• Aucun résultat trouvé

Chapitre I. La G enèse des idées des Trois contes

B. La correspondanc e et les œuvres de Flaubert

2. La correspondance comme théorie littéraire

Pourtant la correspondance joue aussi un autre rôle : dans sa correspondance, il a développé sa théorie de la création dans des conseils destinés à d’autres écrivains et notamment à Louise Colet162. En 1853, Louise Colet a écrit le poème Paysanne, que Flaubert a critiqué en le corrigeant dans ses lettres. Après avoir fait la critique de quelques vers de ce poème, il a parlé ainsi à Louise :

Tu as en toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d'effet, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du relief (c'est ce qui ne se donne pas, cela). Ces deux qualités ont été entravées et le sont encore par deux défauts, dont on t'a donné l'un, et dont l'autre tient à ton sexe. Le premier, c'est le philosophisme, la maxime, la boutade politique, sociale, démocratique, etc., toute cette bavure qui vient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même n'est pas exempt. La seconde faiblesse, c'est le vague, la tendro-manie féminine.163 [Corr. II, p. 304].

Flaubert avait remarqué deux défauts dans la création de Louise Colet, mais ces défauts ressemblaient à deux particularités de Flaubert lui-même, qu’il expose dans une autre lettre :

s’enroule à mesure qu’elle avance. […] Bref, je veux faire en quatre lignes un tableau d’intérieur d’ouvrier pour contraster avec un autre qui vient après, celui du dépucelage de notre héroïne dans un endroit luxueux » (Corr. III, p. 794-795, Lettre à Jules Duplan, le 27 août 1868).

162Voir Peter-Michael Wetherill, Flaubert et la création littéraire, Paris, Nizet, 1964.

163

Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de

gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des

sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit ;164

[Corr. II, p. 30]

Dans cette lettre, il n’a pas raconté cesparticularités de façon négative, mais il les critique chez Louise Colet ; le « sentiment dramatique » coïncide avec le côté subjectif de Flaubert, « un qui est épris de gueulades, de lyrisme ». L’autre critique faite à Louise Colet concernant les aphorismes sociauxet démocratiques a des points communs avec l’exigence d’objectivité qui recouvre toute l’œuvre de Flaubert : « un autre qui fouille et creuse le vrai ». De fait, Flaubert lui-même respecte Voltaire depuis sa jeunesse comme il le dit dans sa correspondance.

En effet, la critique faite à Louise lui permet de formuler sa propre attitude envers la création. Il est connu que Flaubert passe des jours entiers dans une passion douce, la rêverie de sa jeunesse. Cependant, il a fait de nombreux efforts pour maîtriser cette r êverie, en considérant qu’elle l’empêchait de créer de façon idéale : « Prends garde seulement à la rêverie : c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle ; on y va et l’on n’en revient plus »165 [Corr. I, p. 264]. Flaubert a un caractère profondément rêveur, et il a décrit le danger de la rêverie et de l’illusion dans La Tentation de Saint Antoine. Ce sont elles qui mènent Julien à massacrer des animaux ainsi que ses parents dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Ainsi, les lettres écrites à Louise Colet sont en réalité une autocritique. Par conséquent, chez Flaubert au caractère pourtant ouvert et sociable, la correspondance se dirige aussi vers sa propre personne et lui apporte de la volonté et la certitude d’achever ses œuvres.

Dans sa correspondance, il parle souvent de la difficulté d’écrire tous les jours et des douleurs qu’il ressent. « Sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l'an combien j'ai fait de pages ? Trente-neuf. Et depuis que je t'ai quittée ? vingt-deux »166 [Corr. II, p. 296]. Cette lettre fut écrite en avril, ce qui explique que Flaubert compte les jours et les mois avec ses pages d’écriture. On a l’impression que les souvenirs de rendez-vous secrets avec Louise

164

Lettre à Louise Colet, le 16 janvier 1852. 165 Lettre à Maxime Du Camp, avril 1846. 166Lettre à Louise Colet, le 6 avril 1853.

Colet ne sont qu’un prétexte pour compter les pages qu’il a écrites. Le passé mais aussi le futur sont comptés dans ces pages :

Ah ! si ! J'ai quelque chose à te dire, c'est que ma Bovary n'avançant qu'à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m'occupe notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore trois pages au plus, en finir cinq que j'écris depuis l'autre semaine, et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois.167 [Corr. II, p. 315]

Ici aussi, les pages de son plan sont clairement prioritaires sur les rendez-vous avec Louise Colet.

Cependant, Flaubert n’a jamais compté ses lettres ni le nombre de ses destinataires. Lui-même a pensé que la correspondance n’était pas un trésor personnel, mais il la voyait comme quelque chose d’enrichissant pour son esprit et comme un moyen pour s’épancher constamment. Flaubert conserve tous les papiers, même les plus insignifiants, concernant ses œuvres. Cependant, les lettres sont écrites pour être envoyées à des destinataires et lorsqu’il termine une lettre, elle ne lui appartient plus et disparaît. C’est la raison pour laquelle rien ne sert de compter les lettres, qui fonctionnent comme une discussion des livres dans lequel les sentiments transparaissent. La caractéristique de la correspondance de Flaubert, c’est que ses lettres sont souvent remplies par la crise de ses sentiments et par son autocritique. Ces critiques se lient naturellement à la douleur qui retarde sa création, car le but de sa vie est la création romanesque :

Tu n’étais pas habituée, dis-tu, à ce dur métier. Oui, il est rude. Il y a des jours où il m’apparaît comme plus qu’humain. Il m’est maintenant impossible d’écrire une phrase de suite, bonne ou mauvaise.168 [Corr. II, p. 229].

En utilisant tous les mots qui expriment sa douleur, il parle d’ « écrire », mais ne cesse jamais d’ecrire et garde toujours une volonté très forte de continuer à écrire même dans la douleur :

167Lettre à Louise Colet, le 26 avril 1853.

168

Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n'atteindrez ni à l'un ni à l'autre, car le second n'arrive que par le sacrifice. L'Art, comme le Dieu des juifs, se repaît d'holocaustes. Allons ! déchire-toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la matière, crache sur ton corps, arrache ton cœur !.169

[Corr. II, p. 401]

Chez Flaubert, la beauté est l’œuvre idéale, le sacrifice pour y parvenir étant la création. Il est remarquable que sa souffrance, qui porte le nom de sacrifice et est originellement issue de son intelligence, s’exprime comme une douleur purement physique. De plus, sa douleur n’est pas imposée de force par les autres, c’est Flaubert lui-même qui se l’impose volontairement. En pensant aux sentiments de Flaubert liés à sa création, on insiste souvent sur ses douleurs.

Pourtant, la joie intense existe certainement :

J'ai des plans d'œuvres pour jusqu'au bout de ma vie, et s'il m'arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d'autres aussi où j'ai peine à me contenir de joie. Quelque chose de profond et d'extra-voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l'âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée, comme s'il m'arrivait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums chauds.170 [Corr. II, p. 287]

Pour atteindre cette exaltation spirituelle qui est consubstantielle à sa douleur, Flaubert persiste dans l’écriture. Comme il est évident que sa vie tourne autour des pages de ses œuvres, cette exaltation franchit aisément la joie qui sort des rendez-vous avec sa maîtresse et de sa vie quotidienne. La joie apportée par sa création est un enchantement mythique et absolu, et c’est un sentiment immuable. En outre, ce bonheur est la deuxième face de la même médaille, car pour en arriver là il faut traverser la douleur. C’est la raison pour laquelle compter des pages constitue un critère de mesure de la douleur mais indique aussi la possibilité d’arriver à la joie. La douleur constamment racontée par Flaubert en écrivant contient donc potentiellement l’exaltation.

En réalité, la correspondance de Flaubert ne garde pas seulement un côté diplomatique ou celui de document, mais elle conserve également un côté intime qui voit Flaubert se chercher continuellement. La correspondance est un endroit pour parler aux autres et en

169

Lettre à Louise Colet, le 21 août 1853. 170 Lettre à Louise Colet, le 27 mars 1853.

même temps exprimer son monde original, et le seul moyen de s’affirmer. Après Madame

Bovary, Flaubert a fait beaucoup d’efforts pour éviter consciemment l’introduction de

l’auteur dans ses œuvres, donc il ne trouva le moyen de s’exprimer directement que dans ses lettres.