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Chapitre 1 : Théories de la coordination, un état des lieux

3. Contexte et activités situées : la coordination « en pratique »

3.4. La coordination en pratique

3.4.1. La coordination éclairée par l’approche

pratique

Gherardi (2012) synthétise l’ensemble des apports d’une approche par les pratiques. Elle précise que le caractère situé de l’étude des pratiques permet de comprendre comment l’apprentissage et la connaissance se distribuent dans l’activité. Elle présente comment les pratiques sont connectées aux corps, aux technologies, aux conditions matérielles mais également aux discours et aux normes dans les activités de travail. Le point de vue pratique permet de conceptualiser les organisations comme un tissu de pratiques à la fois interne et externe qui s’ordonnent selon une institutionnalisation des activités et manières de faire en fonction de conditions matérielles et de relations sociales. La conception pratique permet d’aborder les phénomènes d’intérêt sur un plan écologique : c’est un ensemble d’éléments en interaction qui sont pris en compte. Le contexte de la pratique n’est pas seulement un contenant, il fait intégralement partie des ressources nécessaires au raisonnement pratique et à l’action. La rationalité prise en compte est dite contextuelle ; elle comprend, selon Gherardi (2012) une forme d’action, un raisonnement pratique appliqué au travail à réaliser, un ensemble d’interactions entre les acteurs et un ensemble de ressources nécessaires au travail à réaliser. Pour Gherardi (2012, p. 202 traduction libre) « les pratiques, au travail, peuvent être prises comme unités d’analyse de travail. Elles sont partiellement formellement décrites et également partiellement émergentes, elles sont des principes directeurs pour réaliser l’activité de travail qu’elles segmentent en tâches cohérentes et interdépendantes. Codifiées, elles sont ainsi reconnaissables et validées socialement”.

Comme le rappelle Gherardi (2012, p. 204), les pratiques peuvent ainsi être étudiées comme contenantes des activités et compétences, des types de situations dans lesquelles des aptitudes collectives sont créées, transmises, préservées ou changées. C’est la manière dont l’orientation commune est possible pendant la réalisation d’une activité qui est le point d’intérêt de ce type d’approche. Il y a tout d’abord un processus qui suit une trajectoire en devenir en mobilisant des ressources de manière pragmatique. Ce processus est lié à un résultat qui est la stabilisation d’un monde matériel en présence d’une institutionnalisation d’actes issus de l’infusion des valeurs encadrées par des normes, lois et codes.

Les pratiques sont simultanément contenantes, processus et résultats par leur caractère réflexif créant le contexte de leur production.

Aborder la coordination sous l’angle pratique permet de saisir la complexité des organisations dans lesquelles les équipes interagissent pour se coordonner. La coordination des équipes implique de prendre en considération à la fois les aspects contextuels, internes et externes, ainsi que ce que les membres de ces équipes réalisent.

Dans le cadre de cette analyse pratique de la coordination, il est possible d’identifier des pratiques de coordination. Nous allons maintenant présenter ces pratiques pour éclairer l’approche pratique de la coordination.

3.4.2. Des pratiques de coordination

Les recherches sur la coordination, depuis la perspective design, mettent en évidence que la stabilité, la certitude des tâches à accomplir permettent de mettre au point des techniques de coordination basées sur les plans et les règles (March et Simon, 1994, réédition 1958, Galbraith, 1974). Les théoriciens de la contingence (Van de Ven, 1976 et Mintzberg, 1978) ont bien montré que des facteurs pouvaient changer les modes classiques de coordination (l’incertitude des tâches, l’interdépendance, la taille de l’unité). Ces apports ont permis de souligner l’importance de l’étude de la coordination en détaillant les comportements des individus et leurs interprétations des situations. Nous avons vu que les interprétations sont intimement liées aux contextes et situées. L’étude de la coordination par une approche pratique se révèle être une possibilité méthodologique pour répondre aux manques des approches design et cognitive. L’étude des pratiques de coordination forme le courant du practice turn et du re turn to practice décrit par Gherardi (2012). Les travaux tendent à identifier des éléments nouveaux de coordination en se positionnant dans la vraie vie des acteurs, en allant voir ce que les acteurs « font » au quotidien (Bouty et al., 2011). Cela conduit à l’identification de très nombreuses pratiques dans des contextes très différents, afin de mettre en évidence de nouvelles pratiques. Les auteurs décrivent des pratiques qui coordonnent : elles régulent des interactions, qui, parce qu’elles sont articulées assurent une performance collective optimale (Faraj et Xiao, 2006). L’identification de ces pratiques de coordination nécessite de s’imprégner des difficultés auxquelles les organisations peuvent être confrontées pour mieux observer les stratégies des acteurs pour y faire face.

Ce tableau de synthèse illustre la diversité des pratiques qui peuvent être identifiées dans différents contextes. Nous remarquons que les différentes pratiques identifiées sont proches parce que centrées sur l’action. Comme dans la littérature cognitive, il est difficile de les hiérarchiser et de toutes les intégrer à un modèle global.

La perspective pratique permet d’identifier de nouvelles caractéristiques de la coordination. Chaque nouvelle recherche identifie des pratiques et nous permet de mieux comprendre le travail, les organisations et l’organisation de celles-ci (Nicolini, 2013). Cependant, ces travaux nous présentent des éléments de compréhension de la coordination à travers des micro actions en plongeant dans des contextes uniques dans lesquels les équipes associent des éléments design à des variables situationnelles très diverses. Il existe cependant autant de situations que de jours de travail avec autant d’équipes et de contextes d’exercices. Comment intégrer l’ensemble de ces travaux ? Nicolini (2013, p. 215) insiste particulièrement sur cette limite : “ the approach is far from adequate to evoke positive relational organizational ontology whereby trans local phenomena, seen as the result of the interlacing of local instances of order production, acquire the capacity to retroact at the local level”2. La difficulté, dans les approches pratiques, se situerait dans l’analyse des pratiques observées et la possibilité de prise de distance avec celles-ci pour les accorder à des phénomènes plus macro. Les pratiques appellent pourtant à prendre en compte les normes et les actes institués qui font que les actes se font d’une manière donnée, passant de la connaissance à la mise en pratique et à l’expertise pratique. Par suite, il est possible d’auto-créer les pratiques adaptées aux contextes rencontrés ou construits. Il existe donc un lien entre le contexte culturel, normatif, l’environnement et les pratiques de coordination adaptées.

Synthèse : vers une approche intégrée de la

coordination

A l’issue de cette revue des travaux traitant de la coordination, nous pouvons constater que nous ne disposons pas d’une approche intégrée de la coordination : il nous faut choisir entre une planification des activités soumises à des contingences, une compréhension des mécanismes cognitifs et l’identification des pratiques développées par les acteurs en situation. Dès lors, comment intégrer les différentes dimensions de la coordination design, cognitive et pratique

2 Traduction libre : l’approche est loin d’être adéquate pour aboutir à une ontologie organisationnelle relationnelle positive selon laquelle les phénomènes trans-locaux, considérés comme le résultat de l’interaction des instances locales de production d’ordres, acquièrent la capacité de rétroagir au niveau local

c’est-à-dire en articulant la conception de la structure de l’organisation de travail d’une équipe avec la conception des équipes cognitives et l’action individuelle située des membres de ces équipes ?

Le consensus partagé (Wolbers, et al, 2017, a et b) par les différents travaux sur la coordination est que c’est l’intégration qui permet de se coordonner. Cette intégration renvoie à un processus qui rassemble des activités variées au sein d’une unité globale finale (Argote, 1982 ; Heath, Staudenmayer, 2000). Cette intégration du travail dans un contexte de tâches interdépendantes et incertaines a été également liée au concept de coordination par Okhuysen et Bechky (2009, p. 469). L’évolution des conditions de travail des organisations qui doivent composer avec de plus en plus d’interdépendances et de tâches complexes nécessitent de travailler sur la manière dont les mécanismes de coordination fonctionnent plutôt que d’identifier leurs fondements sans cesse réajustés. Ainsi, les recherches s’accordent sur la nécessité de penser la coordination comme un phénomène émergent, dynamique. L’approche pratique permet de plonger dans les micro actions des individus et de mettre en évidence les ajustements opérés par les individus dans des circonstances particulièrement singulières incertaines et évolutives (Wolbers, 2017 ; Bouty et al, 2011 ; Godé et Lebraty, 2015).

Ces analyses ne sont possibles que si elles sont reliées à un cadre organisationnel avec des caractéristiques, une identité et une subjectivité donnée. Ce cadre normé, contraint présentant des formes de stabilités nous amène au concept d’institution. Le concept d’institution rassemble de nombreuses dimensions provenant de champs des sciences humaines divers. La notion d’institution s’intéresse aux comportements des individus résultant de l’intégration de symboles, de représentations, formant des systèmes sociaux stables.

Les institutions peuvent être perçues comme des parties intégrantes de l’environnement des organisations. Elles influencent les technologies, les structures, les stratégies et les valeurs des organisations (Scott, 2001 ; Powell et DiMaggio, 1991) qui les influencent en retour.

Pour Ostrom (2005), les institutions sont des prescriptions que les individus utilisent dans leurs interactions autant en famille, qu’avec le voisinage, le monde économique, culturel, associatif, les gouvernements, à toutes les échelles. Les individus font face à des choix dans des cadres régulés et normés qu’ils peuvent analyser en évaluant leurs conséquences. Ainsi, les institutions sont le lieu où normes, règles et cultures se rencontrent par des interactions entre les individus plus ou moins formelles dans le cadre d’activités menées dans un objectif commun.

En s’appuyant sur l’approche institutionnelle de l’activité collective des contextes polycentriques proposée par Ostrom, il est possible d’explorer à la fois des aspects de design

organisationnel et des facteurs cognitifs de la coordination dans des systèmes présentant différentes organisations interdépendantes. Les aspects design se situent dans le cadre de règles qui guident les choix et offrent des systèmes sociaux stables d’action. Les aspects cognitifs peuvent être identifiés dans l’usage des représentations et les systèmes de symboles véhiculés par les institutions. Quant aux aspects pratiques, l’analyse proposée par Ostrom semble nous offrir une possibilité de les intégrer aux aspects cognitifs et structurels par sa définition de l’arène d’action. L’analyse institutionnelle de l’activité pourrait-elle nous permettre d’aborder la coordination en articulant les différentes approches de la coordination ? La complexité des activités partagées entre différentes organisations institutionnalisées interdépendantes permet-elle d’effectuer une analyse institutionnelle ? Nous allons aborder dans la seconde partie de cette revue de littérature les possibilités de l’analyse institutionnelle. Nous étudierons les perspectives offertes par ces approches en termes de management des interdépendances et de la complexité de l’organisation de tâches collectives. Ceci nous permettra de préciser les questions de recherche associées à notre problématique : comment les équipes se coordonnent-elles en contexte polycentrique ?