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Les couleurs des faucons dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier

Chapitre II. Le chemin vers l’œuvre : les recherches sur les Carnets Carnets

A. Les couleurs à la lumière

1. Les couleurs des faucons dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier

Les notes concernant la Légende de Saint Julien l’Hospitalier débutent à partir de novembre 1875. Dans le Carnet 17, il y a 96 feuilles. Mais Flaubert a marqué son adresse

en France au fo 1 ro. Du fo 2 au fo 6 vo, il s’agit du projet inédit, Sous Napoléon III, et le fo 84 vo concerne peut-être Bouvard et Pécuchet. De plus, du fo 12 vo au fo 72 ro, Flaubert

n’a rien écrit sur ces feuillets. De fait, dans le fo

11 ro et le fo 12 ro, et du fo 90 vo au fo 72 vo,

il s’agit de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Il faut marquer que du fo 90 vo au fo 72 vo, Flaubert a écrit ce calepin à l’envers266. Les carnets de La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier sont classés dans le Carnet 17, qui comporte 32 folios, tous consacrés à la

chasse, ce qui révèle l’intérêt particulier que Flaubert porta depuis le début aux épisodes de

265

Lettre à Louis Bouilhet, le premier juin 1856.

266

Voir Pierre-Marc de Biasi, Carnets de travail, op. cit., p.711-713. Pierre-Marc de Biasi dit que le Carnet 17 est probablement utilisé pour La Légende de Saint Julien l’Hospitalier en novembre 1875.

chasse. Quelle est donc la signification de la chasse dans La Légende de Saint

Julien l’Hospitalier ?

En regardant les notes sur les scènes de chasse, on comprend que les intérêts de Flaubert changent graduellement. Au fo 11 ro du Carnet 17, le premier folio de La Légende

de Saint Julien l’Hospitalier, Flaubert a copié trois titres de livres sur la chasse : « La Chasse, de Gaston Phoebus, comte de Foix [...]. – Livre du roy Modus et de la reine Ratio,

Eléazar Blaze, 1839. – La Fauconnerie, de Jean de Franchière, 1628 »267 et le fo 12 ro du

Carnet 17 se compose aussi d’une énumération d’œuvres sur la chasse. Pierre-Marc de

Biasi pense que Flaubert a utilisé ces livres en écrivant les phrases que Julien a apprises dans un cahier ancien de chasse que son père lui a offert268 : « Le soir, pendant le souper, son père déclara que l’on devait à son âge apprendre la vénerie ; et il alla chercher un vieux cahier d’écriture contenant, par demandes et réponses, tout le déduit des chasses. Un maître y démontrait à son élève l’art de dresser les chiens et d’affaiter les faucons, de tendre les pièges, [...]. quels sont les vents les plus propices, avec l’énumération des cris et les règles de la curée» [TC, p.84]. Ces deux premiers folios correspondent donc au commencement de la pratique de la chasse par Julien.

Puis, au fo 90 ro du Carnet 17, le troisième folio, Flaubert a noté « Parfait accord entre le cavalier, le cheval, l’oiseau et le chien »269

. Il semble que cette idée a été utilisée pour décrire les deux moyens de chasse préférés de Julien: « il préférait chasser loin du monde, avant son cheval et son faucon » [TC, p. 85]. « Il aimait, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines » [TC, p. 86]. Ainsi, c’est à l’ensemble des hommes et des animaux de chasse que Flaubert s’intéresse particulièrement.

Cependant il n’a pas utilisé cette idée comme « parfait accord » heureux mais sinistre dans son conte. D’abord, Julien qui est fasciné par la chasse, devient comme animal : « il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l’odeur des bêtes farouches. Il devint comme elles » [TC, p. 86]. Cela prend encore plus d’importance dans le déroulement de l’histoire. La Légende de Saint Julien

l’Hospitalier est un conte dans lequel le héros tue ses parents à cause d’une malédiction

prononcée par un cerf dont il a massacré la femelle et le petit. Les cerfs massacrés

267 Ibid., p.721. 268 Ibid. 269 Ibid., p.723.

n’apparaissent pas en tant qu’animaux mais en tant que symboles de la relation entre parents et enfants.

Lorsque Julien tua le faon, la biche « brama d’une voix profonde, déchirante et humaine » [TC, p. 89]. Le cerf se mit ensuite à parler « comme un patriarche et comme un justicier pendant qu’une cloche au loin tintait » [TC, p. 89] : « Maudit ! maudit ! maudit ! » [TC, p. 89]. Ainsi, les cerfs agissent comme des humains et en même temps ils gardent la force de leur animalité qui les rend plus puissants que les hommes et peuvent décider de leur destin.

L’assimilation des hommes aux animaux ne s’arrête cependant pas là. Lorsque Julien tue ses parents, il est comparé à une bête : « il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve » [TC, p. 100], et la voix de ses parents devient « le bramement du grand cerf noir » [TC, p. 100]. Ici, on observe que les actes des animaux deviennent ceux des hommes, dont l’esprit devient celui d’animaux. Il s’agit d’une inversion de valeurs. La transcendance résultant de cette inversion fait de Julien un Saint à la fin du conte. Ainsi, la phrase écrite par Flaubert dans les premières pages du carnet domine le courant de cette œuvre.

Or, d’après les carnets, il a consulté de nombreuses notes sur les faucons et il a utilisé beaucoup de pages de son carnet pour les décrire : du fo 80 vo au fo 72 vo, les 13 folios concernent les faucons. Dans le texte définitif, la scène des faucons est décrite ainsi : « La fauconnerie, peut-être, dépassait la meute ; le bon seigneur, à force d'argent, s'était procuré des tiercelets du Caucase, des sacrés de Babylone, des gerfauts d'Allemagne, et des faucons-pélerins, capturés sur les falaises, au bord des mers froides, en de lointains pays » [TC, p. 85]. Parmi ces faucons, Julien a choisi un tartaret de Scythie : « il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C'était presque toujours un grand tartaret de Scythie » [TC, p.85].

Pourquoi Flaubert a-t-il pris autant de notes concernant les faucons pour finalement n’écrire que quelques mots à leur propos ? Les notes sur les faucons dans les carnets changent petit à petit. Tout d’abord, c’est aux moyens et aux techniques de chasse que Flaubert s’intéresse, comme on peut le voir aux fo

11 ro et 12 ro du Carnet 17.

Mais, le contenu des carnets passe ensuite de l’acte de chasser à la description des faucons. On lit particulièrement au fo 79 ro du Carnet 17 :

Le tartaret, plus grand et gros que le pèlerin, vient de Barbarie. Gerfaut : Allemagne.

Sacre : plus grand que le Pèlerin. Lanier : plus court, empiété. Le pèlerin : la cuisse plus plate. Le gentil : plus ronde. 270 (extrait)

Flaubert y décrit les caractéristiques de six espèces de faucons. Dans le texte définitif, la description du tartaret qu’il a choisi pour Julien est très courte : « blanc comme la neige » [TC, p. 85]. De plus, comme on a vu, Flaubert n’écrit que les pays d’origine des faucons que le père de Julien s’est procurés pour son fils.

Cependant, au regard du carnet, Flaubert s’intéresse plutôt aux apparences des faucons. Au fo 80 du Carnet 17, Flaubert écrit ainsi : « faucons <[ple] pèlerin> [...] Doit avoir ongles <bien> noirs et pointus, yeux grands, sourcils hauts, large sur le poing, un peu revers, mordant et familier. <Plumes> blanches colorées de vermeil »271. Flaubert a noté les détails des corps des faucons, et surtout leurs couleurs impressionnantes. Les couleurs rouge, noire, et blanche des faucons qui se trouvent dans cette note deviennent très importantes dans l’œuvre.

Au début, les couleurs, dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, sont au fond sombres et ambiguës. Le crépuscule possède une fonction symbolique dans le déroulement de l’histoire. En effet, lorsque le destin de Julien est prédit, il s’agit toujours de scènes crépusculaires, comme le soir ou l’aube où les lumières sont vagues et floues, et dans lesquelles on perçoit l’existence d’une ombre inconnue. Par exemple, lorsque la mère de Julien entend la prédiction selon laquelle son fils deviendra un saint, « elle aperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure » [TC, p. 81]. Par ailleurs, le père a regardé le Bohème qui prédit que Julien deviendrait un empereur disparaître dans la brume du matin. Ces paroles prophétiques, qui n’ont ni une couleur ni une substance bien précise, suggèrent tous les événements qui surviendront par la suite et deviennent un élément important du déroulement de l’histoire.

Cependant, lorsque les chasses se réalisent, quelques couleurs apparaissent de façon très furtive. Par exemple, lorsque Julien, qui tuera par la suite de nombreux animaux, regarda la souris « blanche » qu’il tua pour la première fois, il s’aperçut que : « une goutte de sang

270

Pierre-Marc de Biasi,Carnets de travail, op. cit., p. 731. Le faucon tartaret que Julien a choisi

est de la région de Barbarie mais Flaubert a décidé de le faire venir de Skitai dans le texte définitif, considérant que le mot sonnait mieux.

271

tachait la dalle » [TC, p. 83]. Cette goutte de sang et sa couleur rouge sont la métaphore du commencement du massacre, c’est-à-dire le symbole des péchés de Julien.

De plus, la couleur blanche apparaît souvent comme celle de sa mère : « Elle était très blanche » [TC, p. 80]. Et c’est vers son bonnet que Julien a lancé son javelot en pensant qu’il s’agissait d’une cigogne en voyant « deux ailes blanches » [TC, p. 91]. Par ailleurs, le noir est la couleur du cerf, qui symbolise le père, et qui maudit Julien : « Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche » [TC, p. 89]. Le noir nous amène à la conclusion que dans le conte il représente la tragédie. La couleur rouge est aussi utilisée pour décrire le ciel en ce moment tragique : « le ciel était rouge comme une nappe de sang » [TC, p. 203].

En particulier, les couleurs se superposent ensuite lors de la scène où Julien assassine ses parents. Tout d’abord, la chambre et le lit où ses parents se couchent, lieu de la tragédie, sont plongés dans les ténèbres. Raison pour laquelle Julien confondra ses parents avec sa femme et son amant. Après le parricide, la couleur rouge domine « Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit » [TC, p. 101]. Leurs peaux blanches correspondent aux barbes blanches des cerfs, et les flaques de sang à la description rouge du ciel. Par cette concordance, les différences des meurtres des deux familles deviennent ambiguës.

Lorsque l’on pense à la chasse avec les faucons, qui est l’occasion, avec le meurtre de la famille de cerfs, d’introduire Julien au parricide, puis au sang, il est très naturel de retrouver toute l’histoire dans les couleurs du faucon. Dans le texte définitif le « faucon pèlerin » apparaît comme une espèce que le père de Julien élevait. Malgré cela, ses couleurs sont profondément liées aux effets des actes de Julien. En d’autres termes, ces couleurs sont les actes mêmes et leur métaphore, c’est-à-dire la réalité dans le conte. Ainsi, les notes sur les faucons peuvent sembler comme le double de Julien : elles commencent par la description d’une technique de chasse, celle qui utilise les faucons, puis elles concernent ses couleurs.

Ce qui est intéressent, vers la fin du carnet, et surtout à partir du fo 78 vo, les couleurs deviennent plus variées. Par exemple, au fo 77 vo du Carnet 17272, l’envers des pattes est vert, au fo 77 ro, les yeux sont verts, et au fo 76 ro la langue de l’autour est noire. Ainsi, l’énumération des descriptions des couleurs qui n’ont aucune relation avec le texte définitif

272

Flaubert, Carnets de travail, op. cit., p. 732. Dans ce folio, Flaubert note en detail une forme idéale des faucons : « Bonne forme de faucon : tête ronde, bec gros et court, le cou long, la poitrine large et dure d’ossement, cuisses grosses, jambes courtes, plante large, molle et verte ».

continue273. Du fo 76 ro à la fin du Carnet 17, le fo 72 vo, ce ne sont pas les faucons mais leurs couleurs qui sont les plus importantes :

fo 75 ro : Faucon hagard [ bec ] < yeux > et pattes jaunes, bec bleu, ailes brunes, corps blanc tacheté de brun. 274

fo 74 vo : Faucon blanc : bec d’un jaune pâle. La bonne couleur des mains est vert d’eau.

Ailes légèrement tachetées de noir ou plutôt brun

Tiercelet hagard le faucon d’Islande. Ailes brunes bordées de blanc, poitrine blanche, mouchetée de brun.

[Gerfaut : le bout des ailes fait la croix sur la queue. Gerfaut brun] 275 (extrait)

L’existence des faucons se transforme en définitive en l’expression des couleurs vives. Les couleurs, jaune, bleue, noire, marron, ne nous suggèrent-elles pas celles des vitraux ? Comme le carnet est un premier état de l’avant-texte, la plupart de ses notes n’est pas souvent utilisée dans le texte définitif. Mais en considérant que Flaubert a fait référence à l’écriture de l’œuvre de Langlois sur les vitraux de la cathédrale de Rouen, on peut dire que ce n’est pas un hasard que l’inondation de couleurs des faucons qui est la dernière partie du carnet coïncide avec la dernière phrase du texte définitif : « Et voilà l’histoire de Saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays » [TC, p. 108] ? Et cette surabondance de couleurs se poursuit dans l’œuvre suivante,

Un cœur simple.