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Chapitre III. La création des personnages principaux

A. Les originalités de Julien et de ses parents

1. Les secrets entre la mère et le père de Julien

L’histoire de Julien commence avant sa naissance, par la description de ses parents. L’expression « un château au milieu des bois » montre que l’espace intime de Julien et de ses parents est doublement ceinturé, à la fois par le château et par la forêt.

Pour commencer, mettons en évidence une phrase concernant la mère, tirée d’une note de lecture :

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Pierre-Marc de Biasi analyse les brouillons de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier du point de vue de la méditation narrative, de l’élément parodique, et de l’élément méta- symbolique : voir Pierre-Marc de Biasi, « L’élaboration du problématique dans La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier » in Flaubert à l’œuvre, op. cit., p. 69-102. Raymonde Debray-Genette étudie la

narratologie de ce conte (Raymonde Debray-Genette, « La Légende de Saint Julien l’Hospitalier : forme simple et forme savane » in Essais sur Flaubert, op. cit., p. 233-252).

– réjouissances à sa naissance. parmi la foule d’inconnus

au lit une bohémienne lui avait prédit que son fils serait un saint

s'introduit dans sa chambre [ NAF23663 fo 492 ro (extrait)]

Au commencement, la prédiction est donc énoncée par une femme. La précision est importante. En effet, dans le deuxième chapitre, les parents de Julien partent à sa recherche, et lorsqu’ils trouvent son château, où Julien vit avec sa femme, une phrase du brouillon qui n’apparaît pas ensuite dans le texte définitif, nous dit que la femme de Julien pensa, en voyant sa belle-mère :

Sa grosse jupe tombait à plis droits sur ses sabots, & l'on voyait le bout de son nez

à peine dans l'enfoncement de son bonnet [ NAF23663 fo 441 vo (extrait)]

Au lieu de l’image d’une reine, la femme de Julien eut donc celle d’une bohémienne et ne put deviner que cette femme était en réalité la mère de son époux. Dans la note de lecture, en apparence, la voyante se situe donc comme une femme qui ressemble à la mère de Julien.

Cependant, la bohémienne fut ensuite changée en vieillard dans le brouillon. Mais, tout en devenant un vieillard, elle devient en même temps un personnage mythique:

de laine

et pied nus, & pieds en capuchon de laine

C'était un vieillard en robe de bure α à barbe blanche avec une besace rosaire

sur l'épaule, un chapelet↑ au côté,| un bâton à la main|, toute l'apparence d'un ermite. […]

l'ermite

les

à reculons sur le rais de la lune [tandis qu'il la regardait↑avec de petits hochemts de plus en plus

il bénins,

de tête anodins il s'élevait toujours & finit par disparaître dans l'air

dans l'air doucemt. [ NAF23663, fo 411 ro (extrait)]

Le vieillard prédit également que Julien deviendrait un saint, mais son apparence suggère que lui-même est un personnage sacré. En effet, après avoir regardé la mère de Julien, il lui donna la bénédiction. Il s’en fut ensuite « dans le rai de la lune » et s’efface petit à petit en montant vers le ciel. Cela signifie qu’il appartient non pas au monde terrestre mais au monde céleste. Dans le texte définitif, Flaubert écrit ainsi : « C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. […] Elle allait crier, mais, glissant sur le rai de la lune, il s’éleva dans l’air doucement, puis disparut » [TC, p. 81]

Le personnage qui prédit l’avenir à la mère de Julien a donc pris l’apparence d’un homme, mais, à l’intérieur, il ressemble à celle-ci. Dans les brouillons, ces mots sont répétés à de nombreuses reprises : « l’intérieur son domestique était réglé comme un monastère » [fo 409 ro], et dans le texte définitif également : « son domestique était réglé comme l’intérieur d’un monastère » [TC, p. 80]. Un jour, Julien, aperçut « deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l’espalier » [TC, p. 91] d’une cigogne et lança son javelot. Mais c’était en réalité sa mère.355 Comme le vieillard mythique qui se tenait près d’elle pour l’anniversaire de Julien, sa mère appartient donc également au monde céleste, dont elle possède, à l’image de la cigogne, la blancheur et la pureté356

.

355Marie Thérèse Jacquet déchiffre le symbolisme de la cigogne : « Cet oiseau blanc ne manque pas de nous rappeler la colombe, oiseau de Vénus et représentation du saint Esprit à la fois, de se faire l’image d’une sagesse pour laquelle le héros n’est sans doute pas encore prêt. Voici comment la définit M.-L. von Franz : « La cigogne [...] représente l’être qui porte lui-même la loi divine dont il ne peut dévier […] le fait qu’elles tuent et mangent les serpents, figures du démon, en fit un symbole du Christ » (Marie Thérèse Jacquet, « Une lecture de La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier a la manière d’un conte de fées » in Trois contes ou plus, op. cit., p. 78). Les cigognes

sont aussi un symbole de tendresse parentale.

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Au fo 492 ro, Flaubert écrit :

on regorgeait de venaison.- J. n’y touchait pas.

D’autre part, comment le père de Julien apparaît-il dans le texte de Flaubert ? Dans la scène où il rencontre à son tour un prédicateur, on peut lire : « un astrologue avait prédit au père que son fils arriverait aux plus htes charges » [fo 492 ro]. Dans les brouillons, c’est l’astrologue qui lui prédit que son fils arriverait à une place très haut placée dans la société. En considérant que l’astrologue est plus proche d’un scientifique que la « bohémienne », sa prédiction donne donc l’impression au père d’être plus proche de la réalité. Par ailleurs, dans le brouillon, l’astrologue se transforme en juif :

c'était

les yeux malades serge verte

Un juif à barbe jaune […] air narquois

rouge [NAF23663, fo 412 vo (extrait)]

À l’époque, les juifs étaient représentés comme de mauvais commerçants à la recherche du profit. Cela fait partie de l’anti-judaïsme prévalent au XIXe siècle où le jaune est la couleur de Judas, liée à la trahison et au déicide. Le changement de l’astrologue en juif rend donc la prédiction encore plus proche du monde terrestre. De plus, les yeux malades du juif et son air narquois lui donnent un air sinistre. Sa disparition est particulièrement révélatrice de son appartenance au monde souterrain :

Le châtelain lui jeta son aumône Il se baissa. p. la ramasser s'aplatit comme une lame d'épée sur le sol de l'herbe

se confondit avec la d'. -s’évanouit-à la

place, un brouillard. plus rien [NAF23663, fo 411 ro (extrait)]

Au contraire du prédicateur qui s’adressa à la mère en lui donnant la bénédiction, le juif qui s’adressa au père reçut de lui l’aumône. Par ailleurs, l’épée qui est la métaphore de ce juif, est l’instrument qui sert à déterminer le destin de Julien. En portant l’épée, Julien chasse et massacre des animaux, et un grand cerf dont il tua la femelle et le petit finit par prononcer une malédiction contre lui. En conséquence de cette malédiction, Julien se mit à tuer avec son épée des humains ennemis du christianisme. Par ailleurs, le juif, qui se confond avec la Malgré le fait que les chiens féroces obéissent à Julien, sa mère ne veut pas qu’il entre dans le chenil. Cette attitude nous montre qu’elle possède la voyance pour la raison qu’elle devine la férocité commune à tous les deux, Julien et ses chiens, et a le pressentiment d’être chassée par son fils comme par les chiens cruels.

terre, appartient au monde souterrain et au royaume des morts. Cependant, dans le texte définitif, il devient un « bohème » avec des anneaux d’argent qui apparaît devant le père de Julien. Du fait qu’on n’y trouve plus la métaphore de l’épée, il devient un symbole du profit plus fort encore que l’image du juif figurant dans le brouillon : « C’était un bohême à barbe tressée, avec des anneaux d’argent aux deux bras, et les prunelles flamboyantes » [TC, p. 81].

En outre, ces caractéristiques terrestres ne sont pas seulement celles du « bohème » mais aussi celles du père. Au début du brouillon, celui-ci donne sans hésiter l’aumône au prédicateur, attitude qui est la même dans le texte définitif. Le père est toujours décrit comme possesseur de nombreuses richesses, et il transmet naturellement sa fortune à son fils au fo423 vo :

son père

n'hésita pas devant la dépense fit élargir le chenil

composa une

[…]. meute splendide [NAF23663, fo

423 vo (extrait)]

Ici, il dépense de l’argent pour agrandir son chenil afin de mieux pouvoir chasser. Comme sa mère, représentée sous l’apparence d’une cigogne, le père de Julien est donc décrit en relation avec les animaux. Au début du brouillon, Flaubert le décrit :

feutre toujours

Le chef toujours couvert d'un bonnet de marte enveloppé d'une pelisse d'hermine [ NAF23663, fo 416 vo extrait]

Et dans le texte définitif il écrit qu’il porte un manteau de renard. « Toujours enveloppé d’une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison » [TC, p. 80]. Ceci signifie peut-être que l’on peut interpréter cet habillement comme une manière métonymique de rapprocher le père du monde animal. Or c’est son père qui donne à Julien de très dangereux chiens de chasse, ce qui rendit sa mère très anxieuse. À partir de là, on peut supposer que le père a non seulement un rapport avec les chiens de chasse mais aussi avec les animaux massacrés.

En effet, il est à la fois le chien de chasse et l’hermine et le renard tués dans le massacre. Ainsi, le « bohème », qui disparaît dans la terre comme l’épée sur le sol, qui symbolise la richesse terrestre et celle du royaume des morts, se superpose à la figure du père.