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Chapitre I. La G enèse des idées des Trois contes

C. La faillite et les motivati ons de la création des Trois contes

2. L’argent et Trois contes

Les Trois contes abordent-ils le sujet des problèmes financiers ? Après avoir à peu près évité la faillite du couple de sa nièce, Flaubert resta à Concarneau à partir du 15 septembre 1875. Au début, comme il l'écrivit à la princesse Mathilde, son but était le repos complet : « Moi, je ne ferai rien du tout, je n’emporterai ni papier, ni plumes » 197 [Corr. IV, p. 930]. Mais quand on lit ses autres lettres de Concarneau, dont celle qu'il envoya à Caroline dix jours plus tard : « J’ai même essayé de commencer quelque chose de court, car j’ai écrit (en trois jours) ! Une demi-page du plan de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier »198 [Corr.

IV, p. 961]. Il commençait le plan d'une autre œuvre. Le 2 octobre, il confie à Laporte qui

est garant de sa nièce, son nouveau, en évinçant le thème des dettes : « La semaine prochaine cependant, je veux me mettre à écrire un petit conte pour voir si je suis encore capable de faire une phrase ? Sérieusement, j’en doute. Je crois vous avoir parlé de Saint

Julien l’Hospitalier » 199

[Corr. IV, p. 967]. Ici, on observe ainsi un retournement, un changement complet de sujet : le projet de sa nouvelle œuvre remplace complètement le sujet de sa faillite .

De fait, comme dans la lettre citée ci-dessus à Caroline, il commença à raconter à tous ses amis qu'il avait consulté pour ses soucis financiers, son nouveau projet d'écriture. Le 3 octobre, Flaubert écrit à Edma Roger des Genettes :

je cherche un autre roman, sans rien découvrir. En attendant, je vais me mettre à écrire La

Légende de Saint Julien l’Hospitalier, uniquement pour m’occuper à quelque chose, pour voir

si je peux faire encore une phrase, ce dont je doute. Ce sera très court ; une trentaine de pages peut-être.200 [Corr. IV, p. 970]

197

Lettre à la Princesse Mathilde, le 6 ? juillet 1875.

198

Lettre à sa nièce Caroline, le 26 septembre 1875.

199

Lettre à Edmond Laporte, le 2 octobre 1875.

200

Puis il écrit le même jour à George Sand : « Pour m’occuper à quelque chose, je vais tâcher de « coucher par écrit » la légende de Saint Julien l’Hospitalier. Ce sera très court, une trentaine de pages, peut-être ? » 201 [Corr. IV, p. 971]. Et enfin à Tourgueneff : « Ce sera très court, une trentaine de pages tout au plus »202 [Corr. IV, p. 972].

Ce que l'on remarque alors, est qu'il se soucie beaucoup du nombre de pages du conte, plus que du contenu de l’écrit lui-même. Ces combinaisons de chiffres, apparaissent notamment à de nombreuses reprises dans la correspondance qu'il entretint durant l'écriture de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Par exemple, le 7 octobre se plaignant du retard dans son travail, il écrit à sa nièce : « j’ai écrit à peu près une page de Saint Julien

l’Hospitalier »203

[Corr. IV, p. 974]. Puis le 11 octobre : « j’ai travaillé tout l’après-midi, pour faire dix lignes ! »204 [Corr. IV, p. 979]. Et le 14, au mari de sa nièce : « J’ai travaillé tout après-midi, pour faire six lignes ! »205 [Corr. IV, p. 981]. Enfin, le 19 octobre, il se

confie à Laporte : « J’ai écrit à peu près dix pages de mon Saint Julien »206 [Corr. IV, p. 984]. Il note ainsi minutieusement l'avancement des pages dans son écrit.

Ce qui nous amène à la question : pourquoi tous ces chiffres, que signifient-ils ? Dans

Le Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes, l'auteur définit l'écriture bourgeoise comme

l'acte qui « va substituer à la valeur-usage de l’écriture, une valeur-travail »207 Il situe ainsi Flaubert comme « une sorte de compagnonnage des Lettres françaises »208 du XIXe siècle. Flaubert même se définit comme un des « ouvriers de luxe »209 [Corr. III, p. 585]. Dans sa lettre à George Sand, Flaubert insiste :

Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini, et par conséquent im-payable. 210 [Corr. IV, p. 619]

201

Lettre à George Sand, le 3 octobre 1875.

202

Lettre à Ivan Tourgueneff, le 3 octobre 1875.

203

Lettre à sa nièce Caroline, le 7 octobre 1875.

204

Lettre à sa nièce Caroline, le 11 octobre 1875.

205

Lettre à Ernest Commanville, le 14 octobre 1875.

206

Lettre à Edmond Laporte, le 19 octobre 1875.

207

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 46.

208

Ibid., p. 47.

209

Lettre à René de Maricourt, le 4 janvier 1867.

210

En prétendant au sublime de l'art, il utilise ironiquement des mots économiques, pour discuter de ses œuvres.

En fait, par les chiffres qu'il reporte sans cesse dans son courrier, et par son processus d'écriture, ne peut-on pas supposer qu'il calcule le travail fourni au travers du nombre de mots qu'il écrit ? Pour Flaubert, le nombre de pages écrit est la preuve de l'avancement de sa création et le résultat de son labeur. Il compare souvent les difficultés de la création au labeur : « Mon roman va piano. À mesure que j’avance, les difficultés surgissent. Quelle lourde charrette de mœllons à traîner! » 211 [Corr. III, p. 653].

L'année suivante, le 18 février 1876, Flaubert finit comme il l'avait prévu La Légende

de Saint Julien l’Hospitalier, et commença tout de suite le plan d'Un cœur simple. Mais

alors qu'il commençait à aller mieux, une nouvelle épreuve approchait : c’est la mort de George Sand. Il écrit à Tourgueneff à propos de l'enterrement :

La mort de la pauvre mère Sand m’a fait une peine infinie. J’ai pleuré à son enterrement comme un veau, et par deux fois. […] Quarante-huit heures après, j’étais rentré dans mon Croisset où je me trouve étonnamment bien ! Je jouis de la verdure, des arbres et du silence d’une façon toute nouvelle ! Je me suis remis à l’eau froide (une hydrothérapie féroce) et je travaille comme un furieux. Mon Histoire d’un cœur simple sera finie sans doute vers la fin d’août. Après quoi, j’entamerai Hérodias ! Mais que c’est difficile ! […] Vous apprendrez avec plaisir que les affaires de mon neveu ont l’air de prendre une bonne tournure. Il y a du moins un peu d’azur à l’horizon. 212

[Corr. V, p. 59-60]

Dans cette lettre, où il appelle son amie « la pauvre mère Sand », on comprend combien elle l'apaisait en tant qu’amie littéraire avec qu’il avait discuté ardemment213

, et que confidente qui lui rappelait sa mère décédée, toujours prête à le protéger214. De fait, quand Flaubert souffrit de problèmes financiers, elle lui proposa d'acheter sa maison pour le sauver, et bien

211

Lettre à George Sand, le 12 juin 1867.

212

Lettre à Ivan Tourgueneff, le 25 juin 1876.

213

Claude Tricotel a analysé l'amitié qui liait Flaubert et George Sand (voir Claude Tricotel,

Comme deux troubadours. Histoire de l’amitié, Flaubert - Sand, Paris, C.D.U. et SEDES, 1978). Le

29 août 1877, Flaubert avoua au fils de George Sand, Maurice, qu'il avait écrit les Trois contes, afin de faire plaisir à George Sand [voir, Corr. V, p. 282].

214

Flaubert partagea la tristesse de la perte de George Sand avec Maurice : « Il m’a semblé que j’enterrais ma mère une seconde fois » [Corr. V, p. 61].

que Flaubert refusât, il lui en fut très reconnaissant215. On imagine donc sa douleur à la disparition de cette amie si chère. Mais malgré cela, dans la dernière partie de sa lettre à Tourgueneff, il avoue qu'il se sent bien physiquement et mentalement, chose qui le surprend lui-même, alors qu’Un cœur simple progresse, et qu'il pense déjà à Hérodias. On ne trouve plus aucune trace de dépression de la part de l'auteur. En se penchant sur ce changement d'état d'esprit, on peut supposer que la résolution de ses problèmes financiers, abordée à la fin de sa lettre, a beaucoup influencé son travail, et a redonné l'espoir à l'auteur. Ne peut-on pas dire que les phrases « Après quoi, j’entamerai Hérodias ! […] Il y a du moins un peu d’azur à l’horizon » se reflètent dans l'expression suivante ? :

Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme

je vois la Seine) la surface de la Mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un

balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du temple. 216

[Corr. V, p. 100]

On retrouve une phrase à peu près identique dans une lettre adressée à Caroline, et que l'on redécouvrira au début d’Hérodias. Hérodias commence en effet avec une scène où, Hérode contemple la ville plus bas, du balcon de son château à l'aube : « Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la Mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur »217 [TC. p. 109].

Après avoir trouvé « un peu d’azur à l’horizon », comme on l’a vu dans la lettre à Tourgueneff, Flaubert se plonge avec énergie dans son travail, et au fur et à mesure que sa créativité revient, son obsession du calcul le saisit à nouveau. Mais cette fois-ci, un autre calcul qui est différent de celui du numéro de pages apparaît. Par exemple, le 23 juillet 1876, il écrit à Émile Zola que « L’Histoire d’un cœur simple ne sera pas finie avant trois semaines » [Corr. V, p. 80], et le 7 août, à Caroline que « il faut finir ma Félicité d’une

215

Le 8 octobre 1875, George Sand propose à Flaubert avec beaucoup d'attention: « Si ce n’était pas au-dessus de mes moyens, je l’achèterais et tu y passerais ta vie durant. Je n’ai pas d’argent, mais je tâcherais de déplacer un petit capital. Réponds-moi sérieusement je t’en prie ; si je puis le faire, ce sera fait » [Corr. IV, p. 977]. Proposition qui en restera là, mais renforcera le lien entre les deux amis, Flaubert étant très reconnaissant à George Sand. Même avant cette offre, le 20 août 1875, Sand demanda à Agénor Bardoux qui était avocat et sous-secrétaire d’Etat au minister de la Justice, de trouver un bon travail pour Flaubert.

216

Lettre à sa nièce Caroline, le 17 août 1879.

217

Claudine Gothot-Mersch affirme l'importance de la correspondance de l'auteur dans sa création (voir Claudine Gothot-Mersch, « La correspondance de Flaubert : une méthode au fil du temps », dans L’Œuvre de l’œuvre, op. cit., p. 57).

façon splendide ! Dans une quinzaine (ou peut-être avant), ce sera fait » 218 [Corr. V, p. 80]. De plus, après 3 jours, il va même jusqu'à faire des prévisions sur la date à laquelle il finira les Trois Contes : « Il me reste quatre pages à écrire pour avoir fini mon conte. Je vais en commencer la préparation ce soir. Bref, j’espère vers le 20 l’avoir terminé et recopié »219

[Corr. V, p. 87].

Pourquoi Flaubert insiste-t-il sur des dates-limites d'écriture ? Quand on lit ses lettres à Tourgueneff une à une, tout devient pourtant clair. Flaubert écrit à Tourgueneff, le 25 juin 1876, ainsi : « Mon Histoire d’un cœur simple sera finie sans doute vers la fin d’août. Après quoi, j’entamerai Hérodias ! […] Et bien, et vous ? Travaillez-vous ? Et Saint Julien avance-t-il ? C’est bête comme tout ce que je vais vous dire, mais j’ai envie de voir ça imprimé en russe ! » [Corr. V, p. 60] . Ensuite, en octobre 1876, il écrit à son ami, alors que

Hérodias n'est encore qu'un projet :

Pour aller plus vite en besogne, j’ai bien envie de rester à Croisset très tard, jusqu’au jour de l’an, – peut-être jusqu’à la fin de janvier ? De cette façon, j’aurais peut-être fini à la fin de février. Car si je veux publier un volume au commencement de mai, il faudrait Io que j’aie fini

Hérodias promptement, pour que la traduction pût paraître chez vous en avril. 220 [Corr. V, p. 127]

Flaubert insiste sur la date d'achèvement de son travail, car il a l'intention de faire publier ses Trois contes à la fin du mois de mai, de l'année suivante. D'où son acharnement à vouloir finir Hérodias et continuer à travailler efficacement. Ses phrases nous donnent l'impression que son but n'est pas l'accomplissement de son œuvre, mais plutôt le fait de finir avant la date-limite qu'il s'est imposée. Il presse ainsi Tourgueneff de publier la traduction de ses contes avant août 1877. Flaubert harcèle également son ami, afin de le presser de finir la traduction de La Légende de Saint Julien l'Hospitalier. Avant les Trois

contes, Flaubert n’avait pas envie de publier ses œuvres. Lorsqu’il a écrit La Tentation de Saint Antoine, il a avoué à Mademoiselle Leroyer de Chantepie le 5 juin 1872 ainsi :

Mais je suis tellement dégoûté des éditeurs et des journaux que je ne publierai pas maintenant. J’attendrai des jours meilleurs ; s’ils n’arrivent jamais, j’en suis consolé d’avance.

218

Lettre à sa nièce Caroline, le 7 août 1876.

219

Lettre à Ivan Tourgueneff, le 25 juin 1876.

220

Il faut faire de l’art pour soi et non pour le public. Sans ma mère et sans mon pauvre Bouilhet, je n’aurais pas fait imprimer Madame Bovary. Je suis, en cela, aussi peu homme de lettres que possible. [Corr. IV, p. 531]

Attitude nouvelle de la part de l'auteur, qui commença le 14 décembre 1876, où il r éclame ainsi à Tourgueneff :

Maintenant, mon bon, répondez-moi nettement. Mes trois contes peuvent-ils avoir paru en russe au mois d’avril prochain (Hérodias peut être finie en février) ? Dans ce cas-là, il me serait possible de les publier en volume au commencement de mai. La pénurie où je me trouve me fait désirer cela fortement. [Corr. V, p. 143]

D'après cette correspondance, il est clair que la date limite que Flaubert s'impose coïncide avec la date de mise en vente de ses « marchandises ».

Après la messe du 24 décembre de la même année, il envoie à nouveau à Tourgueneff :

Mais la présente (style commercial) n’est que pour vous remercier relativement aux traductions. Vraiment, si je pouvais faire paraître au printemps ce volume, après l’avoir publié en feuilleton Io en Russie et 2o dans les journaux de Paris, ça m’obligerait grandement.221 [Corr.V, p. 150]

On remarque particulièrement l'utilisation ironique d'un vocabulaire commercial, comme « la présente », et notamment son idée de tenir une chronique dans un journal, chose qu'il critiquait ouvertement auparavant : « Un journal enfin est une boutique. Du moment que c'est une boutique, le livre l'emporte sur les livres, et la question d'achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres »222 [Corr. II, p. 291]. Ces phrases font donc bien transparaître l'idée de Flaubert, qui est de vendre les Trois contes dans une boutique, et sa demande de traduction à Tourgueneff nous révèle bien qu'il a une intention commerciale.

Il écrit d'ailleurs à Caroline : « Grâce à la paresse de ce cher Moscove, Saint Julien ne paraîtra russifié qu’en novembre. Je comptais sur 1400 francs, qui sont retardés »223

[Corr.

V, p. 99]. Il lui montre ses calculs et ses prévisions de vente, et se lamente du retard de la

traduction de Tourgueneff. Car l'auteur voit en grand, il prévoit deux publications, la

221

Lettre à Ivan Tourgueneff, le 24 décembre 1876.

222

Lettre à Louise Colet, le 31 mars 1853.

223

première en français et la deuxième en russe, un acte commercial qu'il veut faire de manière bourgeoise, dans le sens où il compte réinvestir ses bénéfices. Il finit ainsi les Trois contes le 14 février 1877, comme il l'avait prévu, et le journal Le Moniteur publie Un cœur simple, et le Bien public imprime La Légende saint Julien l’Hospitalier. Le 24 avril, les éditions Charpentier publie les Trois contes qui feront de bons chiffres de vente.

Pour finir, nous étudierons comment Flaubert raconta le processus de publication de son œuvre, à ses amis. Une lettre à Léonie Brainne le 3 mars 1877, dit : « Le Siècle ayant reculé devant les mille francs que je lui demandais. Votre Polycarpe va gagner un peu d’argent »224

[Corr. V, p. 196]. Courrier où il ne rapporte que ses exigences vis à vis de l'argent qu'il pourrait retirer de ses écrits. Par la suite, Tourgueneff achève sa traduction et

La Légende de Saint Julien l’Hospitalier paraît dans le numéro d'avril du Messager d'Europe, et Hérodias paraît en russe au mois de mai. Ces traductions répondent aux

espérances de Flaubert, et lui rapportent également quelques bénéfices.

Si Flaubert n'avait pas eu de problèmes de faillite, il n'aurait sûrement pas interrompu

Bouvard et Pécuchet. En revanche, on ne peut affirmer que Flaubert ait achevé les Trois contes, sans penser à l'argent, celui-ci fut au contraire le moteur de son inspiration. Après

avoir fini les Trois contes, Flaubert se reposa un peu, et se lança un défi en reprenant

Bouvard et Pécuchet : « Quand je me serai un peu reposé, je reprendrai mes deux

bonhommes auxquels j’ai beaucoup songé cet hiver, et que j’entrevois maintenant d’une façon plus vivante et moins artificielle »225. En fait, le succès économique et social des

Trois contes fut une des raisons qui lui permirent de reprendre confiance, et lui redonnèrent

l'envie d'écrire.

Cependant les Trois contes ne se distinguent pas seulement par leur relation avec le problème financier mais aussi par leur forme. Alors pourquoi Flaubert choisit-il la forme des contes ?