• Aucun résultat trouvé

L’enjeu est maintenant de reconstruire la spécificité des mises en langage dans le cadre théorique de la problématisation en intégrant les concepts mobilisés dans les parties précédentes. Comment et à quelles conditions les mises en langage peuvent-elles prendre en charge les relations langage/apprentissages moteurs/savoir ? Nous les définissons comme des réponses techniques et raisonnées à un problème professionnel. Elles s’observent au travers du lien qu’elles entretiennent avec les savoirs en jeu et les contenus disciplinaires. La notion de mise en langage s’appréhende sur l’idée d’un double mouvement entre le langage et les apprentissages disciplinaires. S’il faut parler pour apprendre dans les disciplines, apprendre dans les disciplines permet aussi de manipuler avec plus de dextérité des conduites langagières spécifiques telles qu’expliquer pour le cas de l’EPS, en mobilisant des éléments relatifs au savoir en jeu et qui se traduisent par des formes langagières particulières. Cette focalisation sur ce que font les élèves avec le langage de l’EPS en EPS ne doit nullement remettre en cause le primat de l’action et même d’une grande quantité d’action. Nous entendons par le langage de l’EPS, les formes langagières porteuses du savoir en jeu et en construction.

Nous mobilisons une conception interactionniste du langage que le concept de dialogisme développé par Bakhtine éclaire pour une part. Tout énoncé, oral ou écrit, est produit dans un réseau d’interactions dont deux en particulier sont développés par l’auteur. D’une part, « le discours naît dans le dialogue comme sa vivante réplique et se forme dans une action dialogique mutuelle avec le mot d’autrui, à l’intérieur de l’objet. Le discours conceptualise son objet grâce au dialogisme. » (Baktine, 1978, p. 103) Ainsi les énoncés sont porteurs d’énoncés déjà produits sur le même objet et les incorporent, faisant ainsi évoluer la représentation de l’objet chez les protagonistes. D’autre part, « se constituant dans l’atmosphère du “déjà dit”, le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue. Il en est ainsi de tout dialogue vivant » (Baktine, 1978, p. 103). Le second volet du dialogisme assoit

70

le fait que tout énoncé répond à un autre énoncé et en déclenchera d’autres. Les productions langagières ne peuvent se concevoir indépendamment d’une interaction.

Prenant appui sur ces travaux, Bronckart (1996) développe son propos autour de l’interactionnisme discursif. Il met en évidence le lien qui s’établit entre les productions langagières et le domaine d’action auquel elles renvoient. Ce point de vue soutient le poids que pèse  les « activités collectives médiatisées par les pratiques langagières » sur la pensée consciente. Celle-ci se révèle à partir de l’action et du langage pour s’incarner dans des individus singuliers. Mais ce processus a une temporalité importante. Ainsi, le linguiste observe l’activité langagière d’un sujet dans sa relation avec son activité en général. « Nécessité qui conduit à délimiter dans l’activité collective, des actions langagières comme unités psychologiques synchroniques, fédérant les représentations dont dispose un agent à propos de contextes d’action, dans leurs aspects physiques, sociaux et subjectifs ». (p. 110)

Il détermine ainsi un « appareil notionnel » (Bronckart, 1996, p .150) sur trois niveaux :

 Les activités langagières qui ont cours dans les collectivités humaines. Des agents singuliers y participent, en tant que sièges d’actions langagières déterminées. Ces activités produisent des significations. Ce sont des unités psychologiques.

 Les textes en tant que formes communicatives globales et « finies ». Ils témoignent de leur construction dans le temps et constituent les produits concrets des actions langagières. Les textes se distribuent en genres adaptés aux enjeux de formations sociolangagières. Ces genres, dont le nombre et les frontières sont par essence indéterminés, restent à disposition au titre de modèles dans ce construit sociohistorique qu’est l’intertexte. Les textes mettent en œuvre les activités langagières avec les ressources de la langue. Ce sont des unités communicatives.

 Les types de discours, comme formes linguistiques attestables dans les textes et traduisant la création de mondes discursifs spécifiques. Ils se distinguent par des formes configurations d’unités linguistiques caractéristiques.

En quoi les apports de Bakhtine et Bronckart font-ils progresser notre problématique ?

Ils nous conduisent à admettre que les pratiques sociales pouvant servir de référence produisent des genres de texte qui leur sont propres. Or les aspects langagiers ne sont pas pris en compte dans le processus de transposition didactique tel que nous l’avons présenté à partir des travaux de Martinand. Selon nous, il convient d’adjoindre le genre de texte qui est en jeu dans la pratique sociale de référence pour engager un premier processus de transposition externe. Ce premier

71

processus nous invite à penser le savoir à enseigner en relation avec la construction d’un genre de texte précis et à intégrer des modes d’agir et de parler à la définition d’un savoir. Cette construction ne va pas de soi et les prescriptions institutionnelles demeurent assez floues en ce qui concerne l’objet langage dans les domaines d’apprentissage de l’école maternelle.

L’ambition des mises en langage est double. Il s’agit d’une part de prendre en compte ces aspects langagiers propres aux pratiques sociales de référence. Il s’agit également de permettre l’émergence de traces intimes de construction de savoir au travers des productions langagières des élèves et de donner au langage une place de fenêtre permettant d’accéder à l’activité d’apprentissage elle-même. Nous traitons dans notre étude des mises en langage en EPS, mais elles peuvent être travaillées dans d’autres disciplines.

Les mises en langage en EPS occupent le terrain souvent laissé en friche aux côtés de l’action pour in fine participer à l’émergence de la pensée consciente. Cette pensée consciente en sports collectifs revêt la forme de choix raisonnés en fonction des signes perçus dans l’espace de jeu. Elle nous intéresse dans la mesure où nous nous inscrivons dans une conception de l’EPS qui vise la transformation d’une motricité ordinaire en une motricité extraordinaire et que cette transformation passe par une reconfiguration de la manière dont l’élève mobilise l’ensemble de ces ressources sur le plan énergétique, sur le plan de la prise d’information et sur le plan loco- manipulateur, sans dissocier corps et pensée. Dans cette conception de l’EPS, le langage participe de cette reconfiguration en permettant une mise à distance de l’action. Cette mise à distance poursuit l’objectif de mettre en relation des tentatives, des résultats et des raisons. Cette mise en relation renvoie à la pensée consciente. De nombreux apprentissages en EPS s’accomplissent dans des formes d’adaptation sensori-motrices. Par ailleurs, la pression temporelle en sports collectifs fait que l’action ne passe pas toujours pas le raisonnement. Pour autant, deux arguments nous invitent à considérer la dimension langagière avec intérêt. Le premier argument concerne le caractère partageable et transmissible du savoir dont fait état Astolfi et qui intègre une dimension langagière. Le second argument concerne le cadre scolaire dans lequel nous nous situons dans lequel le langage occupe une place fondamentale. Par ailleurs, seuls les savoirs qui peuvent conduire les élèves à modifier leur mode d’organisation font l’objet de mises en langage.

Cet espace nous semble particulièrement peu investi à l’école maternelle et en particulier en sports collectifs. Les mises en langage visent la fréquentation et la construction à l’échelle d’un jeune élève d’un mode de communication en adéquation avec le mode d’agir pour participer à l’élaboration du mode de pensée propre aux sports collectifs. Ce mode de pensée est organisé

72

par l’action efficace, c’est un mode de pensée tactique (Gréhaigne, Caty, 2014) comme nous le développerons dans les paragraphes qui suivent.

Les mises en langage s’appuient sur l’idée développée par Bruner (1983, p.254) que l’on retrouve affirmée dans l’approche par la problématisation selon laquelle « d’une certaine manière, parler de compétence, c’est parler d’intelligence au sens le plus large, de l’intelligence opérative du savoir comment plutôt que simplement du savoir que. »

Les mises en langage sont destinées à faire vivre les contenus d’apprentissage, elles ont un fort potentiel épistémique. Le terme de contenus mérite notre attention. Marsenach (1991) définit les contenus d’enseignement comme « les conditions que l’élève doit intégrer pour transformer ses actions » (p.44). Lebouvier et Lhoste (2013) indiquent que ces contenus d’enseignement « se déploient dans plusieurs dimensions : épistémologique, liée aux problèmes auxquels ils sont des réponses ; sociale, liée au partage de la connaissance en train de se construire ; psychologique, rattachée à l’activité du sujet qui apprend » (p .92). Ces deux définitions laissent apparaître la conjugaison de deux éléments distincts que nous souhaitons mettre en discussion pour apporter une nuance. Le premier élément que nous dégageons est celui de l’intention de l’enseignant qui renvoie majoritairement à la dimension épistémologique des contenus. Le second élément renvoie lui à la dimension psychologique du contenu et à un processus. Si le premier élément s’apparente effectivement à un contenu d’enseignement et à l’intention de l’enseignant, le second se révèle comme un contenu d’apprentissage référé à l’activité de l’élève. Nous plaçant du point de vue de l’élève qui apprend, nous préférons le terme de contenus d’apprentissage. Les contenus d’enseignement ne sont pas de nouvelles actions à produire, mais de nouvelles mises en relation, de nouvelles combinaisons d’indices pris dans le temps, dans l’espace ou sur soi pour produire de nouvelles actions. Les mises en langage peuvent être considérées comme un espace de transaction entre enseignant et élève autour de contenus disciplinaires. Elles peuvent aussi s’envisager comme un espace de construction des contenus d’apprentissage par l’élève. Quel que soit le point de vue qu’on adopte, elles constituent un « espace de vie des contenus », pour reprendre l’expression utilisée par Lebouvier et Lhoste conduisant à la transformation et au progrès des élèves.

Les mises en langage ne naissent pas forcément d’un désaccord, mais elles traitent un problème. Les mises en langage en EPS ne se donnent pas pour projet de passer d’une interprétation du contexte à une autre comme le propose le débat d’idées, mais d’explorer de nouveaux possibles qui vont permettre la construction de nécessités nouvelles, ce qui n’est pas contradictoire. La confrontation des points de vue, qui les rapprochent du conflit sociocognitif tel qu’il est perçu

73

dans les approches sociocognitives que nous avons pu évoquer dans les paragraphes précédents, ont vocation à faire évoluer les conceptions en les asseyant sur de nouvelles nécessités à prendre en compte et en les articulant à des données.

L’enseignant initie les mises en langage et les anime. Il agit concrètement sur la situation d’enseignement/apprentissage pour les mettre en place et les faire vivre : l’objet des échanges, le lieu, la mobilisation ou non d’un support (et de ce dont il est porteur), le mode de regroupement des élèves, la relation temporelle entre le temps de l’action et celui de la mise en langage et enfin sa propre activité. Les choix concrets et leur agencement dans la situation s’effectuent dans le but d’obtenir un effet sur l’apprentissage des élèves. Ce double aspect usage et intention confère aux mises en langage le statut de techniques. Ce sont des procédés didactiques dont on peut rendre compte. Elles interrogent le contrat didactique entre maître et élèves. Ce contrat participe à la dévolution qui se dissimule derrière le terme « mise ». En effet, le langage des élèves dans ces dispositifs leur attribue la responsabilité de la construction des apprentissages.

Les moyens mis en œuvre, les choix concrets sur la situation, sont dépendants de plusieurs choses. Tout d’abord, ils sont dépendant du problème traité et donc de la conception du savoir que mobilise l’enseignant. Ils sont également dépendants de l’effet qu’escompte l’enseignant de ce moment particulier sur l’activité cognitive des élèves. Enfin, ils expriment la prise en charge de nécessités implicites liées à des conceptions que mobilise le professeur.

En ce qui concerne la temporalité, les mises en langage se distinguent de toutes les formes d’interactions évoquées puisqu’elles peuvent avoir lieu, pendant ou après la séance d’EPS, mais aussi en amont. En cela, elles divergent des processus de régulation.

Enfin elles intègrent la notion d’outils tout comme les régulations d’apprentissage.

À titre d’exemple, nous proposons quelques interactions saisies lors d’une mise en langage en cours de séance en moyenne section. (PE professeur des écoles, E élève) avec une demi- classe.

PE : Alors ? D’après vous si elle ne se fait pas attraper, c’est seulement parce qu’elle court vite ?

E : Non, c’est parce que… c’est parce que …les loups étaient en train d’attraper deux cochons. PE : Les loups étaient occupés.

E : A attraper deux cochons… PE : A chaque fois ?

74

PE : Tu entends ? Quand il n’y a pas de loup au milieu, elle court au milieu. Ça c’est choisir… E : Une bonne route !

Ici, le travail du langage, avec des mots simples, va centrer les élèves sur des indices à prendre en compte (la position, l’orientation du défenseur et le couloir radial dégagé) et à mettre en relation pour sélectionner une trajectoire. La focalisation sur le joueur rapide est délaissée au profit d’un jeu dynamique à lire continuellement notamment dans la relation attaquant./défenseur.

Il convient maintenant d’interroger les mises en langage de différents points de vue afin de déterminer leur bien-fondé à l’école maternelle pour permettre à tous les élèves de progresser indépendamment de leurs différences quelles qu’elles soient et de mettre en évidence leur singularité au regard des approches que nous avons préalablement exposées.