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Parmi les méthodologies d’entretiens professionnels que nous avons mises à l’étude, deux impliquent un ou des pairs : l’entretien d’auto-confrontation croisée et l’entretien d’allo- confrontation. Dans le premier cas, cette intervention vise la distinction entre genre et style dans la mesure où les professionnels partagent le même genre, ils vont se différencier par leur style. Dans le second cas, la pratique du pair, qui est absent, a pour but d’amener le sujet à justifier sa propre pratique et par là même à procéder à une auto-analyse. La question que nous nous proposons d’examiner maintenant est la possibilité de mettre en débat la pratique d’autrui dans une perspective de problématisation technique.

La pratique du pair est-elle un exemple ?

Montrer la pratique d’un pair présente le danger d’avoir un effet modélisant contre lequel il faut se prémunir. A la suite de Kuhn (1970) et de Doussot (2014) nous mobilisons la notion d’exemple exemplaire pour défendre la contribution de pratiques de pairs dans un dispositif de formation dans la perspective de construction d’une « communauté didactique professionnelle » à l’échelle du dispositif de formation. Ici, le terme didactique renvoie à la spécificité de l’activité de l’enseignant.

La notion de paradigme chez Kuhn (1970) apporte des éléments intéressants pour envisager le rôle de la pratique d’un pair dans le champ de la formation professionnelle. « D’une part, il représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes à un groupe donné. D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les solutions concrètes d’énigmes qui employées comme modèles ou exemple, peuvent remplacer les règles explicites en tant que base de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science normale » (p. 238). Le paradigme entretient un lien puissant avec la notion de communauté scientifique. Selon Doussot (2014), « c’est le travail effectif et contrôlé sur des types de problèmes admis comme féconds qui définit la communauté pour l’analyse du développement du savoir dans sa dimension scientifique ». Le paradigme apparaît comme l’instance de validation qui institue la communauté scientifique.

La notion de problème fécond mérite qu’on s’y attarde dans le champ de la formation des enseignants. En effet, constituer une « communauté didactique professionnelle » dans le cadre de la formation des enseignants, suppose plusieurs conditions. La première condition est l’identification et le partage de ce problème et de son caractère fécond. Or, comme nous l’avons mentionné plus haut, Fabre (2006) met en avant le fait que la pratique n’est pas perçue comme

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la solution à un problème. Poursuivons le raisonnement jusqu’à dire que la notion de problème n’est pas perçue non plus par l’enseignant. La seconde condition est liée au contrôle du travail. Cette idée de contrôle reprend selon nous la question de la normativité et de son caractère interne que nous avons développé dans le paragraphe 7.5.2. Le paradigme et la communauté scientifique produisent leurs propres normes. Dans le cadre de la problématisation, nous considérons que ces normes sont constituées des nécessités partagées mais qui restent parfois implicites, référées entre autres à des conceptions de l’enseignement, de l’apprentissage, du savoir. Comment ces conditions peuvent-elles vivre dans un dispositif de formation des enseignants ?

Doussot (2014) a exploré cette question dans un dispositif de situation forcée (Orange, 2010). Il prend appui sur la dialectique tradition/innovation que montre Kuhn (1970). Selon cet auteur, en l’absence de théories explicites, la tradition relègue au second plan l’innovation. Ceci nous engage à considérer l’entrée d’enseignants en formation selon ce point de vue. Les pratiques ordinaires ne s’inscrivent pas explicitement dans un paradigme au sens où aucun problème fécond n’est identifié, partagé et traité. Elles se situent plutôt dans la tradition, notamment à l’école maternelle où, comme nous l’avons montré dans notre première partie, les formes scolaires successives ont laissé leur empreinte. Suivons la voie que nous propose Doussot à la suite de Kuhn. « Les paradigmes sont des exemples exemplaires de résolution d’énigmes qui sont des éléments-clés de la pratique scientifique. Un paradigme vaut parce qu’il permet d’identifier des communautés de pratiques qui sont les lieux productifs de la science » (2014). L’enjeu en formation est de construire une communauté autour d’une énigme, autrement dit un problème professionnel identifié et fécond, et en parallèle de produire les normes qui permettront d’envisager une solution. Dès lors, la pratique ordinaire de l’enseignant, plus ou moins ancrée dans la tradition prend le statut de l’objet de travail explicite en formation. Nous établissons une relation entre cette pratique et le modèle opératif de la situation d’enseignement/apprentissage que se forge l’enseignant et qui lui permet d’agir en fonction d’une intention.

Loin d’être un exemple à suivre, la pratique d’autrui et les techniques qu’il met en œuvre peut générer de la controverse dans un dispositif de formation. La controverse, une des figures du problème, apportée par la pratique d’autrui est de nature à engager et à faciliter ce travail d’explicitation d’une part, mais aussi celui de production de normes sur lesquelles peut se fédérer une communauté. En mettant en avant le générique et le spécifique entre les techniques mobilisées par autrui, et celles qu’il mobilise lui-même, l’enseignant pourrait être en mesure de cerner les contours du problème et de prendre conscience de son caractère fécond. Par

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conséquent, nous considérons que la pratique d’autrui peut contribuer à l’élaboration d’un exemple exemplaire, au sens que lui donne Kuhn, porteur des nécessités partagées au sein d’une communauté didactique professionnelle à l’échelle d’un dispositif de formation. Cet exemple exemplaire se conçoit comme le modèle cognitif que partage une communauté didactique professionnelle dans le cadre de notre recherche.

Le schéma qui suit donne à voir le processus de construction d’un exemple exemplaire de mise en langage au sein d’une communauté didactique professionnelle et les relations qu’il entretient avec la problématisation au sein d’un dispositif de formation dans une perspective de transformation des conceptions. L’activité de problématisation s’appuie sur la pratique révélatrice du modèle opératif. Nous considérons que problématiser en formation vise le partage d’un modèle cognitif au sein d’une communauté pour la faire accéder au statut d’exemple exemplaire.

Schéma 8 Processus de construction d'un exemple exemplaire des mises en langage

Le statut d’exemple exemplaire est lié au fait que les modèles cognitifs s’affinent et se partagent au sein d’une communauté professionnelle didactique pour faire consensus. Il pèse sur le modèle opératif que chacun fait jouer dans l’action et sur l’activité de problématisation qu’elle oriente. Par ailleurs, d’autres mouvements se créent. Si l’image opérative nourrit le processus de problématisation, l’exemple exemplaire influence l’image opérative et la fait évoluer.

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Comment rendre compte de la pratique d’autrui ?

Le dernier point que nous souhaitons traiter est celui des moyens mobilisés dans la situation d’entretien pour rendre compte de cette pratique.

Dans les deux formats d’entretiens qui y ont recours, la vidéo est requise, mais elle n’est pas utilisée de manière identique. Dans les deux cas, les films sont montrés dans leur intégralité et les sujets ont la liberté de choisir les extraits commentés, de faire des pauses, de revenir en arrière. Cette liberté n’apparaît pas propice à une analyse didactique puisqu’elle ne cible pas l’objet de l’entretien professionnel. Par ailleurs, un extrait trop long rend difficile une focalisation sur les aspects saillants qui la caractérisent et qui peuvent être propices à générer de la controverse.

Mollo et Falzon justifient l’utilisation de la vidéo au travers de divers arguments. Elle apporte des garanties de fiabilité.

 En évitant les distorsions de la prise de note. Cette technique a tendance à filtrer les informations en fonction des conceptions de celui qui prend les notes.

 En garantissant l’exhaustivité. L’activité verbale et non verbale est capturée aussi précisément que possible.

 En garantissant la fidélité par rapport à l’exécution de la tâche.

Peu de travaux de recherche font référence à l’utilisation de la vidéo dans la formation continue des enseignants. Cet outil est plutôt utilisé en formation initiale.

Gaudin et Chaliès (2012) soulignent ces points et vont plus loin en signalant la possibilité que donne cet outil de rendre compte du caractère pluridimensionnel de la classe (temporel, spatial, les placements, le matériel exploité, la nature des consignes, etc.) qui est souvent atrophié par les enseignants novices lorsqu’ils font une observation in situ. Par ailleurs, la vidéo permet de mettre en évidence le caractère interdépendant de l’activité de l’enseignant et de celle des élèves. Cependant, les indices relatifs à l’activité d’apprentissage des élèves ne sont pas saisis spontanément, notamment chez les enseignants novices et l’accompagnement éclairé d’un formateur s’avère nécessaire pour ne pas rester à des observations de surface qui apportent peu en matière de formation professionnelle

Gaudin et Chaliès (2012) repèrent deux grandes modalités d’utilisation de la vidéo en formation des enseignants novices. Une première modalité vise à affiner leur démarche d’analyse professionnelle. Leur soumettre un large éventail de pratiques dans une perspective développementaliste est une première voie. Une seconde voie consiste, dans une perspective

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plus réflexive, à proposer des dispositifs de formation engageant les enseignants novices dans des situations de micro-enseignement.

La seconde modalité n’est pas orientée vers l’analyse, mais donne à voir aux enseignants novices des pratiques affermies afin d’influer leur façon de mener la classe.

La perspective technique qui est la nôtre emprunte une troisième voie. C’est la pratique d’autrui qui est montrée. Il s’agit d’un jeu où l’on engage le processus de problématisation en donnant à voir, à partir de la vidéo, une solution et en masquant les nécessités qui la fondent. La schématisation de cette solution au regard des actions sur la situation qu’elle met en jeu organise le guidage du formateur dans un premier temps avec la question du « comment ? ». Il s’agit alors de placer le formé en position d’analyste. Le guidage évolue ensuite pour amener le formé à adopter une position argumentée et de critique. Le « pourquoi ? » intervient alors.

Dans le cadre de nos travaux de recherches et du cadre de la problématisation technique, la vidéo est intégrée dans un dispositif de formation visant le développement professionnel tel que nous l’avons défini. Nous visons un travail sur la construction de nouvelles nécessités à prendre en compte dans la conception de techniques pour mettre les élèves en langage et un impact de ces nécessités sur le prélèvement des données.

Les contenus des vidéos dans le cadre d’un dispositif de formation problématisant ne sont pas sélectionnés pour l’efficacité de la technique mise en œuvre. Ils offrent au contraire de la variété et sont jugés significatifs, par le formateur, d’un mode de fonctionnement appelé à être mis en débat. Ils apportent de la controverse pour engager le formé dans un processus de problématisation.

Ce que nous retenons :

Ces paragraphes avaient pour fonction de préciser la place du pair dans un dispositif de formation problématisant. La pratique alternative présente le risque d’être modélisante mais elle peut également apporter de la controverse. Elle peut avoir pour fonction d’illustrer un mode de fonctionnement particulier qui n’est pas tout à fait celui du formé. Cette comparaison peut avoir une fonction d’explicitation de sa propre pratique pour l’enseignant en formation mais également la production de normes partagées au sein d’une communauté didactique professionnelle. Ces normes partagées se déploient dans un exemple exemplaire.

La vidéo apparait comme un moyen utile pour rendre compte de la pratique d’autrui mais ne suffit pas à engager le formé dans un processus de problématisation. Le guidage d’un formateur s’avère nécessaire pour aller au-delà des indices saisis spontanément.

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Conclusion de la deuxième partie et formulation