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Chapitre III. La création des personnages principaux

C. Hérodias et Salomé

3. La danse de Salomé

La danse est le seul acte que Salomé réalise après s’être dévoilée, elle devient active. La danse de Salomé est décrite également dans la Bible, et est reprise dans toutes les œuvres traitant de Salomé. C’est l’élément le plus caractéristique et le plus important du personnage. La danse est le point commun de toutes ces œuvres, la clé qui montre l’originalité de l’auteur. Flaubert avoue à sa nièce la difficulté de la description de cette danse : « je suis malade de la peur que m’inspire la Danse de Salomé ! Je crains de la bâcler ? […] J’ai besoin de contempler une tête humaine fraîchement coupée »412 [Corr. V, p. 181]. Pierre-Marc de Biasi indique que la figure de la tête d’Azizeh pendant la danse ressemble à celle de Salomé : « Pas Kuchiouk-Hânem, comme on l’a souvent dit, mais Azizeh, qui avait ce mouvement étrange de « décapitement » du cou, une posture où la tête de la danseuse vient à angle droit et évoque immanquablement le supplice de la tête coupée » 413. Dans la description de la danse d’Azizeh, Flaubert écrit « son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber – cela fait un effet décapitement effrayant »414. Et en marge du fo 653 ro, Flaubert note sur la danse de Salomé le « tremolo des seins ondulation des plis du ventre – décapitation des cataractes – »415.

Bertrand Marchal aussi trouve que Flaubert suggère la décapitation de Iaokanann dans la danse de Salomé. Bien que cette expression s’efface dans le texte définitif, Bertrand Marchal dit qu’il ne faut pas ignorer la « conjonction symbolique de la danse et de la décapitation »416 :

Si la danse et la décapitation se succèdent dans la logique narrative du conte, elles sont comme superposées, sinon confondues, dans sa logique symbolique : de même que l’épisode de

412

Lettre à sa nièce Caroline, le 28 janvier 1877.

413

Gustave Flaubert, Trois contes, introduction et notes par Pierre-Marc de Biasi, Paris, Le livre de poche, 1999, p. 35.

414

Voyage en Egypte, op. cit., p. 295.

415

Yoko Kudo, La Naissance de Salomé, op. cit., p. 30-32.

416

la danse contient déjà l’image de la décapitation, l’épisode de la décapitation garde peut-être, lui, de façon tout aussi voilée, quelque chose de la danse. 417

Bertrand Marchal indique que le mot « alternativement » que Flaubert utilise pour la phrase du transport de la tête de Iaokanann se trouve dans les folios de la danse d’Azizeh et de Kushuk-Hânem : « mettre le pied gauche devant le pied et le droit devant le gauche alternativement » 418 . « Kushuk nous conduit jusqu’au bout du quartier et monte alternativement sur nos deux dos »419.

Alors quelle signification Flaubert donne-t-il a cette danse ? Dans les carnets et dans les notes, il ne mentionne pas la danse de Salomé comme elle est déjà connue. C’est dans le plan que l’on trouve pour la première fois la description de cette danse, qui sera ensuite revue à plusieurs reprises jusqu’à la fin du manuscrit.

Dans le premier plan, le fo 713 vo, la danse est décrite ainsi :

10 gracieuse 20 voltigeante

30 désordonnée amou voluptueuse trois danses la 3e désordonnée

Elle danse... [ d'abord ― avec une flûte [...] psychologie différente α progression à chaque danse. [NAF23663 fo 713 vo (extrait)]

Au début, c’est très gracieux, pour ensuite devenir plus voltigeante pour à la fin être désordonnée. Par cela, on comprend que au début le but de cette danse est d’exprimer trois états d’âme différents progressivement. On peut penser que le mot « gracieuse » dans le premier mouvement exprime également la grâce de Dieu, et la danse avec ses trois étapes s’apparente aux Trois contes. Dans Un cœur simple, Félicité est un personnage au cœur plein de grâce ; dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, en voyageant dans plusieurs villes, pour finir par monter au ciel, Julien représente le deuxième acte voltigeant de la danse ; et dans Hérodias on trouve le caractère désordonné de la danse, au travers des relations conflictuelles entre les personnages.

Cependant, dans l’avancement du plan la danse est décrite différemment. Au fo

705 vo, la sensualité s’accentue par rapport au plan du fo 713 vo : « 10 une danse gracieuse. légère,

417 Ibid., p. 142. 418 Carnet 4, fo 69 vo. 419 Ibid., fo 64 vo.

comme un papillon, […]. 20 une danse langoureuse, voluptueuse, […] 30 une danse désordonnée ».

La réaction d’Hérode qui observe est très vive :

toute sa jeunesse lui revient. il sent

Antipas s'allume de plus en plus. une soif enragée de la posséder. il sent comme

des sources chaudes qui l'inondent. ― de temps à autres, des cris de volupté lui échappent. [NAF23663 fo 705 vo (extrait)]

Hérode est plein de passion et se met à la désirer profondément. On remarque, en particulier, cette phrase : « toute sa jeunesse lui revient ». Ce désir de possession est irrésistible chez Hérode, qui enleva de la même façon Hérodias à son frère, et lui fit rompre le contrat avec les Dieux. Son désir pour Salomé se superpose à celui qu’il éprouvait pour Hérodias dans sa jeunesse, et suggère qu’il va ignorer à nouveau les préceptes des Dieux, et va l’amener à tuer Iaokanann. De ce fait, les étapes de la danse de Salomé sont créées dans le but d’enflammer le désir de Hérode.

Ensuite, au fo 653 vo, Flaubert écrit de manière plus détaillée. Le souhait d’Hérode n’est plus simplement de satisfaire son désir sexuel :

Légère comme un papillon. insaisissable, capricieuse. & il y avait avoir envie de s'envoler –d'atteindre à l'inaccessible. [...]

elle n'avait pas trouvé ce qu'elle cherchait 20 Danse langoureuse, funèbre désolée […]

elle se mourait sous le dieu [...]

c'était la joie.la renaissance le retour à la vie.

30 Une danse désordonnée [NAF23663 fo 653 vo (extrait)]

Les mots de la première ligne restent inchangés, mais ce papillon veut s’envoler, et cherche à atteindre quelque chose d’inaccessible. Cette expression rappelle des sentiments de la jeunesse, où l’Homme est plein d’espoirs et plein de vie et a envie de réaliser ses rêves. La phrase « elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait » correspond à l’âge de la maturité où l’Homme expérimente des épreuves douloureuses sans réaliser forcément son rêve. L’expression « funèbre désolée, elle se mourrait sous le Dieu » suggère la fin de la vie, c’est-à-dire la mort. Ensuite, dans la troisième danse qui est également très joyeuse, on

retrouve notamment les mots « renaissance » « retour à la vie ». En somme les trois danses expriment un cycle ; d’abord la vie avec la naissance et l’espoir, puis la mort pleine de douleurs, et enfin la renaissance avec la joie. On peut penser que cela a une relation profonde avec Hérode même. Dans sa jeunesse, Hérode est attiré par une femme inaccessible, Hérodias, puis arrive à la conquérir.

Cependant, il ne trouve que la douleur au travers de cet période. Il découvre ainsi sa propre vie dans la première et la seconde danse. La troisième, quant à elle, lui suggère la joie de la renaissance future. Cette renaissance est l’espoir d’Hérode qui vieillit dans l’oppression, et pressent la peur de la mort future. C’est pour cette raison qu’il désire Salomé, symbole de la renaissance.

De fait, Flaubert écrit que ce qui attire Hérode chez Salomé, n’est pas sa beauté, mais la pureté de la jeune Hérodias :

C’était Hérodias

telle qu’autrefois magnifique Comme il l’avait vue le premier jour ―dans la splendeur sa pureté

de sa jeunesse – & le charme de son innocence [NAF23663 fo 646 ro (extrait)]

À la vue de la deuxième danse de Salomé, Hérode est « perdu dans un rêve » [fo 647 ro]. Cela lui fait faire un retour sur sa vie passée. De même, lorsque Salomé réalise la troisième danse, Flaubert écrit en détails comment tout les invités du festin420 sont charmés :

boiseries

Au bord, nègres, femmes = avec leurs femmes enfants. les cloisons de cèdre en il craquait toutes & tout se pressait p. voir

[NAF23663 fo 643 ro (extrait)]

Par le fait que tous ces gens soient eux aussi passionnés, Flaubert démontre que la danse de Salomé est au-delà du seul acte de charmer les hommes avec une danse au caractère sexuel. Elle a la force de rassembler toutes les personnes, toutes les classes, tous les âges, car elle exprime la renaissance que tout le monde espère.

420

Voir Raymonde Debray-Genette, « Les débauches apographiques de Flaubert (l'avant-texte documentaire du festin d'Hérodias) », op. cit. Elle a analysé la description du festin en trois processus. Le premier la copie des documents, le deuxième l’idée de Flaubert, et le troisième le mélange des documents et de l’idée.

Dans le texte définitif, Flaubert décide d’écrire les trois danses ainsi :

Elle se mit à danser. […] Ses bras arrondis appelaient quelqu'un qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde et semblait prête à s'envoler. […]

Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. […]

Puis ce fut l'emportement de l'Amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des Cataractes, comme les Bacchantes de Lydie. [TC, p. 138]

L’originalité du texte définitif réside dans la métaphore des noms propres, en particulier dans le passage sur la troisième danse, « comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des Cataractes, comme les Bacchantes de Lydie ». Des femmes du monde entier, au service des Dieux, se trouvent dans sa danse. Mais il est difficile de trouver le point commun entre toutes ces femmes. Par là même, Salomé représente la totalité des femmes du monde et ainsi cumule tous les charmes de la féminité. Cependant au fur et à mesure qu’elle effectue sa performance, mélange de toutes les caractéristiques de ces femmes, le caractère propre de Salomé est en revanche anéanti. De fait, dans le manuscrit son visage est à plusieurs reprises décrit avec des mots comme « impassable » et « sérénité » [fo 645 ro].

Au fo 648 ro, qui est proche du texte définitif, Flaubert décrit son visage en détails :

nez fin bouche très étroite sans fatigue. sans émotion regarde de

Sa figure en sphinx - Un être qui n'est plus humain

sourcils prodigieux

charment aucune émotion pas de fatigue

une idole perni enchanteresse et pernicieuse - pas fatiguée seulement un peu de sueur, comme du de la rosée sur un marbre blanc – [NAF23663 fo 648 ro (extrait)]

Même au milieu de sa danse passionnante, elle ne montre ni sentiments, ni fatigue, elle est comme inhumaine. Elle est comme la prêtresse envoyée par le dieu.

Le plus remarquable est le dernier mouvement effectué après les trois danses. Cette danse, indépendante des trois autres, a pour rôle d’éclaircir ces dernières. Flaubert, décrit ce

dernier ballet avec les mêmes expressions depuis le début du manuscrit, et ne change plus aucun passage jusqu’à la parution du texte définitif. Au fo

645 ro :

Elle tournait comme les filles de Gadès . . . .les bras très écartés – Rythme comme le rombe des sorcières. ― vertige

de plus en plus pressé [...]

Elle disparaissait dans cette rotation avait peur de la perdre. ce n'était plus qu'un vertige. un rêve près de s'enfuir tourbillon [NAF23663 fo

645 ro (extrait)]

La série des trois danses qui commencent par l’image de la vie, et s’enchaînent avec la mort et la renaissance, finit par tourner sans fin comme le rouet. Les tournoiements de Salomé s’accentuent peu à peu et c’est comme si elle disparaissait dans cette spirale421

. Cette spirale créée par la continuité des cercles, n’exprime pas seulement le cycle des trois étapes de la vie, mais symbolise aussi l’éternité, une répétition non interrompue.

Cette signification devient plus claire dans le texte définitif :

Ensuite, elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d’une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait : ― « Viens ! Viens ! » Elle tournait toujours ; […]

Elle se jeta sur les mains, les talons en l’air, parcourut ainsi l’estrade comme un grand scarabée ; et s’arrêta, brusquement. […]

Elle ne parlait pas. Ils se regardaient. [TC, p. 139]

Charmé par Salomé virevoltante, Hérode perdu lui promet de lui offrir tout ce qu’elle désire. À ce moment il semble sentir l’accessibilité à une vie sans limite, mais lorsque Salomé s’arrêta, cette illusion disparut soudainement. À l’instant où les yeux du monarque croisent ceux de Salomé en silence, son destin misérable et inévitable lui apparaît. De fait, juste après la danse Salomé demande la tête de Iaokanann et Hérode pleure silencieusement en regardant la tête de la victime.

Astuko Ogane remarque la signification du « scarabée » à la fin de la danse :

421

La spirale se trouve plusieurs fois dans la correspondance et dans les œuvres de Flaubert : « Mes voyages, mes souvenirs d’enfant, tout se colore l’un de l’autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale » [Corr. II, p. 55, lettre à Louise Colet, le 3 mars 1852] .

Or le scarabée est un symbole cyclique du soleil, du fait qu’il roule en boulette ses excrément. Le dictionnaire des symboles précise : souvent appelé « le dieu Khépri », « le soleil levant », soit le symbole de la résurrection ; tout comme la résurrection d’Élie, celle de Iaokanann s’impose donc à ce moment. 422

Quand Salomé apparaît, on ne voit à travers elle que la jeunesse d’Hérodias, partie de cette spirale. Hérode qui effectua le premier de ces cycles avec Hérodias dans sa jeunesse, est ainsi mené contre sa volonté vers sa propre ruine par Salomé. Autrement dit, Hérode, Hérodias, Salomé et Iaokanann sont tous emportés dans la même spirale.

Au bout des trois danses qui charment tous les invités par leurs significations, et de celle du scarabée fait miroiter l’immortalité, il reste cependant non pas un sentiment d’espoir, mais plutôt la sensation d’un abîme infini423

. Si Salomé représente la totalité des femmes dans les œuvres de Flaubert, ainsi que celles qu’il a rencontrées dans la réalité, on peut dire qu’elle est le symbole de la vie éternelle, par tous les personnages sans âge qu’elle incarne.

Enfin la création de Salomé, incarnation du mystère de la vie, présente une double structure, où un second personnage caché contrôle Salomé : toutes les interventions de Salomé sont ainsi organisées par Hérodias. Salomé est ainsi une création d’Hérodias.

Dans sa correspondance, Flaubert écrit ainsi : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part »424

[Corr. II, p. 204] . Avant l’apparition de Salomé, Hérodias adresse des reproches à Hérode souvent avec des paroles abondantes, et domine tous les autres personnages. Mais à partir de l’entrée en scène de Salomé, elle s’efface, n’apparaît presque plus en public, et ne parle presque pas non plus. Malgré cela, on ressent sa présence partout. Hérodias est donc l’existence à la fois absolue et absente, qui contrôle Salomé, en d’autres mots elle est comme l’auteur que Flaubert décrit comme Dieu. Flaubert a écrit Hérodias en tant qu’auteur, mais son œuvre présente elle aussi une double structure dans le sens où il existe un second auteur, le personnage d’Hérodias qui créa Salomé.

422

Atsuko Ogane, La Genèse de la danse de Salomé, op. cit., p. 119-120.

423

Voir Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, Œuvres complètes, I. Édition présentée, établie et annotée par Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes : Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 504 : « Oh ! Infini, l’infini gouffre immense, spirale qui monte du fond des abîme aux plus hautes régions de l’inconnu ».

On peut ainsi supposer que Flaubert utilisa le nom d’Hérodias comme titre, par opposition aux autres artistes qui intitulaient leurs œuvres Salomé, personnage qui à ses yeux avait beaucoup plus d’importance. Salomé devient le nœud à l’intérieur de cette double structure, la création à l’intérieur de la création. Au moment où elle se change en spirale au cours de sa danse, elle s’éloigne de Flaubert l’écrivain, et d’Hérodias sa mère. Ne peut-on pas dire que cette spirale se change alors en la vraie Salomé, insaisissable, éblouissante, qui renaît depuis la Bible dans de nombreuses œuvres ?

En fait, Julien qui découvre finalement l’harmonie du monde céleste est empli de « joie surhumaine ». Dans le conte suivant, Félicité qui est représentée comme « une femme en bois », parvient à trouver la paix privilégiée, en s’assimilant aux objets saints qui lui sont spécifiques. Et à la fin, plus Hérodias et Salomé s’éloignent de l’épisode de la Bible, plus elles dominent les autres personnages. Ainsi, tous ces personnages principaux sont liés plus ou moins avec la religion. Cependant en analysant les processus de ces personnages, nous avons l’impression que Flaubert essaie de les écarter de l’idée religieuse absolue et de les rendre indépendants et libres de tous les pouvoirs invisibles sociaux.

Alors comment Flaubert crée-t-il les personnages secondaires ?