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Partir de la motivation du signe. Apports de la neurolinguistique cognitive

du langage pour la motivation du signifiant lexical

1.2.4 Partir de la motivation du signe. Apports de la neurolinguistique cognitive

Toussaint est, sans conteste, le chercheur français qui a permis, à la fin du XXème siècle, une grande avancée dans la négation de l’arbitraire du signe. En bon auditeur des cours de Guillaume de 1959 et de 1960, il a en effet su exploiter, malgré les pages longtemps restées inédites du Maître, les considérations de ce dernier sur l’isologie « des mouvements en pensées et des mouvements physiques [, théorie selon laquelle,] une représentation est une

engrammation, c’est-à-dire l’inscription, dans le cerveau, de la structure linguistique. »179

Cette partie de la psychomécanique élaborée dans les derniers moments de la vie de Guillaume a permis à Toussaint d’être un précurseur à bien des égards dans l’étude du langage et, notamment, dans le débat qui nous occupe ici. Il a en effet étudié en profondeur les faits grammaticaux et lexicaux d’iconicité, et ce, en dépit des contestations des premiers temps.180

1.2.4.1 Maurice Toussaint et l’étude de la « motivation interne par ordination opérative »181

Citons tout d’abord un extrait de l’auteur qui résume bien sa théorie :

[…] le signe [est] le siège de la non-arbitrarité massive : signifié sur signifiant égale constante. Il est arbitraire de penser que signifié et signifiant sont inséparables mais sans liens. Signifié et signifiant sont directement proportionnels. Aussi les signifiants tendent-ils à reproduire les ressemblances et les différences qui sont établies par la définition (neurolinguistique) des signifiés.

On ne voit dans la proportionnalité, le structural, le relatif, une sorte de garantie du caractère immotivé du signe qu’à condition d’être préalablement tout acquis à la thèse de l’arbitrarité. Le linguiste structuraliste ne lit alors les proportions que dans un sens […]182

Les signifiants seraient donc les reflets des signifiés qui, eux, seraient conçus comme « des moments d’opérations neuroniques »183. Pour étayer son postulat, il étudie la motivation interne moyennant ce que Monneret (2003b : 236-237) nomme « l’ordination opérative ».

Le principe même de la théorie est donc qu’« à une symétrie sémantique répond une symétrie morphologique. »184 Le terme de symétrie est ici à prendre dans son sens de « distance égale », car si l’on tient compte effectivement de ce qu’il existe des signes « neutres » et des signes plus « marqués », on s’attend à ce que, iconiquement, cette

179 Valette (2006 : 241). C’est l’auteur qui souligne. 180

Cf. Valette (2006 : 241-242).

181 Cette appellation est due à Monneret (2003b : 237). 182 Toussaint (1983 : 70).

183 Toussaint (1983 : 25). 184

différence de signifié soit transcrite par une différence de signifiant, comme l’a montré Jakobson. Ce décalage proportionnel pose le signe « neutre » dans l’antériorité du signe « marqué ». Cela correspond à la loi qu’il avait énoncée dans son article de 1973 selon laquelle « la quantité de particularité d’un élément est proportionnelle à la quantité d’énergie que requiert sa génération. »185 Dans Contre l’arbitraire du signe, cet ouvrage fondateur au titre inéquivoque, Toussaint donne les illustrations suivantes :

Sia III (Saisie interne antérieure) Siu III (Saisie interne ultérieure)

Je chante tu chantes

Rosa rosam

Amigo amigos

Chantais chanterais186

Tableau 2. Exemples d’ordinations de saisies selon Toussaint

Toussaint part du principe que la saisie correspondant aux éléments de gauche est plus précoce que celle correspondant aux éléments de droite. Ces derniers issus d’une saisie plus tardive ont un signifiant augmenté par rapport à ceux de gauche. Ainsi, amigo requerra moins d’énergie lors de la prononciation en tant que vocable numériquement moins marqué que son pluriel amigos. Cette opération neuronal est donc la même dans tous les cas précités car c’est la correspondance invariante antérieur / ultérieur qui s’instaure à chaque fois. Cela revient à démontrer de façon probante par le principe d’ordination ce que Jakobson évoque dans son article de 1966 en s’inspirant, pour sa part, de Peirce.

Par ailleurs, dans le rapport singulier / pluriel, Toussaint établit que les traits articulatoires correspondant à la prononciation de certains phones pourraient être conçus comme des ultérieurs (« pluriel ») ou, à l’inverse, des antérieurs (« singulier »). C’est ainsi que du triangle vocalique, considéré à l’envers pour les besoins de l’analyse, Toussaint déduit que dans le processus articulatoire (et sémantique), [a] est un ultérieur de [o] et que [i] est un ultérieur de [e]. Les exemples de l’italien et du roumain, dont la marque du pluriel est [i] le plus souvent, sont à ce titre particulièrement illustratifs. On l’observe dans un schéma récent appliqué au substantif italien lupo (« loup ») et à ses déclinaisons :

185 Toussaint (1973 : 227).

186

Figure 3. Application de l’ordination opérative à l’italien lupo (« loup ») et à ses déclinaisons187

C’est ainsi qu’il explique qu’une marque d’iconicité n’est pas nécessairement additionnelle ou, du moins, quantitativement additionnelle. Elle peut être aussi ordonnée selon des critères

qualitatifs. L’on relève que cette iconicité existe de la même façon en espagnol, où des

substantifs féminins peuvent renvoyer à une idée de pluralité comme par exemple la gente (« les gens »). En l’occurrence, un ultérieur (féminin) en espagnol peut être traduit par un autre ultérieur (pluriel) en français. Citons également la juventud (« la jeunesse, les jeunes gens ») également employé dans ce sens en français ou la tripulación (« l’équipage », soit un ensemble de personnes travaillant sur un bateau ou un avion.) De la même façon, le substantif

cesto en espagnol (« panier ») s’oppose au féminin cesta (« corbeille ») lequel en représente

une sorte d’augmentatif.188

Il est intéressant de constater que le principe de « l’ordination opérative » est applicable à tous les domaines : le signifiant sonore, le signifiant graphique et le processus articulatoire, mais également concevable dans une perspective transcatégorielle, tant pour la grammaire que pour le lexique. L’auteur, en revendiquant la non-arbitrarité du signe, a mis en élabore une théorie assez générale et systématique pour englober toutes les facettes du signifiant. Il contribue, de ce fait, considérablement à l’évolution du débat sur l’arbitraire du signe avec l’opposition théorique antériorité / ultériorité appliquée à des saisies. Il parvient à démontrer à la suite de Guillaume que l’arbitraire radical considéré dans le système connaît

187 Toussaint (2003 : 341). Légende : ant. : antérieur , F. : féminin ; M. : masculin ; plur. : pluriel ; sin. : singulier ; ult. : ultérieur.

188

Concernant la gente, la notion de pluralité tend à être visualisée quantitativement par le signifiant par l’agrégation d’un s (las gentes), certainement par analogie avec de nombreux autres mots référant à une idée de pluralité. Toutefois, à 53.570 occurrences de gente sur le corpus CREA, s’opposent encore 5.493 de gentes (http://corpus.rae.es/, s.v. gente et gentes, consulté le 23 novembre 2008). Ajoutons que la gente représente l’unification sous une même saisie de l’augmentatif et du pluriel, dont Jakobson dans « A la recherche de l’essence du langage » avait déjà détecté que ces deux notions pouvaient être signifiées par un redoublement formel. La duplication pourrait donc représenter analogiquement un ultérieur de la forme simple (ou non dupliquée) et celle-ci l’antérieur de celle-là.

SIN lupo lupa ANT PLU lupi lupe ULT M F Ant Ult

un champ d’opération plus borné et donc moins important que le laissent paraître les linguistiques saussurienne et post-saussurienne. La portée d’une telle méthode s’explique par la conception extensive de la non-arbitrarité ou de l’analogie. En outre, l’auteur conçoit le signifiant dans son ensemble et dans le cadre non seulement de la motivation relative mais aussi de la motivation interne par l’analyse neurolinguistique des caractéristiques articulatoires des phonèmes.

Ce débat est donc appréhendé par son versant cognitif. Dans cette même optique, Monneret est allé aux sources de la production du langage par le biais des pathologies connues qui impliquent en aval signifiant et signifié.

1.2.4.3 Prolongement de la problématique de l’arbitraire dans le domaine psychocognitif. Postulat du non-isolement de la « sphère motrice » du langage189

Ce que Monneret nomme « sphère motrice du langage » correspond à la sphère

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