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Chapitre II. Le chemin vers l’œuvre : les recherches sur les Carnets Carnets

A. Les couleurs à la lumière

2. La colombe dans le vitrail dans Un cœur simple

En ce qui concerne Un cœur simple, on trouve très peu de notes dans les carnets. La raison en est que l’œuvre traite de l’époque contemporaine et le contenu résulte de l’imagination de Flaubert. La plupart des notes concernant Un cœur simple se trouvent dans

273

Ibid., p. 733. Au fo 76 vo du Carnet 17,Flaubert écrit que « Hynait […] Le meilleur est celui qui est rouge ».

274

Ibid., p. 734.

275

le Carnet 16, qui contient également les notes sur La Tentation de Saint Antoine276. Il fut écrit de mars à avril 1876, et même dans ce court carnet les couleurs apparaissent de façon récurrente, comme dans les notes de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. 9 folios pour

Un cœur simple, du fo

40 vo au fo 44 vo, se trouvent dans le Carnet 16.

Ce qui est décrit pour la première fois dans les carnets, ce ne sont pas des couleurs d’animaux (comme les faucons) mais celles de vêtements d’hommes. Dans le texte définitif, les vêtements de Félicité sont ainsi décrits : « un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette » [TC, p. 44]. Les couleurs du texte définitif donnent une impression de simplicité. Mais, de fait, les vêtements ont des couleurs très vives au fo 43 vo du Carnet 16 :

Costumes de Pont-l’Éveque (Lailé, 1821).

Robe violette, châle jaune à bordure cachmire, gants verts, fraise, bonnet. […] <et une guirlande grise et rosâtre> 277 (extrait)

L’abondance de couleurs est la même que celle des faucons dans les carnets. Dans le texte définitif, ces deux contes donnent l’impression d’être clairement différents, mais dans les carnets ils se succèdent.

La façon de traiter les vitraux vient prouver cela. Les vitraux se trouvent au fo 58 vo du

Carnet 16: « Maître autel – Au-dessus, trois fenêtres. Celle de droite, [ second ] < 2e > rangée, une Sainte Vierge < + > assise les mains jointes, au-dessus d’elle un Saint Esprit dans les flammes tordues »278. On peut penser que Flaubert a écrit cette note lorsqu’il a voyagé en Normandie pour Un cœur simple. Sur l’église de Pont-l’Évêque, Flaubert a écrit les fo 57 vo, fo 58 ro, fo 58 vo et fo 59 ro du Carnet 16.

Dans le texte définitif d’Un cœur simple, les vitraux ont une relation positive avec les saints et influencent l’esprit de Félicité en dominant son aspect intérieur : « sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominait la vierge » [TC, p. 54]. L’esprit auquel pense Félicité en regardant les vitraux, c’est la colombe279

, comme on voit que Flaubert écrit nettement « un St Esprit Colombe dans des flammes tordues » au fo 391 vo. Cette image de « l’Esprit dans

276

Carnet 16 contient les notes de décembre 1871 à février ou mars 1872 sur La Tentation de Saint Antoine, mais il contient aussi celles de l’année 1876 pour Un cœur simple et Hérodias.

277

Flaubert, Carnets de travail, op. cit., p. 674.

278

Ibid., p.692.

279

les flammes tordues » se trouve aussi au fo 304 vo. Flaubert efface les mots « les flammes tordues » après, mais cette image se trouve justement dans La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier. Au-dessus de la couchette du petit Julien, « une lampe en forme de colombe

brûlait » [TC, p. 82]. De plus, l’Esprit qui est symbolisé par une colombe suggère le faucon blanc comme neige dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, et en même temps elle insiste sur le symbole et condense la sainteté. Dans le texte définitif de La Légende de Saint

Julien l’Hospitalier, le faucon blanc est le double de Julien qui se transforme en saint et la

légende de Julien se trouve dans celle des vitraux de la cathédrale.

Cela prend une signification très profonde. Les vitraux dans La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier donnaient l’occasion à l’histoire de se dérouler en restant symbolique, mais

dans Un cœur simple c’est un élément du vitrail, la colombe, qui importe, et satisfait l’esprit de Félicité. Lorsqu’elle regarde les vitraux, elle imagine l’esprit avec plusieurs visages :

elle [Félicité] aima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église. [TC, p. 55]

La couleur blanche de la colombe est à l’origine de toutes les autres. Elle suggère d’infinies possibilités par son image innocente. Dans les vitraux, elle est en relation avec l’existence sublime de l’esprit et elle permet de l’imaginer sous toutes ses formes, c’est-à-dire la totalité du monde.

Dans Un cœur simple, la colombe égale l’Esprit, qui est une partie des vitraux regardés par Félicité et lui fait voir des illusions sous la forme d’une série d’histoires. Elle ne cesse de charmer Félicité. En réalité, l’histoire de Julien, qui était celle des vitraux, entre dans la partie des vitraux d’Un cœur simple. Finalement, elle se développe comme l’histoire de Félicité.

Il est très intéressant de constater la coïncidence entre le perroquet et l’esprit dans l’image d’Épinal :

À l'église, elle [Félicité] contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'émeraude, c'était vraiment le portrait de Loulou.

L'ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d'Artois, – de sorte que, du même coup d'œil, elle les voyait ensemble. Ils s'associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s'énoncer, n'avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n'ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou. [TC, p. 73]

La ressemblance absolue entre le perroquet et l’esprit, que Félicité a trouvée, ce sont les couleurs vives. Cela permet d’assimiler directement le perroquet au faucon, sans interposer la colombe qui suggère la pureté par sa couleur blanche mais ne fait pas sentir la vitalité. Dans cette citation, on ne trouve plus l’image du faucon blanc dans le texte définitif de La

Légende de Saint Julien l’Hospitalier.

En réalité, dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, le faucon qui a des couleurs vives au stade du carnet devient de couleur blanche dans le texte définitif et via ce changement Julien se transforme en saint. Cependant, le faucon, dont la couleur très vive semble disparaître totalement dans le texte définitif, réapparaît sous un autre aspect dans Un

cœur simple. L’esprit, dans Un cœur simple, ressemble au perroquet qui garde des couleurs

vives par l’intermédiaire de la colombe blanche : le conte subit le processus inverse de celui de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. En achevant ce passage, qui se trouve entre les deux œuvres, le faucon aux couleurs vives, qui n’existait que dans les carnets, c’est-à-dire au stade des idées, finit par apparaître dans le texte définitif sous la forme du perroquet. Cela signifie aussi que le temps indéfini de l’époque médiévale devient le temps précis de 1809. Ainsi au moment où Félicité reconnaît le perroquet comme esprit, L’existence potentielle dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier devient l’existence absolue.

En effet, lorsque Flaubert écrivit ce conte, il dessina plusieurs fois dans ses carnets. Il dessina une partie des vêtements de la région de Pont-l’Évêque, les bonnets, et la tour carrée de l’église de la ville, ainsi que des épées à crans comme l’image de deux fenêtres de maisons et deux fenêtres en demi-lune d’un couvent à Honfleur280. Les bonnets sont un

280

Le croquis des bonnets se trouvent au fo 43 vo, celui de la tour carrée de l’église est au fo

44 vo, celui des fenêtres à Honfleur se trouve au fo 56 et celui des fenêtres du couvent à Honfleur est au fo55 vo du Carnet 16.

élément indispensable pour exprimer l’apparence extérieur de Félicité, et l’église de Pont-l’Évêque est le lieu où elle formera son esprit. La ville d’Honfleur, où elle va faire empailler son perroquet, impressionne Félicité, et les lumières des maisons nous suggèrent la vie et non pas l’image du perroquet mort. Le couvent à Honfleur est l’endroit où Virginie, la fille de Madame Aubain, mourut, et on sait que l’école du couvent à Honfleur où la mère de Flaubert était élève lorsqu’elle était jeune fille est restée le modèle de Flaubert281

.

Ainsi, ces croquis servent aux scènes importantes et ne sont pas là arbitrairement. Dans

Un cœur simple, les tableaux et les dessins ont un rôle indispensable dans le processus de

création et pas seulement dans le conte, mais aussi dans le processus créatif de l’auteur. En regardant ses croquis, Flaubert fait passer le temps quotidien et l’espace réel à un niveau imaginaire et créatif. Ce processus ressemble à celui que Félicité met en œuvre en voyant l’esprit qui occupe l’essence de son âme à partir des vitraux et de l’image d’Épinal, puis par le perroquet empaillé. En voyant les dessins, on oublie les apparences déterminées et on trouve les sensations pures par la fiction. Dans cette œuvre, les vitraux, les images d’Épinal et celle du perroquet empaillé se superposent en gardant chacune leur existence. Chez Flaubert, les dessins et les tableaux on un effet très proche des écrits. Lorsqu’il parle de ses œuvres, il utilise souvent les mots « faire voir ».

Dans sa correspondance, il affirme : « je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de l’Illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives »282

[Corr. I, p. 429]. Cette illusion que Félicité, illettrée, gagne par les images des livres pour enfants, par les vitraux et les perroquets, lui permet d’arriver à l’éternité sous la forme de l’esprit. Flaubert, comme elle, est intéressé par l’illusion sans fin procurée par les images des œuvres pour enfants :

Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres d’enfant. Je suis à moitié fou, ce soir, de tout ce qui a passé aujourd’hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu’à des récits de naufrages et de flibustiers. J’ai retrouvé des vieilles gravures que j’avais coloriées à sept et huit ans et que je n’avais pas revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J’ai reéprouvé devant quelques-unes (un hivernage dans les glaces entre autres) des terreurs que j’avais eues étant petit. Je voudrais je ne sais quoi pour me distraire ; j’ai presque peur de me coucher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale, [...]. Mes

281

Flaubert, Carnets de travail, op. cit., p. 694.

282

voyages, mes souvenirs d’enfant, tout se colore l’un de l’autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale. 283 [Corr. II, p. 55]

Ces phrases font partie de la correspondance de Flaubert durant l’écriture de Madame

Bovary, mais elles coïncident également avec l’expérience de Félicité. Lorsque Flaubert

parcourut les livres illustrés pour enfants, il voulut ressentir l’essence de leurs personnages afin de l’exprimer ensuite dans ses œuvres. Comme caractéristique de cette illusion, il y a la montée en spirale des images. Félicité elle aussi voit s’envoler son perroquet vers le ciel à la fin du conte.