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La place et la structure de l'AE

Comme souligné ci-dessous, l'AE turque est la Direction générale des importations au Ministère de l'économie. Actuellement, un seul des neuf départements de cette Direction générale s'occupe de la conduite des enquêtes antidumping. Au moment de rédiger cette thèse, ce Département a environ 15 enquêteurs, dont presqu'aucun n'a une expérience de plus de dix ans. Le nombre d’enquêteurs est resté entre 8 et 15 depuis 1995. Nous trouvons ces nombres bas au vu de la capacité des autorités d'enquêtes d'autres pays. Même s'il n'y a pas d'information publique à ce propos, nous savons, grâce à des sources informelles, que la taille des autorités d'enquêtes de certains pays en développement est nettement supérieure à celle de la Turquie. Par exemple, le Brésil a récemment augmenté la capacité de son AE de façon très importante en ouvrant plus de 100 nouveaux postes de travail.308 Dans les pays développés, notamment aux États-Unis et dans l'Union européenne, il y a plusieurs dizaines, sinon centaines, de personnes qui travaillent dans l'AE.

Comment peut-on expliquer le fait que l'AE d'un pays qui a adopté sa première Législation antidumping en 1989, et qui est actuellement l'un des utilisateurs actifs de l'antidumping au niveau mondial, ait un nombre aussi bas d'enquêteurs ? Est-ce par défaut ? À notre avis, oui, car la place et la structure actuelle de l'AE n'aurait pu mener à aucun autre résultat.

Le Ministère de l'économie est l'une des institutions publiques les plus prestigieuses de la bureaucratie turque. Obtenir une position dans ce Ministère exige de passer des concours difficiles. Une fois au Ministère, un jeune fonctionnaire est affecté à l'une des huit directions générales, y compris la Direction générale des importations. Typiquement, les nouvelles

308 Voir, par exemple, http://www.kslaw.com/imageserver/KSPublic/library/publication/2013articles/6-17- 13_Dorn_Steel_First.pdf (dernière visite 27.11.2014).

recrues passent trois ans là où on les affecte premièrement, et sont ensuite envoyées à l'étranger, pour deux ans, pour faire des études approfondies sur le commerce international. Au retour, elles travaillent encore trois ans, en général dans les mêmes départements qu'avant, et sont ensuite affectées, pour quatre ans, comme conseiller commercial dans une ambassade turque à l'étranger. Quand ces fonctionnaires rentrent de leur mission à l'étranger, ils ont généralement tendance à rejoindre d'autres départements dans leur direction générale initiale, ou d'autres directions générales au Ministère afin d'atteindre leurs objectifs professionnels. Le système de promotions dans le gouvernement turc est plus vertical qu'horizontal. Cela pousse les fonctionnaires complétant plus ou moins dix ans de service à tenter d’accéder à des postes de gestion. Comme l'AE n'est qu'un département dans la Direction générale des importations, elle ne peut pas satisfaire les ambitions professionnelles de tous ses fonctionnaires. Donc, la plupart des enquêteurs expérimentés quittent l'AE pour des raisons de carrière. Cela est normal, car, s'ils restent à l'AE, ces fonctionnaires seront surpassés par leurs collègues dans d'autres départements du Ministère en termes de promotion verticale. Il est donc clair qu'avec sa structure actuelle, l'AE turque n'est pas en mesure de garder un fonctionnaire au-delà de 10-12 ans.

Cette situation a trois conséquences graves sur le dispositif antidumping turc. Premièrement, elle crée un gaspillage d'expertise. L'antidumping exige une expertise technique très importante, et celle-ci ne peut être acquise qu'après avoir mené un certain nombre d'enquêtes. L'AE turque perd ses enquêteurs expérimentés après 10-12 ans de service. Depuis 1995, pas moins que 20 enquêteurs expérimentés ont quitté l'AE afin de poursuivre leurs futurs plans professionnels ailleurs au Ministère ou bien en dehors du Ministère. Donc, la structure de l'AE doit être modifiée afin d'arrêter ce gaspillage important de ressources humaines.

Deuxièmement, la capacité technique qui résulte de la structure actuelle est loin de répondre aux besoins des industries nationales. Nous ne soutenons pas que la Turquie doive augmenter sa capacité antidumping afin d'utiliser cet outil d'une façon excessive. Pourtant, ceux qui gardent un œil sur la pratique antidumping en Turquie sont au courant du fait que la capacité limitée de l'AE l'oblige à rejeter certaines plaintes par des producteurs nationaux qui, dans d’autres circonstances, auraient pu mener à l'ouverture d'enquêtes.309 Nous avons noté, dans

l'introduction de notre étude, que l'établissement de l'union douanière avec l'UE au début de

309 Puisque la réception d'une plainte ne peut pas être rendue publique (Règlement, art. 20.7), comme nous

l’année 1996 a amené des baisses significatives des droits douaniers appliqués par la Turquie sur les importations des produits industriels. Quand, en plus de cette baisse de la protection tarifaire, les industries nationales font face à des importations faisant l'objet d'un dumping, cela les pousse à exiger une protection antidumping bien méritée.

Troisièmement, le nombre actuel d'enquêteurs n'est pas suffisant pour permettre à l'AE d'observer ses obligations juridiques dans la conduite de ses enquêtes. Cela conduit à commettre des erreurs juridiques en pratique. L'antidumping est un domaine dynamique. La jurisprudence de l'OMC, qui se développe de façon régulière, met la lumière sur diverses questions techniques et légales concernant les enquêtes. Il est indispensable pour toute AE de suivre cette jurisprudence afin de faire des ajustements nécessaires à sa pratique en temps utile. Avec ses ressources humaines actuelles, il est simplement impossible pour l'AE turque de pouvoir suivre la jurisprudence de l'OMC de manière régulière.

En plus des problèmes liés à la structure et à la taille de l'AE, à notre avis, le système de mesures correctives commerciales de la Turquie, au sens général, souffre également d'une fragmentation entre différents départements chargés des enquêtes. Mis à part le Département chargé des enquêtes antidumping, il y a dans la Direction générale des importations un département chargé des enquêtes de sauvegardes et un autre chargé des enquêtes anticontournement. La nature des enquêtes de sauvegardes est très similaire aux constatations de dommage dans une enquête antidumping. Donc, cette division de taches n'est pas rentable du point de vue de la gestion des ressources. De même, il n'est pas logique de séparer du Département antidumping les fonctionnaires chargés des enquêtes anticontournement. Ce qui ajoute à la fragmentation de la capacité investigatrice de la Turquie est que la responsabilité de défense des intérêts des entreprises turques dans les enquêtes menées contre elles par les AE d'autres pays est accordée à la Direction générale des exportations au Ministère de l'économie310, et non pas à la Direction générale des importations où se trouve l'expertise technique concernant ces enquêtes. Ceci ne représente pas la meilleure distribution de tâches parmi les différentes directions générales du Ministère de l'économie. Il faut donc aussi éliminer cette incohérence dans l'organisation du dispositif antidumping turc.

310 L'article 2.c du Décret-loi KHK/637 établissant le Ministère de l'économie cite, entre autre, la prise des

démarches nécessaires pour l'élimination ou l'assouplissement des mesures restrictives visant les produits d'exportations turcs, parmi les fonctions de la Direction générale des exportations. Voir la note de bas de page 299 ci-dessus.