sauter ; puis, il a poussé sa mère dans l’escalier (elle est atteinte d’une sorte de « locked-in syndrome », paralysée mais consciente) ; il a noyé le bébé de sa sœur aînée, dans un tonneau de vin, reproduisant ainsi l’image du bébé hydrocéphale dans le bocal qui l’avait marqué lors de sa visite à la fête foraine ; enfin, il est indirectement responsable de la mort de sa grand-mère, Ada ; elle avait compris que Niles avait perpétré tous ces meurtres et, pour éviter qu’il persiste à vivre dans cette folie meurtrière, elle avait imaginé mourir avec lui dans la cave aux pommes, telle Brünhilde, dans les flammes. Or, Niles a survécu à l’incendie. Niles /Holland de par leur état vivant/mort côtoient l’invincibilité, l’immortalité et l’impunité, statut divin/satanique inacceptable, sauf dans un asile psychiatrique286.

Cette série de meurtres avait-elle un mobile ? Les mobiles de Niles sont-ils identiques à ceux de Holland ? Si Niles est l’auteur du meurtre de Russel c’est qu’il n’admet pas que ce garçon prenne la place de son frère car sa compagnie ne lui est pas sympathique et surtout parce qu’il ne souhaite pas qu’il découvre ses secrets. Si Holland est l’instigateur du meurtre – soit directement soit par l’intermédiaire de son frère – c’est parce que Russel s’introduit dans l’espace réservé aux jumeaux, la cave, leur lieu de rendez-vous. Les deux mobiles se rejoignent : chasser définitivement l’intrus. Les raisons de la mort de Mrs Crowe sont plus complexes ; cette femme acariâtre appelle l’enfant Holland, alors que dans cette petite ville

284 Lieu-dit dans le Connecticut, près de Port-Péquot.

285 En fait ici, le récit est délibérément complexe : s’il est Niles, c’est la folie qui le mène au crime ; s’il est Holland, un enfant fantôme, c’est l’expression du mal qui tue.

286 Peter USTINOV, dans son roman Le Vieil homme et M. Smith, Paris, Belfond 1993 [The Old Man and Mr Smith, Montréal, Dunedin, 1990], imagine le retour de Dieu et de Satan sur Terre. Affirmer être Dieu ou Satan de nos jours mène à l’hôpital psychiatrique.

tout un chacun est au courant, elle comprise, que Holland est mort et enterré. Simple problème de mémoire ou vision davantage aiguë, elle indispose Niles dans le premier cas et le fantôme de Holland dans le second. Le lecteur apprend sa mort quelques chapitres plus loin par des commérages dans une épicerie : une crise cardiaque l’a terrassée et elle n’a été retrouvée qu’au bout d’une semaine. Les circonstances de sa mort sont suggérées : la visite de Holland habillé en magicien date d’une semaine, le lecteur comprend que c’est la vue d’un rat sortant du chapeau claque de Niles qui a entraîné sa mort. Or, dans le film, le rat est rattaché à Holland – quand l’enfant disparaît, il est remplacé par cet animal. Est-elle morte d’avoir vu le rat ou d’avoir vu Holland ? Cela ne sera pas résolu.

Il tue le bébé de sa sœur pour qu’il reste à l’état de bébé : grandir étant une source de souffrance. Niles a prémédité ces meurtres comme l’aurait fait son frère Holland. Il s’est substitué à lui et ce jeu s’est soldé par la folie. D’abord, il s’agit d’un dédoublement de personnalité, mais ensuite, c’est le double qui a vaincu. L’équation « Niles est le gentil, Holland est le méchant » devient « Niles est Holland, donc Niles est méchant ». Ce syllogisme est au cœur de la folie.

Pourtant, on peut supposer que Niles ait cherché à faire reconnaître ce problème de dédoublement, en gardant, pour chaque crime commis, un objet de la victime. Comme s’il se débattait pour combattre le mal en lui, il gardait les preuves : doigt, bague, lunettes, ruban de la robe du bébé. Certes, cela peut sembler du fétichisme, caractéristique propre aux tueurs en série, mais ici, il semble plutôt que Niles a cherché à élucider les mystères de ses propres crimes. Il est à la fois le tueur et le détective, le mal et le remède, lui et l’Autre.

La séparation de Flora et Miles ou la réunion entre Miles et Holland sont deux actions fatales. La folie est la solution la plus proche de la réalité. Par la folie, Flora échappe à la Gouvernante étouffante, et Niles ramène son frère du royaume des morts ; mais, dans les deux cas, c’est se dégager du mal pour aller vers un autre mal.

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Le postulat de départ « Echec du héros devant le méchant » s’adapte bien à l’enfant fantastique, comme le soulignait Claude Brémond, une fonction doit être confrontée à la possibilité d’une option contradictoire. Il reste donc à explorer un autre domaine celui de la quête qui apparenterait ou non, l’enfant fantastique à l’enfant merveilleux.

La quête du héros fait partie de ces domaines. Dans le conte merveilleux, le héros part pour une quête dont la teneur est souvent double : c’est à la fois quelque chose de concret et de symbolique, de patent et de latent. Le Graal, l’anneau magique sont des objets pour la quête des chevaliers de la Table ronde, et pour les Hobbits287, mais ils contiennent en eux l’abstraction même : le secret de la vie éternelle. N’est-ce pas, en effet, chaque fois, dans les récits merveilleux ou initiatiques, ce vers quoi tend la question primordiale ?