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Chapitre I. La G enèse des idées des Trois contes

C. La faillite et les motivati ons de la création des Trois contes

1. Bouvard et Pécuchet et la crise financière

On croit en général qu'il y a deux raisons à l'interruption de Bouvard et Pécuchet181. La première serait la mort de la mère et de proches de Flaubert, et l'autre viendrait de la ruine du mari de sa nièce. On se penchera donc d'abord sur l'étude de la première raison.

Au mois de juillet 1869, le meilleur ami de Flaubert, Louis Bouilhet, décède, et au mois d'avril 1872, c'est au tour de sa mère de le quitter soudainement. Par la suite, en octobre de la même année, Théophile Gautier meurt également, de même qu’Ernest Feydeau l'année suivante. Ainsi, beaucoup de proches de l'auteur disparurent brusquement, ce qui bien sûr affecta beaucoup Flaubert.

Il écrira ainsi à la princesse Mathilde en 1872, au sujet de la mort de Théophile Gautier :

Ah ! Voilà trop de morts, trop de morts coup sur coup ! Je n’ai jamais beaucoup tenu à la vie, mais les fils qui m’y rattachent se brisent les uns après les autres. Bientôt il n’y en aura plus. Pauvre cher Théo ! C’était le meilleur de la bande, celui-là ! Un grand lettré, un grand poète, et un grand cœur. 182 [Corr. IV, p. 597]

Il exprime du fond du cœur sa tristesse. En 1874, il raconte aussi son chagrin face à la perte de son ami Bouilhet : « Je ne suis pas gai ! mais pas du tout ! Je regrette plus que jamais (sans compter les autres) mon pauvre Bouilhet »183 [Corr. IV, p.852]. La solitude que l'auteur éprouva à cette époque est indéniable184. Il s’est analysé lui-même dans une lettre à sa nièce, le 10, août, 1876 :

Faut-il te dire mon opinion ? Je crois que (sans le savoir) j’avais été malade profondément et secrètement depuis la mort de notre pauvre vieille. Si je me trompe, d’où vient cette espèce d’éclaircissement qui s’est fait en moi, depuis quelque temps ? C’est comme si des brouillards se dissipaient. Physiquement, je me sens rajeuni. [Corr. V, p. 338]

181

Voir Maurice Nadeau, Gustave Flaubert, écrivain, nouvelle édition, Paris, Les Lettres Nouvelles, 1980, p. 231. Voir aussi Herbert Lottman, Gustave Flaubert (Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Préface de Jean Bruneau), Paris, Fayard, 1989, p. 406-415.

182

Lettre à Princesse Mathilde, le 28 octobre 1872.

183

Lettre à sa nièce Caroline, le août 1874.

184

Flaubert a écrit les mêmes phrases à sa nièce Caroline le 25 octobre [Corr. IV, p.593], à Ernest Feydeau [ibid., p. 596], à George Sand le 28 octobre [ibid., p. 598] et à Tourgueneff [ibid., p. 600].

Mais avouant cette tristesse, Flaubert prépare progressivement Bouvard et Pécuchet. Par exemple, en août 1872, il raconte son projet sur Bouvard et Pécuchet avec passion.

Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs années. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospères, je le ferai paraître en même temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce. Vous devez en avoir une idée. Pour cela, il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la médecine. Mais il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin !185 [Corr. IV, p. 558-559]

Ensuite, en 1873 il lit énormément de documents et prend des notes comme il l’a annoncé à Madame Roger des Genettes. Malgré l’échec de la représentation de sa première pièce, Le

Candidat en mars 1874, et la mauvaise critique sur La Tentation de Saint Antoine, il écrit à

Edmond Laporte ainsi : « Rien ne s’oppose à ce que nous partions pour votre voyage de découvertes jeudi prochain. […] Je vous préviens, mon bon, que je ne sais pas quand je serai revenu ici. – car il faut que j’en finisse ! Il faut que j’aie découvert, avant de rentrer, le logis de mes bonshommes »186 [Corr. IV, p. 810]. Il voyagea ainsi avec Edmond Laporte en Normandie, pendant quelques jours, afin de chercher la place où ses héros, Bouvard et

Pécuchet, habiteraient. Après l'avoir enfin trouvé il se sent prêt à écrire, et le 29 juillet 1974,

il raconte sa décision à Tourgueneff : « Je serai revenu à Croisset vendredi (après-demain) et, le samedi 1er août, je commence, enfin, Bouvard et Pécuchet ! Je m'en suis fait le serment ! Il n'y a plus à reculer » [Corr. IV, p. 843]. Au mois d'octobre, il écrit aussi à sa nièce : « Je prépare actuellement mon premier chapitre (l'agriculture et le jardinage). L'introduction est faite. C'est bien peu comme nombre de pages, mais enfin je suis en route »187 [Corre. IV, p. 878]. Flaubert annonce donc à plusieurs reprises que sa création avance en bonne voie. À en juger par ses lettres, ses lamentations sur sa solitude ne gênent en rien son travail. Il est donc difficile de considérer la douleur due à la perte de ses proches comme la raison principale de l'interruption de Bouvard et Pécuchet.

L'autre raison, autrement dit sa crise financière, commence à retenir notre attention. Avant d'analyser concrètement ce problème, il est nécessaire de noter les idées de Flaubert

185

Lettre à Edma Roger des Genettes, le 19 août 1872. 186Lettre à Edmond Laporte, le 12 juin 1874.

sur les rapports entre la création et l'argent. Avant tout, l'argent ne fut pas un problème pour lui pendant très longtemps. Cette pensée se retrouve souvent dans sa correspondanc : « Quant à gagner de l’argent ? à quoi ? Je ne suis ni un romancier, ni un dramaturge, ni un

journaliste, mais un écrivain, or le style, le style en soi, ne se paye pas »188 [Corr. IV, p. 940].

À la différence des autres auteurs de la même époque, venant d'une famille aisée, Flaubert pouvait considérer qu’écrire était indépendant de l'argent, et jouissait des bienfaits de sa fortune sans soucis. Flaubert conseille même à George Sand de ne pas publier son roman :

Pourquoi publier, par l’abominable temps qui court ? Est-ce pour gagner de l’argent ? Quelle dérision ! Comme si l’argent était la récompense du travail, et pouvait l’être ! Cela sera quand on aura détruit la spéculation : d’ici là, non. Et puis comment mesurer le travail, comment estimer l’effort ? Reste donc la valeur commerciale de l’œuvre. Il faudrait pour cela supprimer tout intermédiaire entre le producteur et l’acheteur, et quand même cette question en soi est insoluble. Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini et, par conséquent, impayable. 189 [Corr. IV, p. 619]

Cependant, en même temps, il avait conscience de l'importance de la richesse, dans un XIXe siècle où la bourgeoisie tenait une place importante. Des passages liés aux problèmes financiers se trouvent toujours dans ses romans. Dans Madame Bovary, Emma se suicide à cause de ses dettes, et non pas à cause de sa rupture avec son amant. De même, dans

L’Éducation sentimentale, la raison de la séparation de Frédéric et de Madame Arnoux est

l'échec de l'affaire de Monsieur Arnoux : Madame Arnoux doit quitter Paris avec sa famille. Surtout à la fin de L’Éducation sentimentale, on ne trouve beaucoup de scènes des problèmes d’argent : Rosanette se voit intenter un procès à cause de ses dettes, et Madame Dambreuse a le problème de l’héritage de son mari. La faillite de Monsieur Arnoux cause, soit directement soit indirectement, les séparations de Frédéric et de ces trois femmes.

188Lettre à Léonie Brianne, le 18 juillet 1875. 189Lettre à George Sand, le 4 décembre 1872.

Comme Pierre Bourdieu le remarquait dans Les Règles de l'art, les actes de Frédéric sont toujours orientés par des problèmes financiers :

Installé dans la liberté que lui assure sa condition de rentier, il est commandé, jusque dans les sentiments dont il est apparemment le sujet, par les fluctuations de ses placements financiers, qui définissent les orientations successives de ses choix. 190

Aux alentours d’août 1872, Flaubert commença à préparer Bouvard et Pecuchet, or peu après il se trouva face à ses premiers déboires financiers. Quelles en seront les conséquences sur sa création ? En avril 1875, lorsque le couple de sa nièce fait faillite, Flaubert fait face à de gros problèmes d'argent, thème qui devient graduellement récurrent dans sa correspondance. Il vendit sa maison à Paris pour faire éviter la catastrophe de ce couple en mai de la même année. Par la suite, il écrit à Caroline :

si je le revoyais gagnant de l’argent et confiant dans l’avenir comme autrefois, si je me faisais avec Deauville 10000 livres de rente, de façon à pouvoir ne plus redouter la misère pour deux, et si Bouvard et Pécuchet me satisfaisaient, je crois que je ne me plaindrais plus de la vie. 191 [Corr. IV, p. 926]

Flaubert considérait la création, l'œuvre comme un art, et l'argent juste un moyen convenable pour mener sa vie quotidienne, mais cette pensée commença à changer au cours du mois qui suivit, et l'auteur se mit à considérer avec plus d'importance l'argent. Sa crise financière lui fit réaliser que l'argent était aussi important que son œuvre.

Mais il se rassura grâce à la possession de ses rentes. Il n'avait pas encore touché le fond. Le même jour, il écrit également à George Sand :

Je ne vais pas sortir de chez moi d’ici à longtemps, car je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pèse sur la poitrine comme un poids de cinq cent mille kilogrammes. Ma nièce viendra passer ici tout le mois de juin. Quand elle en sera partie, je ferai une petite excursion archéologique et géologique dans le Calvados. 192 [Corr. IV, p. 925]

190

Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 20.

191

Lettre à sa nièce Caroline, le 10 mai 1875.

192

Cette lettre nous démontre donc bien qu'à ce moment l'écriture restait son premier intérêt. Pendant cette période, son intention d'écrire était évidente, il prévoyait même un voyage de recherches pour Bouvard et Pécuchet.

Pourtant au fur et à mesure de l'évolution de la crise, l'état de conscience de Flaubert changea. Sa situation financière empira et il hypothéqua sa maison à Croisset, où il avait le droit de vivre jusqu'à son décès, avant que la demeure ne soit prise. Ses courriers prirent un ton plus tragique. Le 3 juillet 1875, il confessa à Tourgueneff:

Quant à moi, ça ne va pas! Ça ne va pas du tout! B. et P. sont restés en plan. […] Je m’en aperçois maintenant, et j’ai peur d’en rester là. Je crois que je suis vidé. Et puis, pour vous dire la vérité, j’ai dans ces moments-ci les plus grands chagrins (dans mon intérieur), des inquiétudes d’argent de la nature la plus grave. Ma pauvre tête est endolorie comme si on m’avait donné des coups de bâton. [Corr. IV, p. 929]

Sa création qui le passionnait tant stagne. Il décrit sa souffrance, et ressent la misère comme « des coups de bâton » et la compare à une violence réelle.

Malheureusement, cette crise ne s'améliora pas, et Flaubert finit par vendre son terrain de Deauville, et à la fin fut obligé de se séparer de nombre de ses biens. Il se confia à nouveau à George Sand le 18 août en 1875 :

Ma pauvre nièce est complètement ruinée, et moi je le suis aux trois quarts. […] Eh bien je souhaite crever le plus vite possible car je suis fini, vidé et plus vieux que si j’avais cent ans. Il me faudrait m’enthousiasmer pour une idée, pour un sujet de livre. Mais la Foi n’y est plus. Et tout travail m’est devenu impossible.

Ainsi je suis non seulement inquiet de mon avenir matériel, mais l’avenir littéraire me paraît anéanti. [Corr. IV, p. 946-947]

Cette lettre n'aborde plus Bouvard et Pécuchet, sujet que l'auteur avait à cœur jusqu'ici. Tout projet concernant l'œuvre disparaît et il ne ressent plus la passion de créer. Il ne peut plus écrire. Il faut de même remarquer l'apparition du mot faillite. Ce courrier commence par ce propos, et prouve combien Flaubert était tourmenté. L'écriture à laquelle il s'était dévoué toute sa vie, est remplacée pour la première fois par ses problèmes financiers. Non seulement la faillite lui ôta sa volonté de création, mais elle était aussi directement liée à sa mort.

Ce désespoir ressemble à la fin de Madame Bovary. Cette ressemblance entre Flaubert et ses personnages qui affrontent la faillite n'est pas seulement mentale. Emma demanda ainsi à de nombreuses personnes de l'aider à régler ses dettes, et Frédéric fit le tour des prêteurs afin de sauver Monsieur et Madame Arnoux, chose que Flaubert lui-même commença à entreprendre.

Mais dans le cas de l'écrivain, la différence est que sa correspondance se poursuivit avec ses amis sans interruption. Toutes ses actions se font par courrier. La particularité de ces lettres était notamment la demande franche d'argent avec des chiffres exacts. Le 28 août 1875, il raconte à Raoul-Duval : « Il s’agit de garantir ma nièce près Faucon pour une rente de 2500 francs, soit 25000 francs. […] Pour terminer avec M. Faucon, il reste à lui faire un versement de 50000 francs » [Corr. IV, p. 948]. Le lendemain, il demande à Agénor Bardoux de lui trouver du travail « dans une bibliothèque une place de 3 ou 4 mille francs avec le logement (comme il y en à la Mazarine ou à l’Arsenal) » 193

[Corr. IV, p. 949]. Puis, le 31 août, il répète à nouveau à Raoul-Duval qu'il doit rendre à Monsieur Faucon 50000 francs, en ajoutant que Laporte se porte garant de 25 000 francs, et demande à son ami l'autre moitié. Le 3 septembre, il écrit à Laporte : « J’ai vendu à M. Delahante ma ferme de Deauville pour 2 cents mille francs »194 Corr. IV, p. 951]. Enfin le 6 septembre, il demande encore à Raoul-Duval de lui renvoyer la lettre adressée à Monsieur Faucon : « Envoyez-moi une lettre, adressée à Faucon et dans laquelle vous vous engagerez à garantir ma nièce pour 25000 francs, soit 2500 francs de rente pendant dix ans »195 [Corr. IV, p. 953].

Ainsi, en perdant la plupart de ses biens, le 12 septembre, Flaubert rapporte à ses amis, Tourgueneff, Laporte, et Edma Roger des Genettes qu'il arrive tant bien que mal à éviter la faillite complète, C'est à cette période, que l'auteur reporte minutieusement le changement de sa situation en chiffres, mais ne consacre plus aucune ligne quant à ses créations. En même temps, Flaubert commence à ressentir une grosse prostration, mentale et physique.

Il se plaint à Edma Roger des Genettes : « la force physique me fait défaut et il me semble constamment que je vais mourir »196 [Corr. IV, p. 954]. On ne peut donc pas considérer la succession des décès de ses proches comme la cause de son arrêt de Bouvard

et Pécuchet, ce serait plutôt ses déboires financiers qui l'aurait plongé dans une dépression

qui le priva de toute inspiration. L'argent n'est donc plus seulement le souci de ses héros,

193Lettre à Agénor Bardoux, le 29 août 1875. 194Lettre à Edmond Laporte, le 3 septembre 1875. 195

Lettre à Raoul-Duval, le 6 septembre 1875.

marchands et banquiers dans ses œuvres, mais aussi le sien, influençant sa vie d'écrivain au fond. Tout comme le thème de la faillite, abordé dans nombre de ses écrits, et qui curieusement vient lier sa situation réelle et son existence comme écrivain à l'histoire de ses romans.