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Danny est un petit garçon de cinq ans, fils de Jack et Wendy (Winnifred) Torrance. Il a la particularité d’être né sans visage, coiffé par la membrane placentaire. Malgré ses quatre cents pages, le roman ne présente qu’un élément pour imaginer l’apparence physique de Danny :

Elle revint vers lui et l’embrassa en ébouriffant ses cheveux colorés de lumière qui commençaient juste à perdre leur finesse de bébé.

She went back to him and kissed him rumpled his light colored hair that was just losing its baby-fineness.178

Le lecteur n’apprend qu’au chapitre 54 – autrement dit vers la fin du roman –, intitulé

« Tony » 179, le patronyme complet de l’enfant : Daniel Anthony Torrance. Les deux prénoms de l’enfant représentent un seul personnage mais à dix ans d’intervalle. Et c’est la description de l’adolescent qui est présentée à travers le regard de Danny :

175 L’ami de Karras et de Chris.

176 William Peter Blatty a d’ailleurs fait une suite à L’Exorciste dans laquelle le démon prend les traits de Karras.

177 Stephen KING, The Shining, London, New English Library, 1977 (éd. originale, USA, Double Day & Co, 1977). Shining, Paris, Editions J’ai lu n°1197, 1977.

178 Stephen KING, Shining, op.cit., p. 20.

179 Stephen KING, Shining, op.cit., p. 391.

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Danny, qui le regardait de près pour la première fois, reconnut le jeune homme qu’il serait dans dix ans. Il avait les mêmes yeux sombres, bien écartés, le même menton volontaire, la même bouche finement dessinée. Ses cheveux étaient blonds comme ceux de sa mère et pourtant ses traits portaient l’empreinte des Torrance. Tony – le Daniel Anthony Torrance que Danny deviendrait un jour – tenait à la fois du père et du fils.

(…) and looking at Tony was like looking into a magic mirror and seeing himself in ten years, the eyes widely spaced and very dark, the chin firm, the mouth handsomely molded. The hair was light blond like his mother’s, and yet the stamp on the features was that of his father, as if Tony – as if the Daniel Anthony Torrance that would someday be – was halfing caught between father and son, a ghost of both, a fusion180.

La traduction française du roman omet de faire partager l’étrangeté de deux expressions particulièrement lourdes de sens. Il y a tout d’abord le « magic miror », le miroir magique des contes merveilleux ou fantastiques dans lequel celui qui regarde peut voir l’avenir 181 ; ici en l’occurrence, Danny se voit revenir dans le passé sous les traits de Tony, il ne se projette pas dans le futur. Ensuite, on relèvera le « ghost of both », le fantôme des deux, le bis in idem de Danny. Par ces deux expressions, le surnaturel prend la coloration d’une aberration.

Etymologiquement, Daniel vient de l’hébreu et signifie « jugement de Dieu » ; Daniel est bien-sûr l’un des quatre grands prophètes de la Bible : il sort des flammes et de la fosse au lion indemne, il interprète les songes et prédit la destruction du colosse aux pieds d’argile.

Dans le roman de Stephen King, et sur un plan moindre certes, Danny échappe aux piqûres de trois guêpes et à l’incendie final provoqué par l’explosion de la chaudière de l’hôtel. Dans le terrain de jeux Danny se sent menacé par les lions de buis qui bougent : « Les trois lions s’étaient regroupés à présent et n’étaient plus qu’à quarante pas de lui » (« All three lions were bunched together now, not forty feet away » 182). Enfin, le shining de Danny est proche du don de prophétie puisque son alter ego plus âgé lui indique son avenir et les voies par

180 Stephen KING, Shining, op.cit., p. 391.

181 On pense notamment à La Belle et la Bête.

182 Stephen KING, Shining, op.cit., p. 271. Hallucination ou manifestation surnaturelle, la vision des lions qui bougent a aussi touché Jack au chapitre 23.

lesquelles le fléau va toucher sa famille. Tony indique aussi à Danny où sont cachées certaines choses disparues. C’est ce qui nous conduit à l’interprétation symbolique du second prénom de l’enfant. Antoine (issu de l’Antonius latin signifiant « qui fait face » ou

« inestimable ») est le prénom porté par Antoine de Padoue, invoqué pour retrouver les objets perdus.

Le caractère de Danny se résume pour Wendy à ce constat : « C’est un petit garçon tellement sérieux » (« He was such a solemn little boy » 183). La polysémie du terme

« solemn » est difficile à rendre en français ; il tient à la fois de la gravité et du sacré. Ce qui explique que dans le reste de la phrase la mère s’interroge sur l’incongruité de cet enfant au sein de cette famille : « Elle se demandait parfois comment il allait pouvoir survivre avec elle et Jack comme parents » (« and sometimes she wondered just how he was supposed to survive with her and Jack for parents » 184). Cette remarque n’est qu’à demi étonnante chez Wendy car nombre de parents se sentent en état d’infériorité par rapport à leur progéniture, et c’est pour Stephen King une façon de semer un indice sur les dangers que Danny court dans sa famille à cause de sa supériorité.

En revanche, les multiples voix narratives donnent leur point de vue sur Danny : la mère, on l’a vu, le père, le médecin, Halloran et Danny lui-même « parlent » des problèmes de Danny. Par exemple, la version de l’accident survenu lorsqu’il avait trois ans est donnée successivement par Wendy, par Jack et par Danny dans différents chapitres. Cet accident est un moment pivot de la vie de cette famille. Dans un accès de colère, Jack a cassé le bras de Danny. Jack n’est ni un père ni un mari rassurant, ce qui a pour effet de faire de Wendy une femme toujours sur ses gardes, et pour conséquence de développer chez Danny le don : le shining. Ce don – mais s’agit-il vraiment d’un don, au sens positif du terme ? – consiste, d’une part, à faire apparaître Tony, qui pour l’entourage est un ami imaginaire mais qui par la

183 Stephen KING, Shining, op.cit., p. 20 (nous soulignons).

184 Ibid.

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suite se révèle être Danny lui-même, bien que plus âgé. Cette façon d’aborder le thème du double est assez originale dans le fantastique, en effet, les doubles temporels sont davantage utilisés en science-fiction. Tony dévoile à Danny le futur, et ainsi les dangers qui le menacent, mais l’enfant n’est pas toujours capable de traduire, de comprendre les signes de Tony, ce qui rappelle le travestissement du travail du rêve. Il lui montre des panneaux, des inscriptions, qu’il est trop jeune pour déchiffrer, c’est ce qui explique son désir d’apprendre à lire et sa précocité dans ce domaine. D’autre part, le shining permet à Danny de voir, par un sixième sens, le monde invisible, celui des fantômes de l’hôtel Overlook. Dans le roman, ce don est accompagné d’une forte imagination : pour lui, la lance à incendie de l’étage semble prête à sauter sur lui, tel un dragon. Danny s’interroge sur la réalité de ses visions. Halloran, le cuisinier de l’Overlook, lui a assuré, avant son départ, que les visions ne sont pas réelles, ce que Danny a du mal à comprendre, car lorsqu’il regarde les illustrations de son livre Barbe Bleue, les images sanglantes lui font peur, pour lui, elles sont réelles. Cela marque de façon nette la différence entre les perceptions adultes et enfantines185. Ce problème de distinction dans la peur s’efface lorsqu’il est agressé par la créature de la chambre maudite. Les traces de strangulations sur son cou sont la preuve que les images ont, elles aussi, un pouvoir, qu’elles peuvent sortir des livres. Une fois encore, le sens métaphorique est essentiel ici.

185 « L'homme est le seul être qui s'intéresse aux images en tant que telles. Les animaux s'intéressent beaucoup aux images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. On peut montrer à un poisson l'image d'une femelle, et il va éjecter son sperme, ou montrer à un oiseau l'image d'un autre oiseau pour le piéger, il en sera dupe. Mais quand l'animal se rend compte qu'il s'agit d'une image, il s'en désintéresse totalement. Or l'homme est un animal qui s'intéresse aux images une fois qu'il les a reconnues en tant que telles. C'est pour cela qu'il s'intéresse à la peinture et va au cinéma. Une définition de l'homme de notre point de vue spécifique pourrait être que l'homme est l'animal qui va au cinéma. Il s'intéresse aux images une fois qu'il a reconnu que ce ne sont pas des êtres véritables. » Giorgio AGAMBEN, Le Cinéma de Guy Debord. Image et mémoire, Genève, éditions Hoëbeke, coll.

« Arts & esthétique », 1998, pp. 65 à 76. La perception de l’enfant serait donc plus proche de celle de l’animal.