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Après avoir situé notre conception de l’expérience au regard d’autres méthodologies d’entretiens professionnels en nous appuyant sur le pragmatisme de Dewey, il convient maintenant de préciser la conception du langage qui encadre la mise en mots que nous mobilisons dans la formation des enseignants. Nous avons déjà évoqué dans la première partie notre ancrage dans une approche vygotskienne impliquant comme le met en avant Bronckart (1987) de prendre en compte un double statut : le langage est un ensemble de pratiques actives et hétérogènes (ce qui renvoie à une dimension sociale) et un système de représentations qui ne reflète pas la réalité des faits et des objets comme une photographie le ferait (ce qui renvoie aux contenus). « Les mots nous tiennent captifs, plutôt que de nous montrer le réel, ils nous empêchent de le voir et nous désorientent. » (Bronckart, 1987, p.37).

Par ailleurs, nous avons également évoqué les travaux de Bakhtine.

L’ enjeu des paragraphes qui suivent est de mobiliser à nouveau ces référents au regard du langage des enseignants.

Une conception culturelle du langage

Clot et Faïta (2000) évoquent cette dimension culturelle du langage propre à chaque sphère d’activité. Le langage du professionnel n’est pas celui du chercheur et, en changeant d’adressage, le discours va révéler d’autres parties d’activités empêchées et de contradictions entre le genre et le style. Nous développons également ce point de vue, mais allons y apporter quelques nuances, notamment en montrant que cet aspect culturel s’élabore dans un processus de secondarisation.

Bronckart (1987, p.39), s’appuyant sur les écrits de Baktine, nous montre que le langage est un moyen d’agir. Il correspond à un usage. Chaque sphère d’activité se construit un usage relativement stable de la langue avec des contenus et des moyens linguistiques que lui sont propres. L’auteur (2001, p.146) reprend les travaux de Wittgenstein et nous rappelle les conditions d’émergence des langues naturelles négociées dans l’usage par des besoins d’entente dans l’activité collective.

Ceci nous conduit à définir et à caractériser la nature du discours qui se développe dans la sphère d’activités de l’enseignement et qui va le démarquer de tout autre discours.

Puisque nous considérons que les enseignants sont engagés dans une activité technique lorsqu’ils font classe, qu’ils posent, construisent et résolvent des problèmes techniques, alors apparaît la nécessité de définir ce qu’est un discours technique. Nous empruntons à Jaubert cette définition du discours, adossée aux travaux de Bronckart. « Un discours est une unité

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communicative, ancrée dans une situation d’interaction donnée au sein d’une sphère d’échange, porteuse d’une intention, et destinée à être interprétée par ses destinataires » (Jaubert, 2007, p .169).

Le discours technique est un discours pour agir concrètement de manière singulière sur la situation et pour produire des solutions pratiques efficaces qui incarnent des nécessités que l’enseignant mobilise consciemment ou non. Ce discours technique retrace la construction de la solution au travers de l’examen de toute une série d’éléments concrets mis en relation avec des effets observés ou supposés sur l’apprentissage des élèves. Il est normé et orienté par l’activité des élèves qui doit être une activité qui permet à ce dernier d’apprendre et de progresser (efficacité) en référence à un savoir qui a du sens d’un point de vue épistémologique. Vérillon (2004, p .171) montre que les constructions cognitives techniques renvoient davantage au registre de l’efficacité qu’à celui de la vérité. L’exploration des possibles passe donc par une quête de l’efficience.

Cette sphère d’activité de l’enseignement est un « lieu social » (Bronckhart, 1987, p. 41) porteur de règles et d’usages de l’énonciation. Un enfant, par exemple, y est un élève. Ainsi, une position énonciative pertinente dans notre recherche sera celle qui s’inscrit dans le genre attendu. Jaubert (2007, p.295) définit comme suit une position énonciative : « Un discours est toujours produit dans un champ de l’activité humaine, lequel a un effet sur l’énonciation elle- même. En effet l’énonciateur met en œuvre les modes de parler qu’il pense être efficaces pour élaborer les contenus nécessaires à la réussite de l’activité. Ce faisant, il se projette dans une communauté discursive dont les formes d’interactions langagières sont spécifiques, de sorte qu’il construit, au fil de l’énonciation, une position que l’on appelle une position énonciative ». Toutefois cette position énonciative manque parfois de pertinence et rassemble des bribes de discours issus d’autres sphères d’activité comme nous le montrerons dans la suite de notre développement.

Ce discours technique inscrit dans le champ du savoir enseigner renvoie en outre à la transmission ou à la diffusion de savoirs, ce qui lui confère une caractéristique supplémentaire, c’est un discours technico-didactique qui s’inscrit dans une perspective d’enseignabilité selon Orange (2014).Cette perspective d’enseignabilité conduit à interroger d’une part les choix des savoirs à enseigner en lien avec les conceptions mobilisées par les acteurs et d’autre part les choix des modalités d’intervention pour transmettre et diffuser ces savoirs.

Amade Escot (2007, p. 14) contextualise cette définition à l’EPS.

« Les savoirs en APSA (qu’ils soient savants, experts et/ou personnels) relèvent d’une modélisation de pratiques corporelles historiquement cristallisées en activités culturellement

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légitimées ». Ils ont une légitimité sociale plus ou moins importante selon qu’ils sont savants ou personnels. Le didactique relève de toutes les situations institutionnalisées de partage et de communication de ces savoirs. Il nécessite une transposition pour prendre en compte l’enseignabilité dont fait état Orange.

Concernant le discours didactique en EPS, il peut être pluriel comme l’indique Amade-Escot (2007).

 Normatif : il émane d’experts et prescrit ce qui doit être enseigné par des biais institutionnels,

 Praticien : il est produit dans un but de partage par les professionnels eux-mêmes et répond à une recherche d’efficacité sur le terrain.

 Scientifique : il a une visée compréhensive des phénomènes d’enseignement/apprentissage et s’inscrit dans conjointement dans une démarche d’accompagnement et de recherche.

Le discours spontanément produit en formation n’est pas d’emblée si précis ni si expert. Nous l’avons dit, il emprunte parfois à d’autres sphères d’activité et se construit au fur et à mesure. Cette dimension culturelle nous rapproche de la conception du langage dont font état Clot et Faïta, pour qui le « parler professionnel » s’inscrit bien dans une sphère d’activité. Nous ne l’envisageons pas pour notre part comme très stable.

Les enseignants explicitent peu leur pratique dans le quotidien de la classe. Ils mobilisent parfois de manière inconsciente des conceptions qui ne les engagent pas dans ce type de discours et qui peuvent même constituer des obstacles.

Comme nous aurons l’occasion de le développer, nous mobilisons une conception du développement professionnel qui vise l’évolution des conceptions des enseignants. A cet égard, le discours produit peut témoigner de cette évolution et devenir de plus en plus technico- didactique. Comme dans le cas des mises en langage chez les élèves, le discours des enseignants en formation est un discours de travail qui admet, les ratures, les brouillons. C’est sans doute une caractéristique des productions langagières orales quelle que soit la sphère d’activité dans laquelle elles sont produites.

Cependant, ce discours évolue selon des processus développés par Bakhtine et repris par Bronckhart puis Jaubert. Ces processus rendent compte des mouvements langagiers depuis des genres premiers vers des genres seconds et de leur signification eu égard à l’évolution des conceptions.

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Jaubert (2007, p 204) rend compte de distinctions qu’opère Bakhtine entre les genres premiers du discours et les genres seconds.

 Les genres premiers du discours sont liés à l’action, au quotidien et sont les plus fréquents. Ils admettent une part d’implicite, de pointage, et sont peu compréhensibles indépendamment de la situation dans laquelle ils sont produits. D’un point de vue formel, ils sont peu élaborés.

 Les genres seconds du discours sont produits dans un contexte où la situation n’est pas partagée et où les échanges sont culturellement plus élaborés. Ils évacuent une quelconque connivence entre les protagonistes de l’échange. Du point de vue formel, ils s’inscrivent dans un oral scriptural. Ils nécessitent une reconfiguration de l’activité du locuteur qui doit s’affranchir du discours spontané pour mobiliser des formes langagières précises en conventionnelles.

Jaubert (2007) s’intéresse au contexte de la classe et observe le lien direct entre la transformation des modes de parler et celle des modes d’agir et de penser en sciences. Le processus de secondarisation des discours premiers, qui ne sont pas encore des discours seconds mais qui tendent vers eux, témoigne d’une évolution des cadres interprétatifs.

De la même manière, le discours des enseignants en formation va évoluer depuis un discours premier vers un discours qui tendra de plus en plus vers un discours technique, orienté vers l’efficacité de son action, et didactique orienté conjointement vers le savoir enseignable. Ces aspects didactiques peuvent renvoyer par exemple à des éléments de transposition ou de progressivité tout en maintenant le sens dans sa dimension signification, et vers les modalités d’intervention pour faire construire ces savoirs. Ce processus accepte des énoncés hybrides tels que les définit Bakthine : « Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d’après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux “langues”, deux perspectives sémantiques et sociologiques » (1978, p. 126). Par ailleurs, le processus n’est pas linéaire et admet des retours en arrière lorsque de nouveaux aspects problématiques surgissent. Cette vigilance quant au processus de secondarisation comme significatif d’une transformation des conceptions mobilisées pour gérer le couple enseigner/apprendre distingue notre approche des méthodologies évoquées précédemment.

La notion de prise en charge énonciative développée par Bronckart (2001, p. 149) affine encore un peu notre propos. Dans la mesure où tout texte produit à l’oral comme à l’écrit constitue « une entité sémiotique complexe », plusieurs niveaux structurels se superposent. Un niveau

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profond d’ordre cognitif, un niveau intermédiaire qui contribue à assurer une cohérence au texte et enfin un niveau superficiel, celui de « la prise en charge énonciative et de modalisation ». Ce niveau rend compte du niveau d’engagement énonciatif dont fait preuve l’énonciateur dans l’interaction et se traduit par des formes linguistiques spécifiques. Ce niveau donne à voir l’organisation des différentes voix, une hiérarchisation, ou une tentative d’orchestration pour reprendre les termes de Jaubert d’une modification de la position énonciative.

Une conception sociale du langage : le dialogisme

La référence au dialogisme de Bakthine nous rapproche de la méthodologie d’entretien de formation développée par la clinique de l’activité.

Les énoncés produits sont socialement situés et s’articulent aux énoncés de l’autre. « On occupe une place énonciative en construisant des contenus, toujours dans la prise en compte de l’autre en s’assurant de son jugement quant à la proposition sémiotique faite ». (Jaubert, 2007)

Cependant, les énoncés peuvent mettre en présence d’autres voix que celle de « l’enseignant expert » et donner lieu à des conflits de points de vue. On parle alors d’une hétéroglossie dissonante. Bronckart (1987) précise cette notion de voix chez Bakhtine et rappelle que les groupes sociaux produisent quantité d’actes langagiers organisés en autant de systèmes différents. Les voix sont assimilables à des discours pouvant être assignés à un groupe social particulier. Ce peut être celui du genre si l’on veut reprendre la terminologie de la clinique de l’activité ou celui de l’institution par exemple.

Bakhtine met en évidence un double dialogisme du langage :

 Il se nourrit des énoncés réels ou virtuels qui le précèdent qu’il absorbe ou transforme en référence au champ culturel dans lequel il se déploie

 Il répond aux énoncés passés ou à venir, ce qui permet à l’énonciateur de se construire une image de son interlocuteur.

Dans le contexte de l’entretien de formation, ce dialogisme se traduit de diverses manières. Comme le soulignent Clot et Faîta, il peut se référer aux conceptions que mobilise le formé en deux temps distincts de la formation, mais il peut également prendre en compte l’énoncé virtuel du pair filmé si l’on reprend le dispositif de l’entretien d’allo-confrontation.

Ceci nous conduit à un dernier aspect de la conception du langage que nous mobilisons pour envisager la contribution du langage dans le développement professionnel.

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Une conception argumentative du langage

Comme toute activité humaine, l’activité langagière des enseignants en formation peut s’analyser selon la théorie de l’activité de Léontiev qui a déjà été citée. Le schéma 7 donne un exemple de modélisation de l’activité d’un enseignant participant à un entretien de formation problématisant. Le mobile, le « pourquoi ? » est lié au sens personnel qu’attribue l’enseignant à son activité. Il a une fonction d’incitation de l’activité. « Faire réussir tous les élèves », « être une meilleure enseignante » constituent des mobiles différents. Pour autant, le but de l’activité, le « pour quoi ? » pourra être le même. Dans le cas du dispositif de formation que nous mettons en place, il s’agit d’analyser des pratiques alternatives et en produire des nouvelles dans le but d’une plus grande efficacité dans la gestion d’un problème professionnel concret. Ces actions ont une fonction cognitive. Les opérations, enfin, sont des moyens langagiers qui permettent la description, l’analyse, l’argumentation.

Schéma 7 macrostructure de l'activité langagière d'un enseignant en formation d'après le modèle de Léontiev repris par Astolfi (2008)

Activité

ENERGETIQUE de l’ACITIVTE

RATIONALITE de L’ACTIVITE Dimension projective (non

accessible)

Dimension cognitive Dimension matérielle Fonction d’incitation

Faire réussir tous les élèves Etre une meilleure

enseignante …

Fonction d’orientation Analyser des techniques alternatives et en produire des nouvelles dans le but d’une plus grande efficacité dans la gestion d’un

problème professionnel concret.

Fonction de réalisation Moyens linguistiques

(lexique en relation avec des contenus professionnels et disciplinaires, des outils, des conduites de description, d’argumentation,

d’anticipation …) Le « POURQUOI » Le « POUR QUOI » Le « COMMENT »

Cette modélisation contribue à notre problématique en schématisant l’activité des enseignantes engagées dans le processus de formation adossé à notre projet de recherche. Cette modélisation

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nous rappelle que les opérations remplissant une fonction de réalisation constituent le berceau du développement de l’activité et sont progressivement élaborées par le sujet lui-même comme nous l’avons établi dans le paragraphe 6.1.1. De notre point de vue, ces opérations et leur évolution sont liées à l’examen des données et des nécessités en jeu et perçues dans les techniques mises en œuvre ou dans celles qui peuvent être soumises à la discussion dans des situations d’analyse de pratiques. Elles reflètent les conceptions que mobilise l’enseignant. En effet, comme le rappellent Jaubert et Rebière (2012), des mondes et des objets se construisent au cours de l’activité langagière. Le sujet, dans l’interaction, choisit d’accentuer certains aspects de ces objets en fonction de la perception qu’il a de la situation de communication pour proposer une schématisation, au sens que lui accorde Grize, à son interlocuteur. Ainsi, nous considérons que les références, les mondes dans lesquels s’ancrent les discours constituent des indicateurs pour accéder aux conceptions des enseignants.

Par ailleurs, notre ancrage puissant dans le cadre de la problématisation nous conduit à une valorisation de la construction du problème et de l’accès aux raisons au détriment d’une recherche directe de la solution qui se trouve, pour un temps, ajournée. Ainsi, ce travail langagier de construction de raisons joue un rôle certain dans l’élaboration des opérations d’orientation. Pour autant, cette activité se développe en réponse au questionnement du formateur. Il visera l’argumentation et ne bannira pas le « pourquoi ? » comme peuvent le faire les entretiens d’explicitation et d’auto-confrontation. Ce questionnement vise à développer un certain type d’activité argumentative.

Problématisation et argumentation sont fortement corrélées comme nous l’avons montré dans le paragraphe 5.2.2.1 de notre première partie qui développe les approches de Grize et de Toulmin. Ceci nous invite à conclure que les épisodes d’argumentation dans la formation des enseignants donnent d’abord à voir des schématisations que les enseignants construisent et partagent. Ainsi, la mise à jour des effets de « mise en scène » nous renseigne sur les aspects que retiennent les enseignants des différents éléments présents dans les techniques et qui, au fil des entretiens vont se constituer en objet de discours. Par ailleurs, les épisodes d’argumentation sont également porteurs de nécessités ou d’impossibilité en référence aux fondements que propose Toulmin. Ce double jeu d’argumentation autour de la problématisation et de la construction des raisons qui fondent la pratique peut constituer un levier pour la formation.

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Quels sont les indices de développement professionnel dans le cadre de la