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Chapitre II. Le chemin vers l’œuvre : les recherches sur les Carnets Carnets

A. Les couleurs à la lumière

3. Le paysage sous la lumière dans Hérodias

L’œuvre suivante, Hérodias, commence par la description des hauteurs, comme si nous étions situés du point de vue du perroquet qui s’envole, sur la tête de Félicité montant au ciel. Depuis le balcon du château, Antipas voit les montagnes, les vallées, la Mer Morte et plusieurs villes qui s’étendent :

L’aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, des collines, le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi au milieu, traçait une barre noire ; Hébron, dans l’enfoncement, s’arrondissait en dôme ; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Karmel des champs de sésame ; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. Le Tétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, les palmiers de Jéricho ; [TC, p. 109]

Le paysage d’Antipas est en même temps celui que Flaubert imagina au stade de la mise au point du projet pour Hérodias. C’est dans sa correspondance à Caroline du 17 août 1876 que Flaubert révèle précisément son intention d’écrire Hérodias :

Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je

vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un

balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du temple. [Corr. V, p. 100]

283

Dans cette correspondance, on remarque particulièrement la solidité de l’illusion que Flaubert garde en écrivant Hérodias. En décrivant la Seine qu’il voit concrètement depuis sa fenêtre, Flaubert essaie de transposer l’un ou l’autre les étincellements des eaux de la mer Morte. Par ailleurs, en traversant un élément comme l’eau, le regard de Flaubert devient directement celui d’Hérode. L’eau qui coule partout et peut prendre n’importe quelle forme continue en même temps à avoir la même homogénéité. C’est l’intermédiaire qui unit le présent au passé, et les vivants aux personnages de légende. Par exemple, Saint Antoine entre dans le monde des légendes en flottant dans la rivière dans une petite barque et en se mettant à rêver : l’eau a donc un rôle unificateur entre la réalité et la fiction.

Or la quantité de folios du carnet d’Hérodias est plus importante que pour les deux autres contes. Cependant, dans ses carnets, Flaubert ne semble pas s’intéresser tellement aux couleurs. Il fait surtout attention à prendre beaucoup de notes sur le paysage des villes qui bordent Machærous en bas du balcon du château. Le fo 1 ro 284, le premier du Carnet 0 commence par des notes sur la Vallée de Hinnom, qui coule dans le Sud-Est de Jérusalem. Dans ce folio, un croquis sur le toit permet de comprendre que Flaubert a considéré le paysage des hauteurs comme important. Le paysage vu d’en-haut est pittoresque et plein de reliefs. Le fo 5 ro 285 du Carnet 0 est la carte de la Palestine à l’époque de Jésus Christ. L’en-tête est constitué par la Mer Morte, et le bas par la mer Méditerranée, avec au centre à gauche le Lac de Genesaret . Parmi ces dessins, les noms des villes, Samarie, Damascus et Tibériade, etc., sont écrits à la bonne place. Dans Hérodias, les dessins n’ont aucune influence sur les personnages, mais le paysage qu’Antipas regarde au début du conte est exactement le même que celui du croquis. Par conséquent, dans le lever du soleil, le gris des rochers, le noir de la ville d’ Engaddi, le blanc du Jourdan et le bleu du lac apparaissent dans la brume matinale sous la lumière rouge de l’embrasement du soleil levant. Ce n’est plus le croquis qui se compose de couleurs fixes, mais plutôt des images de la réalité qui change petit à petit.

Citant les phrases dans le Voyage en Orient, Jacques Neefs remarque que Flaubert a souvent essayé d’« enregistrer la lumière » :

Le soleil perce les nuages, ils se retirent des deux côté et le laissent couvert d’un transparent blanc qui l’estompe. [...] derrière l’acropole d’Argos, à notre droite, près de nous et sur elle, un petit nuage blanc, cendré. La lumière tombant à ma droite et Presque d’aplomb, éclair

284

Flaubert, Carnets de travail, op. cit., p. 745.

285

étrangement François et Max à ma gauche, qui se détachent sur un fond noir, je vois chaque petit détail de leur figure très nettement ; elle tombe sur l’herbe verte et a l’air d’épancher sur elle un fluide doux et reposé, de couleur bleue distillée. 286

Décrire non les choses mais la lumière qui fait apparaître, s’ouvrir, se découper en circonstances. L’écriture-regard rencontre cet instant où il faudrait faire être l’être dans sa densité fugitive, dans sa définition pour l’œil. Décrire est moins prendre possession par l’intelligence du quadrillage topographique, de l’interprétation, du classement, qui viser la consistance du visible, sa distillation en espace et lumière (ses condensations fugitives : « un petit nuage blanc, cendré »). 287

Ce qui nous intéresse, c’est qu’il a utilisé des photos pour décrire le paysage du début d’Hérodias : il l’a noté au fo

6 du Carnet 0, « Mer Morte. De Luynes – Photographies – Vignes »288. Mais Flaubert a écrit souvent que les photographies lui répugnaient. Lorsque Louise Colet lui envoya une photo d’elle, Flaubert déclara ainsi : « N’envoie pas ton portrait photographié. Je déteste les photographies à proportion que j’aime les originaux. Jamais je ne trouve cela vrai »289 [Corr. II, p. 394]. De plus il ne s’intéressait pas à la photographie lors de son voyage en Orient. Il prenait exclusivement des notes, bien que son compagnon Maxime Du Camp s’appliquât à prendre de nombreuses photographies. D’Égypte, Flaubert écrit ainsi à Louis Bouillet : « Le jeune Du Camp est parti faire une épreuve; il réussit assez bien »290 [Corr. I, p. 609]. Après son voyage avec Flaubert, Du Camp remporte un grand succès avec son livre de voyage illustré de photos publié à Paris. D’autre part, Flaubert ne pensait qu’à ses romans pendant ce voyage à Damas : « La mémoire fout le camp peu à peu. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour »291 [Corr. I, p. 678]. Dolf Oehler analyse l’idée sur la photographie dans les romans de Flaubert, Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet : « chez Flaubert, le refus de la photographie et du portrait photographique reste implicite : il

286 Flaubert, Voyage en Orient,(1849-1851), Égypte, Liban-Palestine, Rhodes, Asie Mineure,

Constantinople, Grèce, Italie, édition présentée et établie par Claudine Gothot-Mersch, annotation

et cartes de Stéphanie Dord-Crouslé, Gallimard, coll. « Folio classique », 2006, p. 444.

287

Jacques Neefs, « L’Écriture des confins », in Flaubert l’autre, op. cit., p. 61.

288

Ibid., p. 751.

289

Lettre à Louise Colet, le 14 août 1853.

290

Lettre à Louis Bouilhet, le 13 mars 1850.

291

n’a pas de héros porte-parole et il renonce également à toute réflexion théorique, à tout commentaire sur la portée de l’épisode »292.

Pourquoi a-t-il osé utiliser les photos pour Hérodias ? En parallèle des photos, Flaubert a noté minutieusement beaucoup de noms de villes et a listé leurs caractéristiques, qui apparaissent au début d’Hérodias. Les photos nous donnent des connaissances exactes et c’est toujours le but de Flaubert, qui écrit les œuvres historiques. Mais dans ce conte, il a besoin les photos pour une autre raison : on peut remarquer que le paysage contemplé par Antipas et sa façon d’apparaître dans la lumière du soleil levant ressemblent aux photos, qui fixent les images par l’intermédiaire de la lumière. En fait, Hérodias est un conte qui apparaît par la lumière : ce que Flaubert a vu est « la surface de la mer Morte brillant sous le soleil », et dans cette scène Hérode et Hérodias regardent les toits en or du temple brillant depuis le balcon du château. La lumière est l’origine de toutes les couleurs et de ce fait

Hérodias s’accomplit en s’unifiant à la lumière qui transcende les couleurs. Regarder les

photos est une pratique indispensable à Flaubert, non pas afin de les réutiliser directement dans son œuvre, mais afin de créer un monde original et d’entrer dans l’illusion éternelle de l’œuvre.

En réalité, en analysant les Trois contes à l’aide des carnets, on comprend que chaque conte a un contenu différent, mais qu’ils gardent une structure commune. Les couleurs sombres des vitraux dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier deviennent les couleurs vives du perroquet d’Un cœur simple, et finalement se résument dans la lumière qui sublime toutes les couleurs dans Hérodias. C’est le choix de Flaubert de décrire suffisamment les couleurs en s’attachant aux détails « du moderne, du moyen âge et de l'antiquité », comme il l’écrit dans sa correspondance en 1857. Il a souvent écrit sur les couleurs :

Où la Forme, en effet, manque, l’idée n’est plus. Chercher l’un, c’est chercher l’autre. Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur et c’est pour cela que l’Art est la vérité même. 293 [Corr. I, p. 91]

292

Dolf Oehler, « La Répudiation de la photographie Flaubert et Melville » in Flaubert, l’autre, op.

cit., p. 111. Par exemple, il cite le passage à la fin de L’Éducation sentimentale à fin de montrer

l’attitude ironique de Flaubert vis-à-vis de la photographie : « Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe: et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête » [L’Éducation sentimentale, préface et commentaires de Pierre-Louis Rey, Paris, Pocket, coll. « Pocket classique », 1989, p. 515-516] (voir Dolf Oehler, « La Répudiation de la photographie Flaubert et Melville », op. cit., p. 107).

Chez Flaubert, la couleur est une idée, c’est-à-dire qu’elle appartient à l’essence du roman. La couleur n’est pas la partie complémentaire du roman mais elle est l’illusion même de l’œuvre. Ainsi, exprimer les couleurs crée les caractéristiques des romans et permet l’illusion complète. Il s’agit d’un élément indispensable pour arriver à l’art, en d’autres termes à la vérité, et cela devient certain en analysant les carnets.

Il est évident que le carnet est fragmenté arbitrairement par rapport aux brouillons, et il est difficile de dire qu’il répond à l’ordre et la signification des œuvres. Il est par conséquent impossible de conduire l’analyse des œuvres sur la seule base des carnets. Cependant, du fait que les carnets ne sont qu’une partie du processus de création, peut-on dire qu’ils dévoilent clairement la volonté profonde de l’auteur ? Ces connaissances partielles sortent l’œuvre de son carcan et lui donnent une structure nouvelle qui permet d’infinies possibilités. C’est ainsi que de nombreux fragments des documents qui n’ont pas été utilisés directement et semblent insignifiants sont introduits dans l’œuvre, et qu’il ne faut donc pas ignorer les carnets. L’approche par les carnets n’est pas seulement un processus inévitable de compréhension de l’œuvre, mais également le mieux fondé.

Cependant, les carnets d’Hérodias ne racontent ni les couleurs, ni les paysages après les notes des photos. Flaubert s’intéresse ensuite aux noms de nations et à leurs caractéristiques, lieux et noms propres. Nous analyserons ce problème dans le chapitre suivant.