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Paragrammes et anagrammes dans le texte : Saussure, puis Kristeva

« intellectuelle » du langage

1.3 La linéarité du signe : questionnements théoriques et utilisations discursives

1.3.3 Paragrammes et anagrammes dans le texte : Saussure, puis Kristeva

Loin des postulats de l’arbitraire du signe, Saussure a décelé ce qu’il nommait des

anagrammes dans des poésies grecques, latines et védiques, des sortes de « couplaisons

syllabiques » qui peuvent émerger dans une lecture non axée exclusivement sur le sens du ou des vers.

225

Jakobson (1963 : 165). C’est l’auteur qui souligne. 226 Jakobson (1963 : 165). Nous soulignons.

227 À une autre échelle, il n’est pas possible non plus de déterminer le signifié d’un mot en fonction de la « quantité » matérielle de signifiant (cf. e.g. tirar vs. disparar). Les paramètres syntaxiques et le large champ qu’ils recouvrent sont d’autres des prérogatives du signe pour la signification.

1.3.3.1 De l’aspect « polyphonique » d’ensembles versifiés

Dans Les mots sous les mots. Etude des anagrammes de Ferdinand de Saussure, Jean Starobinski a étudié les vers analysés par Saussure entre 1906 et 1909, où plusieurs mécanismes poétiques avaient été mis en lumière. Pour autant, le principe de la linéarité du signe est sauf, car des mots étaient corrélés à d’autres mots faisant système, mais dans un système en l’occurrence poétique, donc en aval du linguistique. Il reste important de faire apparaître ces analyses, car il a démontré la possibilité d’une lecture et l'existence d’une dimension sous-jacentes donnant lieu à un sens « caché » mais non incompatible avec les signes eux-mêmes. Nous allons dans un premier temps nous étendre sur la complexe question des anagrammes, complexe de par sa portée épistémologique.

Tout d’abord, plusieurs manifestations anagrammatiques ont été cernées. La plus citée et qui, apparemment, se pose en anagramme « de référence » est l’hypogramme (nommée souvent mot-thème), qui représente « un sous-ensemble verbal et non une collection de matériaux « bruts ». L’on voit aussitôt que le vers développé (l’ensemble) est à la fois « le porteur du même sous-ensemble, et le vecteur d’un sens absolument différent. »228. Soit, par exemple, l’hypogramme Priamidēs dans ou sous plusieurs parties de vers du chant II de

L’Enéide de Virgile (notamment, entre les vers 268 et 297) :

Tempus erat quo PRĪMĂ QUĬĒS […] PERQVĔ PĔDĒS […]

vel Danaum Phrygios jaculatus PUPPIBUS IGNĒS […] volneraque illa gerens, quae circum PLŪRĬMĂ MŪRŌS […] compellare virum, et maestas EXPROMERE VOCES […] (sic)229

Ici le nom Priamidēs se trouve partiellement disséminé230 comme un écho ou la présence obsédante d’un personnage du reste aucunement cité dans le texte. Les fragments phonétiques

228 Starobinski (1971 : 63).

229 Manuscrit français 3964. Cahier d’écolier sans ouverture, intitulé Le passage Tempus erat… du livre II de L’Enéide, cité par Starobinski (1971 : 54). Nous soulignons. Certains vers ne sont pas écrits ainsi par Virgile dans l’édition que nous avons consultée de L’Enéide. Nous reproduisons ci-après dans un souci de cohérence la totalité des vers 268 à 297 : « Tempus erat quo prima quies mortalibus aegris / incipit et dono divom gratissima serpit. / In somnis ecce ante oculos maestissimus Hector / visus adesse mihi largosque effundere fletus, / raptatus bigis, ut quondam, aterque cruento / pulvere perque pedes trajectus lora tumentis. / Ei mihi, qualis erat ! quantum mutatus ab illo / Hectore, qui rediit exuvias indutus Achilli, / vel Danaum Phrygios jaculatus puppibus ignis ! / squalentem barbam et concretos sanguine crinis, / volneraque illa gerens, quae circum plurima muros / accepit patrios. Ultro flens ipse videbar / compellare virum, et maestas exprimere voces » (VIRGILE, Enéide, Livres I-VI, éd. André Bellesort, Paris, Les Belles Lettres, 1974. Nous mettons en caractères gras.)

230 Pour la notion de dissémination, cf. DERRIDA, Jacques, La dissémination, Paris, Seuil, 1972 et notamment, « la dissémination », pp. 349-414.

ne font pas sens à eux seuls mais regroupent conjointement dans l’ensemble systématique que les vers constituent l’allitération nécessaire à la recomposition de l’hypogramme :

Le mécanisme allégué par Saussure n’est rien de plus qu’un rapport d’identité entre la suite de phonèmes de l’hypogramme supposé, et quelques-uns des phonèmes dispersés dans le vers intégral. Il s’agit, simplement, d’une duplication, d’une répétition, d’une apparition du même sous la figure de l’autre.231

Mais il ne faut pas omettre que « ce phénomène de l’allitération (et aussi des rimes) qu’on remarquait dans le Saturnien, n’est qu’une insignifiante partie d’un phénomène plus général, ou plutôt absolument total »232. Saussure est donc conscient de l’ampleur de sa découverte. Car il s’agit, bien au-delà de la répétition, du fait que des mots à signifiants proches se voient

faire sens en vertu de ce que le système leur confère comme possibilités d’exploitations

sémantiques. En d’autres termes, les mots peuvent être corrélés morpho-sémantiquement par-delà leur sens usuel. C’est là une ouverture considérable pour l’approche du signifiant, surtout lexical et pour sa lecture pluri-linéaire dans ces énoncés spécifiques. L'écart entre deux phones n’empêche en effet pas leur mise en système :

Peut-on donner TAE par ta + te, c’est-à-dire inviter le lecteur non plus à une juxtaposition

dans la consécutivité, mais à une moyenne des impressions acoustiques hors du temps ? Hors

de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ? hors de l’ordre linéaire qui est observé si je donne TAE par TA – AE ou TA – E, mais ne l’est pas si je le donne par ta + te à amalgamer hors du temps comme je pourrais le faire pour deux couleurs simultanées.233

Le principe de la linéarité du signe n’est ni nécessairement ni fondamentalement remis en cause ici comme énoncé plus haut. Ce serait rétroplacer dans le signe ce qui n’est que de discours.234 En revanche, il conçoit le discours, c’est-à-dire l’articulation de signes sémiotisés, comme non linéaire. Le langage n’est donc pas toujours réductible à un paramétrage temporel. Mais il s’agit là, en effet, de lectures multilinéaires dont la simultanéité constatable confirme une non-application systématique du principe dans le domaine de la parole. Nous pensons que ces faits méritaient d’être soulignés ici.

Ferdinand de Saussure a en effet – paradoxalement, au vu de ce qui en a été écrit en début de travail – posé les bases d’une « poétique » en mettant au jour des mécanismes portant sur une lecture non linéaire du signe sémiotisé. Si nous analyserons au chapitre septième cette sphère du langage, il convient d’ores et déjà d’aborder la portée de la notion de

paragramme également issue du Maître genevois et qu’a reprise Julia Kristeva.

231 Starobinski (1971 : 61). C’est l’auteur qui souligne. 232

Saussure cité par Starobinski (1971 : 21). C’est Saussure qui souligne.

233 Starobinski (1971 : 47). Nous soulignons. Ici la métaphore des deux couleurs eût pu être aussi celle des deux notes musicales qu’allait adopter Jakobson, quelques décennies après.

234 Cf. supra. Le même travers est à éviter concernant l’arbitraire notamment au sujet des polyréférentialité et co-référentialité, comme nous l’avons vu.

1.3.3.2 Kristeva : une extension de la portée des paragrammes

Si, chez Saussure (ibid.) un paragramme est le résultat d’une lecture double possible d’un vers,235 chez Kristeva, cette notion est approfondie. Elle se fonde sur le fait que

[l]’image poétique se constitue [...] dans la corrélation des constituants sémiques par une interprétation corrélationnelle au sein même du message, par un transcodage à l’intérieur du système.236

Outre la dimension réticulaire et dialogique du paragramme, nous pouvons dire que cette notion repose sur une conception de signe différente de celle de Saussure et de Guillaume :

Au lieu de se constituer sur le signe en renvoyant au référent ou au signifié, le texte joue sur la fonction numérique du signifiant, et ses ensembles différenciés sont de l’ordre du nombre. Ce signifiant, le signifiant textuel est un nombrant. […] Ainsi, pénétrant à l’intérieur du signe, la sémanalyse découvre le nombrant infini qui dispose d’un nombré (les ensembles graphiques et phoniques) avant de lui trouver un référent ou un signifié et en faire un signe. Marque, nœud, rangement, monstration /anaphore/ : telles sont les fonctions du nombrant.237

L’on perçoit alors sous cette terminologie la volonté d’une unité d’analogie constitutive du texte en tant que signe enchâssé et disséminé et non plus constitué d’un signifiant et d’un signifié. En somme, le centre de gravité de l’analyse a été déplacé du niveau du mot au niveau textuel (au sens large). Les frontières des signifiants sont donc franchies de même que les principes d’arbitraire ou de linéarité. Il ne s’agit plus de signifiants perçus dans leur autonomie sémiologique mais comme membres subsumés, et nombrés.238 Les paragrammes forment ainsi un système et une signifiance propres et proprement textuels, montrant un rapport au sens contingent, non essentiel comme les signes saussurien et guillaumien, mais qui demeurent tout de même l’œuvre conjointe des signifiants-signifiés linguistiques.239

Enfin, la considération kristévienne des réalisations paragrammatiques présente l’intérêt de solliciter le phonique et le graphique, et chaque propriété de ces deux ordres peut faire sens en réseau, c’est-à-dire de façon non linéaire. L’auteur évoque ainsi une « « unité

graphique ou phonique », dans laquelle l’infini signifiant insiste, [et représentant] l’ensemble

signifiant minimal isolé dans le phéno-texte. »240

235 Plus tard, Genette (1976 : 21-22) évoquera également cette présence éparpillée de phonèmes significatifs à l’intérieur de plusieurs signifiants dans une programmatique unificatrice rappelant celle des motivations directe et indirecte.

236 Kristeva (1969 : 126).

237 Kristeva (1969 : 233-234). Précisons que si le terme de signe ne coïncide pas chez les deux linguistes, il correspond tout de même aux caractéristiques énoncées ici.

238 Cf. Kisteva (1969 : 232).

239 Cf. Ibid. Nous tenterons plus avant, au chapitre septième, une approche unificatrice des postulats saussurien et kristévien.

240

La linéarité du signe au sens saussurien est donc résolument réductible au niveau de la langue ou à certains usages du signifiant. Des exploitations au-delà du signe apparaissent en effet possibles dans de nouveaux réseaux syntagmatiques.

Pour en revenir au niveau du mot, nous pouvons faire part d’un cas plus surprenant qui nous est apparu : celui de l’@ comme « morphème épicène » précisément en espagnol.

1.3.4 L’@ [arobase / arroba] et son exploitation en tant que

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