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L’ART DU PORTRAIT : GROS PLAN SUR UN VISAGE

« Si l’oiseau chante, le portrait est réussi. »

Le mot « masque » vient du bas latin « masca » ; il signifie « sorcière, masque », il contient donc l’idée du surnaturel, de la laideur ou de la peur dans son origine. Il a d’abord été utilisé au théâtre ; dans la tragédie antique le masque est objet de dissimulation mais aussi objet d’amplification de la voix ; dans les cérémonies des tribus primitives comme pour carnaval, il permet aux hommes de conjurer les esprits, de braver la mort. Plus couramment, il désigne à la fois l’objet (objet rigide couvrant le visage humain et représentant lui-même une

236 « Le cri », 1893, huile sur toile, Musée Munch, Oslo.

face, objet souple ou rigide dissimulant une partie du visage), la personne qui le porte (personne qui porte un masque, dehors trompeur) mais aussi, tout simplement, le portrait, dans ce qu’Aristote nomme la « cause » matérielle (aspect, modelé du visage, air, expression).

Le masque détache donc le visage du reste du corps, comme le gros plan au cinéma. Ensuite, le mot s’est étendu à tout ce qui matériellement sert de cache, mais le cinéma évite ce terme pour parler des caches ; sans doute ce terme est-il trop ouvert ou trop lié au théâtre.

Comme dans le poème de Jacques Prévert, Pour faire le portrait d’un oiseau237, le portrait cinématographique est une affaire d’addition (la préparation du plan, sa durée, la lumière) mais aussi de hasard, et donne un résultat qui dépasse les intentions premières. Tout d’abord le cinéaste choisit le cadre devant lequel va se placer le sujet. L’arrière-plan peut être une toile de fond, avec tout ce que cela comporte d’artificiel, mais de cela aussi dépend le portrait. L’arrière-plan se lie donc avec le sujet, constitue avec lui le portrait. Un arrière-plan en extérieur ou en intérieur, sombre ou clair, vide ou chargé donnera au sujet un aspect ou un sentiment particuliers comme la solitude ou l’écrasement. Paradoxalement, cela pourra être renforcé indifféremment par un plan en plongée ou en contre-plongée, léger ou outré. La durée du plan fixe ou mouvant sera déterminant lui aussi. Dans le fantastique, les gros plans peuvent durer plus qu’il n’est nécessaire dans un autre genre. Un visage dans un cadre est déjà en lui-même une source d’inquiétude ; en effet, cette situation, être ainsi fixé par l’objectif, dévisagé en quelque sorte, n’est pas facile pour un acteur. L’insistance du regard de la caméra (qui deviendra celui du spectateur) le place dans une situation inconfortable. Ainsi le regard s’oblige parfois à fuir cet inconfort vers un hors-champ qui ne se trouve qu’à l’intérieur du sujet.

237 Jacques PREVERT, Paroles, [1949], Collection Le Point du Jour, Gallimard – poésie.

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La lumière et l’ombre

La luminosité de la peau demeure une caractéristique non négligeable ; les visages des enfants, par exemple, permettent d’obtenir par la luminosité naturelle de leur peau, des clichés dont la qualité confère une aura angélique. Leur grain de peau plus resserré accroche davantage la lumière, ce qui donne l’impression que la lumière émane de leur visage, comme des êtres de lumière. Lorsque le film est en noir et blanc, la déclinaison des camaïeux de gris rivalise avec la lumière éclatante due à la surexposition, et est amplifiée par le fait qu’un visage d’enfant présente beaucoup moins de reliefs que celui d’un adulte. D’un point de vue purement technique, pour obtenir ce résultat, le photographe utilise des éclairages dont la température de couleur est très proche de la lumière du jour et avec l'adjonction de quelques filtres il peut varier cette lumière pour l'adoucir ou la rendre plus éclatante ; tant et si bien qu'en dirigeant et en faisant coïncider convenablement plusieurs sources de lumière, il peut obtenir cet effet.

En peinture, le terme « lumière » désigne les parties éclairées d’un tableau, les touches de lumière peuvent soit gommer, soit mettre l’ombre en lumière. Autrement dit la lumière peut donc servir de masque ou de révélateur. Ensuite la position des acteurs permet d’exploiter l'environnement « lumineux ». En accentuant la luminosité sur une seule partie du visage, l’autre reste dans l’ombre. Ce procédé provoque plusieurs effets ; il donne l’impression d’une connotation négative, accentuant la dichotomie bien /mal de leur personnalité. Mais, il semble que l’effet recherché dépasse le simple manichéisme car il contribue esthétiquement à déformer, à la manière d’un Picasso, le sujet représenté. Ce que l’on voit à l’image, c’est un relief et un creux exagérés. Tout comme pour un masque. Une partie bombée, l’autre creusée. Mais ce masque montre deux points de vue différents, le dessus et le dessous, en même temps, comme chez Picasso. Ainsi, l’ombre, le creux, éclaire aux yeux du spectateur l’empreinte de la mort sur l’enfant. Cela change radicalement la

perception que l’on a de l’angélisme de l’enfant. De candide, au sens étymologique de

« blanc », mais aussi au sens courant, sans relief, inexistant, il devient par contraste et antonymie « noirceur », ombre. Ce procédé ajoute au portrait préconçu de l’enfant sa part d’ambiguïté. De la candeur il inspire la terreur. Le visage-masque des enfants divise leur personnalité non en bien et mal, mais en vie et mort. Nous ne sommes pas dans la représentation d’une pulsion scopique inhérente à une généralité mais spécifique aux enfants du fantastique.

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Le masque ; je masque ; je le masque ;

masquage / masque âge

Le Village des damnés, adapté deux fois, par Wolf Rilla (1960), et John Carpenter (1995)

Affiche du film de Wolf Rilla (1960) Affiche du film de John Carpenter (1995)

Les deux photographies ci-dessus montrent un traitement en noir et blanc pour la première version et un traitement couleur pour le remake. Or, ce sont des variations de gris qui apparaissent dans les deux. La première version joue sur des contrastes plus marqués, les yeux et les sourcils sont nettement noirs, les visages blancs, renforçant le manichéisme des Enfants. La seconde fait ressortir le lumineux des cheveux pour pallier la carnation rose des visages. Les yeux sont gris. Dans les deux, la froideur domine. La disposition des enfants sur les photographies importe. Wolf Rilla met en avant-plan David, la petite fille est en retrait.

John Carpenter met en léger avant-plan la fillette, mais le couple d’enfants est mis en relief.

La mise au premier plan confère aux personnages le rôle de chef des Enfants qui se constate

dans la diégèse. L’aspect uniforme est le point commun entre ces deux affiches. Tous les enfants regardent fixement l’objectif, sauf un, sur l’affiche du film de Wolf Rilla, David, qui regarde en biais. Cela affirme sa différence, sa supériorité et lui confère une aura surnaturelle.

The Other de Mulligan

portraits inquiétés par le hors-champ

Entre ces deux photogrammes, la différence de l’expression est subtile, pourtant l’enfant passe de la curiosité à la peur.

L’angle de la caméra n’a pas changé, c’est l’acteur qui a bougé. Il passe sa tête par la porte jusqu’à ce que ses deux yeux soient dans le plan. L’éclairage est situé en haut et à droite, légèrement en dessous de ses yeux, puisqu’on y aperçoit la réflexion du projecteur.

L’effet de masque provient de l’ombre de la porte qui se projette sur le profil gauche du sujet et de l’absence de profondeur de champ. Le visage semble surgit du néant.

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La sueur sur le bord de l’œil et sur l’aile du nez accentue normalement la lumière sur ces zones, mais celle qui se trouve de l’autre côté, sur la commissure des lèvres et sous le nez, provient sans doute d’une autre source d’éclairage située à l’extrême gauche de la porte. Cela permet de ne pas plonger totalement le profil dans le noir. L’ombre sur le visage dessine ainsi un triangle. Plus l’enfant se dégage de la porte, plus l’ombre s’allonge sur le profil gauche.

Autrement dit, plus l’enfant à accès à la vérité de ce qui se trouve derrière la porte, en hors-champ, plus il a peur. L’acteur n’a pas besoin d’accentuer son jeu, il reste tel quel, c’est la lumière qui se charge de transformer son expression. L’éclat des deux projecteurs dans ses yeux peut en outre suggérer le dédoublement de la personnalité de l’enfant.

Visage de cire

La candeur, dans les deux photos précédentes, est suggérée par une lumière bleutée, dans les tons sépia, le photographe obtient un effet masque à l’aspect cireux.

Prison

Sur ce photogramme, le regard de l’enfant semble dirigé vers un hors-champ qui se trouve plus haut que lui. Or, dans le champ contre champ avec un camion qui amène des chiens, ses yeux devraient être dirigés vers le bas. Ce faux-raccord accentue la frayeur de l’enfant afin de suggérer qu’elle provient donc d’une autre source. Et c’est l’arrière-plan qui peut en donner la clé.

Dans les quelques photogrammes qui précèdent, l’acteur vient de la gauche et se place de lui-même au centre de ce fond. Les motifs écossais de la robe de chambre sont identiques aux deux lignes parallèles coupées que présentent les montants de la fenêtre et leurs ombres.

Il s’agit d’une mise en abyme. L’enfant se trouve prisonnier du tissu complexe des histoires qu’il se raconte. Tissu dont il ne distingue plus s’il est à l’intérieur (robe de chambre) ou à l’extérieur (montants de la fenêtre). Sa tête semble enserrée dans un cadre, comme dans un étau, et les cadres vides qui l’entourent marquent sa solitude. Son corps paraît dissocié par le col de sa robe de chambre dont les rayures contrastent avec les rondeurs de son visage, de ses yeux et de sa bouche. Les formes courbes et les lignes droites s’affrontent ici, tout comme les forces qui habitent les caractères différents des jumeaux, Niles et Holland.

La double ligne horizontale est une illusion, puisque c’est l’ombre projetée qui fait le double. Ces deux lignes, l’une matérielle, l’autre irréelle, sont rendues parallèles grâce à la lumière et au plan en contre-plongée. Le réalisateur essaie de dire ici combien le cinéma peut

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rendre visible l’invisible. Métaphoriquement ces deux lignes représentent Niles, le réel, et Holland, le fantôme, l’ombre qui n’existe que par la présence de Niles.

Les Innocents de Jack Clayton

La lumière vient de la gauche, les deux personnages sont présentés de face. Ils se trouvent dans une serre dans laquelle les plantes offrent la possibilité de multiplier les ombres sur les visages.

On voit Miles se rapprocher de l’objectif et une partie de son visage disparaît sur le bord gauche, accentuant ainsi l’ombre sur son profil droit.

Le visage de l’enfant disparaît presque entièrement dans l’ombre. Celui de la gouvernante est barré par une ombre horizontale qui lui cache le nez. Le dessous de sa paupière semble souligné, et un effet de masque est visible.

Miles et Miss Giddens dans la serre

Ici, ce sont les yeux qui sont masqués par l’ombre de la plante, comme si la gouvernante portait un loup.

Le fantôme est souriant. Seul son visage apparaît dans l’encadrement de la fenêtre. La buée sur la vitre laisse couler des filets d’eau sous le portrait, qui semble ainsi fluide.

La terreur mêlée à la surprise de Miss Giddens se lit dans les yeux écarquillés, les plis verticaux sur le front et la bouche ouverte. Le regard est dirigé vers le haut, car la jeune femme se trouve à genou.

La légère contre-plongée accentue les ombres, son visage semble suspendu comme celui du fantôme. Elle le regarde derrière ou à travers Miles. La profondeur de champ, exclusivement située sur la droite, divise l’image et cantonne le portrait sur le bord droit. La source de lumière est projetée derrière le sujet, cette lumière indirecte donne à l’ensemble une impression d’irréalité ou de cauchemar car elle déforme les ombres des lignes verticales et horizontales.

Miles est ici en très gros plan. La colère passe par l’obscurcissement des yeux. Le côté droit est traversé par une ombre plus accentuée, en demi-cercle, qui pourrait faire penser à une frange.

Quint, Miles et Miss Giddens

Le plan moyen est ici obtenu par un grand angle qui rend très net l’arrière-plan. Les feuillages et leurs ombres semblent déchiqueter l’espace.

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Rosemary’s Baby de Roman Polanski

Visage de cire de Rosemary

Rosemary a cessé de prendre ses cachets, pour elle, son bébé est encore vivant. Elle se lève, décidée à le reprendre à la secte. Son mari entre alors qu’elle prend un immense couteau dans la cuisine. Elle se réfugie dans la chambre d’enfant et regarde les faits et gestes de Guy, par la porte entrouverte. La lumière bleue qui baigne sur toute cette séquence laisse peser un doute sur sa réalité.

Ce photogramme m’a toujours intriguée, car ce n’est plus la candeur mais la terreur qui est inspirée par le sujet. Terrifiée pendant une bonne partie du film, Rosemary devient terrifiante. Sa détermination à tuer tout ce qui fera barrage entre son bébé et elle la fait basculer du côté de la folie. Rosemary ressemble à une poupée de cire. Polanski s’est-il souvenu d’Au cœur de la nuit238, film dans lequel Michael Redgrave, ventriloque, laisse sa marionnette, sa copie, prendre les rênes de sa vie ?

238 Alberto Cavalcanti, Robert Hamer, Dead of Night, GB, 1945.

Robert Redgrave et sa marionnette dans Dead of Night

L’aspect inquiétant de la marionnette provient de la texture même de l’objet. Autant la peau de l’acteur (Robert Redgrave239) abondamment poudrée donne un aspect mat, accroche la lumière sans réverbération, autant celle de la marionnette est polie, brillante, luisante et renvoie la lumière. C’est le même procédé qui est utilisé pour photographier Rosemary. La peau luisante et la lumière bleutée renforcent le bombé du front comme le bombé des pommettes de la marionnette. Le visage de Rosemary semble sculpté.

Le cinéma permet d’obtenir trois types de portraits : des portraits tels qu’on les obtient dans la photographie, que le plan soit gros ou moyen, des portraits mouvants où les gestes deviennent langage et des portraits psychologiques dont le contenu se dessine par les dialogues.

Le portrait d’enfant, dans les trois domaines cités, dépasse le cliché de la candeur dans le cinéma fantastique, il devient source de terreur. Il serait donc faux de croire que seule l’ombre sert de masque.