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Chapitre 2 : La dimension institutionnelle de la coordination : quelles perspectives ?

2. Coordination et diversité institutionnelle : apport de la polycentricité

2.1. Polycentricité

2.1.1. Apports de Polanyi

Dans les essais présentés dans la logique de la liberté, Polanyi (1951 rééd1998, trad 1989) présente un cheminement à propos de l’histoire des sciences et du raisonnement logique en l’ancrant dans les grands événements qui ont marqué l’histoire du monde depuis les philosophes grecs jusqu’aux échanges politiques d’entre deux-guerres. Il présente la liberté comme limitée par tous les faits historiques et relative à chaque positionnement des individus dans la société. Cette conception spécifique de la liberté, dépendante d’un contexte social donné, alors qu’elle devrait être du domaine de la raison philosophique, l’amène à penser des ordres-organisations de la société : l’ordre centralisé et spontané.

Pour Polanyi, l’ordre centralisé est un ordre limitant qui entraîne l’arrêt de l’activité d’une organisation. L’ordre centralisé est un ordre qui naît de la volonté de planifier les actions voire même de la simple présence des êtres humains. La classification peut se faire sur différents modes : la taille, la place et la tâche par exemple. Ces modes permettent d’assurer la coordination des individus. Cette coordination est continuelle et nécessaire dans toutes leurs actions sur une période de temps considérable. Les tâches à exécuter sont éminemment complexes et changeantes et nécessitent l’ajustement régulier des rôles. L’autorité hiérarchique, unique et supérieure permet de redéfinir continuellement les activités de chacun. Il s’agit de l’organisation dans un ensemble structuré. Pour que ce type d’organisation fonctionne, le nombre de personnes placées sous les ordres d’un supérieur doit être suffisamment raisonnable pour que le supérieur puisse contrôler le tout. Polanyi estime que dans le cadre de tâche délicate et, ou évolutive, il est difficile de contrôler plus de 3 à 5 personnes. En effet, de nombreuses relations peuvent naître entre les individus. Ces individus vont échanger et les relations à contrôler seront de plus en plus nombreuses qu’il y aura d’individus et dépasseront les capacités de contrôles d’une seule personne. Il est donc nécessaire de concevoir des systèmes avec des niveaux successifs de hiérarchie pour coordonner les différents groupes. La tâche est donc attribuée depuis le haut de la pyramide et l’information concernant sa réalisation remonte sous forme de compte-rendu. Les actions sont donc dirigées, planifiées de façon centralisée. Cela nécessite aux niveaux supérieurs, de concevoir des actions délimitées et subdivisées. Dans le

cas d’une tâche complexe, difficile à subdiviser, changeante et nécessitant une étroite collaboration des membres, l’organisation ainsi structurée ne pourra pas donner de réponses adaptées, son développement sera alors impossible : l’organisation s’effondrera.

Polanyi prend l’exemple des organisations militaires pour montrer que, même si la structure hiérarchique est importante, les ajustements mutuels ne sont pas impossibles : des divisions différentes pourront se porter secours spontanément sans attendre d’avoir reçu la commande centrale. La prise en compte de ce que fait l’autre est indispensable dans toutes les organisations. Cependant, cela nécessite de tenir compte des actes de ceux qui entourent la prise de décision d’ajustement. C’est également, selon Polanyi, ce qui fonde l’autorité verticale. Cependant, quand un système de ce type croît, les relations possibles restent identiques, de telle sorte que, les possibilités d’action restent limitées. Dans un ordre spontané, le nombre de relations de régulation va augmenter d’autant. Ainsi, confier à une seule personne le soin de décider pour l’ensemble des centres possibles, c’est, pour reprendre l’exemple de Polanyi, confier à cet homme, une machine qu’il devrait conduire d’une seule main malgré la présence de milliers de leviers.

Les caractères d’auto-régulation, de spontanéité et de liberté sont nuancés par Polanyi. En effet, les individus dans ces contextes sont possiblement affectés par leur histoire, par leurs intérêts, professionnels, personnels ou éthiques : l’auto-organisation et la coordination qui en découle ont également des limites.

Les questions d’organisation, de bonne coordination au sens de réalisation de l’activité, qui se posent dans un système polycentrique « peuvent être résolues exactement, d'autres seulement par une série d'approximations successives, et d'autres enfin, sont entièrement insolubles » (Polanyi, 1989, p. 215). Le tableau n°7 ci-dessous détaille les réponses possibles aux problèmes polycentriques.

Tableau n°7 – Types de réponses possibles à un problème polycentrique

La résolution d’un problème d’action collective, à propos d’une tâche polycentrique est possible selon une méthodologie démontrée par le calcul ou par le raisonnement logique. Si la réduction du phénomène est modélisable mathématiquement, alors, le nombre de variables est faible et l’organisation peut suivre les schémas traditionnels centralisés par une personne. Si le système dans lequel le problème se pose est vaste, avec de nombreux acteurs alors, la structure factorielle sera telle qu’une modélisation mathématique ne donnera aucun résultat identifiable. La méthodologie d’approche du problème prend sa place en abordant chaque centre sous toutes les relations qu’il peut avoir avec les autres, sans prendre en compte les relations entre les autres centres qui peuvent avoir un impact sur les relations étudiées. Pour Polanyi si la réponse est imparfaite, elle permet cependant, déjà, de visualiser un phénomène complexe. L’écrit de Polanyi nous permet de concevoir une analyse de l’activité qui prend en compte sa complexité en détaillant le tissu de relations qui sous-tendent cette activité collective. Quels sont les prolongements qui ont été opérés suite à ce travail ?

2.1.2. De Polanyi à Ostrom, la synthèse d’Aligica et

Tarko

Pour Aligica et Tarko (2012), synthétisant les travaux de Polanyi et d’Ostrom, les contextes polycentriques sont :

- des systèmes complexes de pouvoirs, de motivations, de récompenses, de règles et de valeurs,

- prenant en compte les attitudes individuelles reliées dans un système de relations complexes à différents niveaux, tous interdépendants.

Le concept de polycentricité associe ainsi des éléments liés à l’individu, au contexte dans lequel celui-ci intervient et aux interactions qui peuvent naître ou sont imposées. C’est un système social où des règles de différentes natures et des normes adaptées se rencontrent, s’adaptant les unes avec les autres selon des itinéraires variables. Cette définition nous permet d’identifier les construits que nous avons abordés dans notre revue des travaux sur la coordination : la structure d’une organisation et les contingences associées, les éléments cognitifs des équipes agissant dans ce contexte, les individus qui ont des pratiques ancrées dans une situation.

Ce concept est apparu et a été développé plus de 10 ans avant la création du Workshop par Ostrom V., Tiebout C. et Warren notamment avec l’article « The organization of government in metropolitan Area : A theoretical inquiry » (1961). La notion de système complexe avec un enlacement de différents systèmes de décisions permettrait, selon ces auteurs, d’améliorer davantage la compréhension et la production de sens qu’une conception en institution unique où le pouvoir est centralisé. Plus tôt, en 1956, comme le relèvent McGinnis et Thiebout dans son article « polycentricity and local public economies » (McGinnis et al, 1999), le modèle d’individus « votant avec les pieds » (traduction libre, McGinnis, 1999, p. 4) est généralisé par les ordres polycentriques. Les individus ou les communautés correspondantes choisissent entre plusieurs producteurs alternatifs de services publics et n’hésiteront pas à se déplacer là où le système convient à leur fonctionnement. Le caractère polycentrique est un pré requis fondamental pour l’autogouvernance, autrement dit pour la résolution de problème par les communautés elles-mêmes. Celles-ci créent une forme de marché où chacun de ses membres accorde le sens qu’il souhaite à une juridiction donnée en accord avec les fins recherchées. Le terme polycentrique englobe la vision d’échelles de production enlacées dans une arène à politiques multiples. Pour Ostrom, Tiebout et Warren, (1961), prendre en compte le caractère polycentrique d’un système permet de comprendre des arrangements à différents niveaux

d’organisation : des modifications organisationnelles peuvent associer les unités de consommation, provision, production pouvant elles-mêmes être réparties sur différents niveaux. Les systèmes polycentriques permettraient d’autoriser aux agents publics et à leurs agences, la réalisation d’arrangements organisationnels pour la provision de biens publics (selon une directive générale commune). Ces biens sont destinés aux membres d’une communauté consommant collectivement ce bien alors que la production a lieu à une autre échelle d’organisation selon le degré d’efficience pour ce bien spécifique. Le concept polycentrique n’est pas à opposer à celui de monocentrique, selon (Aligica, 2014), les systèmes monocentriques peuvent être également étudiés en utilisant l’analyse polycentrique. Cette conception permet l’analyse de systèmes complexes avec des niveaux d’actions et de décisions entrelacés.

Cependant, le concept polycentrique est utilisé par différents auteurs avec des perceptions contrastées. Ostrom montre que la définition de Polanyi (1989) rapprochant polycentrisme et spontanéité est contestable puisqu’elle revient à donner l’autorité à un individu unique à l’échelon local, et que dans ce cas, il n’y a plus de système polycentrique proprement dit. Elle précise que la notion de multiples centres d’autorité n’englobe pas toutes les dimensions d’un système polycentrique puisque cette notion fait appel davantage au nombre de centres d’autorité plus qu’à la notion de concurrence (permettant aux acteurs de ce système de choisir selon l’adéquation avec le besoin). Le caractère polycentrique d’un système permet à ses acteurs d’être actifs dans la production de biens et services publics qu’ils construisent et adaptent à leurs besoins : « In a theory of polycentric order, individuals are the basic unit of analysis. Individuals are understood as decision makers who can calculate potential benefits and costs subject to elements of risk and uncertainty and who drive through their preferences and actions of the dynamics of the entire system. Even more important, in a polycentric arrangement the maintenance of polycentricity depends on the selection of political leardership. The entire system relies on individuals able to organize the formation of political coalitions in the light of principles supportive to the maintenance of the polycentric order »4 (Aligica et Boettke, 2009, p. 23). La question de la spontanéité est plutôt perçue comme la possibilité offerte aux individus

4 Traduction libre : dans une théorie de l'ordre polycentrique, les individus sont l'unité de base de l'analyse. Les individus sont considérés comme des décideurs qui peuvent calculer les avantages et les coûts potentiels au regard du risque et de l'incertitude, qui déterminent leurs préférences et leurs actions dans le cadre de la dynamique de l'ensemble du système. Plus important encore, dans un arrangement polycentrique, le maintien de la polycentricité dépend de la sélection du leadership politique. Tout le système repose sur des individus capables d'organiser la formation de coalitions politiques à la lumière de principes favorables au maintien de l'ordre polycentrique

d’intervenir à tous les niveaux pour créer et instituer des types de relations et d’interactions nécessaires à la réalisation de l’activité (Aligica et Boettke, 2009).

Ce concept, au sein de l’analyse institutionnelle, permet d’associer les niveaux d’analyse pour produire une synthèse du fonctionnement d’un système institutionnel hétérogène. Adopter une approche polycentrique des contextes à multiples institutions impliquées dans une activité collective coordonnée, nécessite de s’intéresser aux individus et aux actions plus qu’à des constructions abstraites comme les Etats, les gouvernements, les organisations. Ce serait utiliser une théorie de l’action humaine incluant une théorie des organisations sociales (Aligica et Boettke, 2009) qui se fonde sur « a subtantial structure of inferential reasoning about the consequences that will follow when individuals pursue strategies consistent with their interests in light of different types of decision structures in order to realize opportunities inherent in differently structured sets of events »5 (Ostrom, 1972 in Aligica et Boettke, 2009 p. 29). Nous synthétisons dans le tableau n°8 ci-dessous les caractéristiques d’un context polycentrique.

Tableau n°8 – Synthèse des caractéristiques d’un contexte polycentrique