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UNE POETIQUE DE L’ENFANCE FANTASTIQUE

INCIPIT DES ROMANS

De quelque manière qu’on le définisse, le début d’un roman est un seuil qui sépare le monde réel dans lequel nous vivons du monde que le romancier a imaginé. Le début d’un roman doit, par conséquent, nous « attirer » de l’autre côté de ce seuil249.

Tout autant que les titres, les premières lignes d’un roman et le générique d’un film orientent vers une lecture particulière de la place accordée à l’enfant. Ce lieu privilégié de l’écriture, celui auquel l’auteur concède un soin particulier, renseigne sur le véritable sujet du roman. L’incipit d’un roman fantastique est, en règle générale, construit de façon à donner d’emblée des pistes au lecteur.

Le récit de Henry James débute ainsi :

249 David LODGE, L’Art de la fiction, op.cit., p. 16.

L’histoire nous avait tenus, autour du feu, suffisamment en haleine, mais à part la remarque évidente qu’elle était macabre, comme devait essentiellement l’être un étrange récit fait dans une vieille maison la veille de Noël, je ne me souviens d’aucun autre commentaire avant que quelqu’un ne déclarât que c’était le seul cas qu’il connût où une épreuve de ce genre eût été infligée à un enfant250.

The story had held us, round the fire, sufficiently breathless, but except the obvious remark that it was gruesome, as on Christmas Eve in an old house a strange tale should essentially be, I remember no comment uttered till somebody happened to note it as the only case he had met in which such a visitation had fallen on a child.

Dans cet incipit, deux mots encadrent la première, longue phrase de soixante mots :

« L’histoire » (« the story ») et « enfant » (« child »). Le mot médian, au cœur de la phrase est le mot « conte » (« tale »). Le cadre spatio-temporel de la fiction vient ornementer le reste de la phrase. Le rejet du mot « child » en fin de phrase le met bien entendu en valeur, à la façon d’un élément de surprise, mais s’il est le sujet de l’histoire, il en est l’objet indirect, grammaticalement. Ainsi, bien que protagoniste, l’enfant n’est qu’un moyen ; sa place dans la phrase ressemble à la tournure passive. Cela indique qu’une importance particulière sera donnée à ceux qui entourent l’enfant puisque c’est par eux que le terme

« étrange » (« strange ») peut être attribué à l’histoire. De même, la tournure de « L’histoire nous avait tenus (…) en haleine » (« The story had held us (…) breathless ») est une fausse tournure active car derrière elle s’évacue la présence du conteur. La litote « visitation » a plusieurs sens ; tout d’abord celui « d’inspection », puis celui de « visite », et enfin celui de

« punition du Ciel ». Ce terme peut à la fois désigner la Gouvernante et les fantômes, même si l’histoire qui suit n’est pas tout à fait la même que celle du récit principal ; on ne peut s’empêcher de voir dans l’incipit un tremplin à celui-ci. L’autre point commun avec le récit principal est l’expression « une vieille maison » (« an old house »). Dans cette première phase

250Henry JAMES, The Turn of the Screw, op.cit., p. 30.

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tout est dit et non dit, nuances ; les pronoms « us » et « somebody », ainsi que le terme générique « child » renforcent l’aspect anonyme des participants. D’ailleurs, celle qui racontera l’histoire ne sera jamais nommée. Enfin, on notera en dernier lieu que cet incipit se situe dans une temporalité emblématique de l’Enfant : la veillée de Noël.

Dans l’incipit des Coucous de Midwich, la référence à l’enfant est, elle aussi, indirecte.

L’un des accidents le plus heureux dans la vie de ma femme a été d’épouser un homme né un 26 septembre.

One of the luckiest accidents in my wife’s life is that she happened to marry a man who was born on the 26th of September251.

Le narrateur dit être un homme qui est né, qui a donc été un enfant, mais il le dit de façon indirecte en faisant de sa femme le sujet de la phrase. Cette double strate fait entrer dans les profondeurs du récit qui s’ouvre sur les termes oxymores : « l’un des accidents le plus heureux » (« luckiest accidents »). La conception des enfants de Midwich, le jour de l’anniversaire du narrateur, et l’absence de ce dernier et de sa femme, ce jour-là, à Midwich, font que cet accident – la naissance du narrateur et la paralysie de Midwich – est heureux, dans la mesure où la femme du narrateur échappe à l’insémination collective que subissent les femmes restées à Midwich. Il rappelle aussi que la présence de l’humanité, dans le fond, est due à un heureux accident, c’est-à-dire à un concours de circonstances, à un chaos organisé. Il fait aussi référence au fait que toute naissance n’est pas un accident heureux comme le prouvera la suite du récit.

Dans Rosemary’s Baby, c’est la recherche d’un appartement qui constitue le prologue du roman. Le couple est mis en avant ; leurs prénoms respectifs sont suivis de leur nom de famille qui indique qu’ils sont mariés. Acquérir un logement plus grand signifie que le couple

251 The Midwich Cuckoos, op.cit., p. 9.

souhaite avoir un enfant, un bébé comme le précise le titre. La connivence est accentuée par la signature des deux protagonistes. La location dans la Première Avenue permet de comprendre qu’il s’agit d’un jeune couple dont les moyens financiers sont modestes. L’élément perturbateur arrive dès ce début sous la forme d’une opportunité nouvelle : un appartement dans un quartier chic de New York. Le couple choisira un logement de quatre pièces plutôt qu’un de cinq pièces, ce qui indique implicitement qu’il n’y aura pas de place pour plus d’un enfant.

Rosemary et Guy Woodhouse venaient de signer un bail de location pour un appartement de cinq pièces dans un immeuble tout neuf et tout blanc de la Première avenue, quand une certaine Mrs Cortez leur téléphona pour leur annoncer qu’un quatre-pièces se trouvait libre au Bramford.

Rosemary and Guy Woodhouse had signed a lease on a five-room apartment in a geometric white house on First Avenue when they received word, from a woman named Mrs Cortez, that a four-room apartment in the Bramford had become available252.

Dans L’Exorciste, l’incipit met l’accent sur le personnage de Merrin, le jésuite exorciste ; la chaleur, la lumière prédominent puisque le prologue indique que l’action se situe en Irak du Nord. Rien sur l’enfant n’est précisé. Regan n’est là qu’en tant qu’objet implicite de cette prémonition.

Le soleil flamboyant faisait perler des gouttelettes de sueur sur le front de l’homme, mais il serrait pourtant son verre de thé chaud et sucré entre ses mains comme s’il voulait les réchauffer. Il ne parvenait pas à chasser le pressentiment qui lui collait au dos comme des feuilles mouillées et froides.

The blaze of sun wrung pops sweat from the old man’s brow, yet he cupped his hands around the glass of hot sweet tea as if to warm them. He could not shake the premonition. It clung to his back like chill wet leaves253.

252 Ira LEVIN, Rosemary’s Baby, op.cit., p. 9.

253 William P. BLATTY, L’Exorciste, op.cit., p. 3.

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Dans l’incipit de L’Autre, deux questions s’adressent directement au lecteur, comme si le narrateur le prenait à témoin afin d’estimer l’âge d’une infirmière de l’asile d’aliénés :

Quel âge au juste pensez-vous que peut avoir Mlle Degroot ? Soixante ans pour le moins, vous ne croyez pas ? Elle est dans les parages depuis aussi longtemps que je peux me souvenir, un bon bout de temps, si vous faites le calcul, et je sais qu’elle était là bien avant.

How old do you think Miss Degroot really is? sixty, if she’s a day, wouldn’t you say ? She’s been around here as long as I can remember – quite a stretch, if you calculate it – and I know she goes back a good many years before that254.

Le personnage-narrateur est l’un des deux enfants devenu adulte. La question de l’âge de l’infirmière cache en fait une tout autre question : « Depuis combien de temps suis-je dans ce lieu ? » La réponse se trouve à la fin du récit : le personnage est présent dans cette institution depuis qu’il a douze ans. Cette façon de détourner le véritable sujet de la question sert de principe à tout l’ensemble du roman. Le sujet grammatical n’est pas celui que l’on croit.

L’incipit de Shining est quant à lui extrêmement court. Le lecteur entre directement dans la pensée du personnage. Il semble que l’enfant soit absent, pourtant, dans la suite du récit, on s’aperçoit que les italiques sont utilisés pour marquer ce que l’enfant entend dans les pensées de son père. Ici, ce n’est pas seulement un narrateur omniscient qui lit les pensées de Jack Torrance, c’est aussi son fils, Danny. Même si la pensée de Jack s’adresse à son futur employeur, on ne peut s’empêcher d’imaginer que Danny, en la recevant, doit éprouver un choc. Le terme « prick » a ici un sens vulgaire, il désigne le sexe masculin, mais il a aussi le sens de « piqûre » ; il est en relation avec la troisième partie du roman, qui s’intitule « The

254 Thomas TRYON, L’Autre, op.cit., p. 3.

Wasp’s Nest », c’est-à-dire, « Le Nid de guêpe », « Le Guêpier » 255. Danny se fait piquer par les pensées de son père – qui sont telles des aiguillons – et par les guêpes d’un nid prétendument vide. Danny apparaît dès l’incipit en tant que sujet rapportant les pensées de son père, et donc en tant que narrateur d’une partie du récit.

– Petit con prétentieux, pensa Jack Torrance.

Jack Torrance thought : Officious little prick.256

Il est rare que l’enfant assume explicitement la fonction de sujet dans les incipit des romans fantastiques. L’enfant se cache derrière les termes, derrière les adultes, qui sont mis en valeur à son détriment. Le cinéma utilise-t-il ce procédé pour voiler l’enfant dans les génériques ?