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Je recherchais à travers l’interview de quelques grands témoins une vision plus distanciée des choses, en particulier la mise en perspective de l’histoire de ces institutions, de leur projet et de leurs réalisations dans un contexte plus large de l’histoire de la formation. Les liens du Complexe de Nancy avec d’autres institutions m’intéressaient particulièrement, comme il m’intéressait également de connaître le biais par lequel certaines personnalités étaient entrées en contact (ou non) avec l’une des institutions nancéiennes, leurs rapports éventuels avec l’un ou plusieurs de ses acteurs, les idées qu’ils partageaient ou au contraire qui faisaient débat entre eux. Mieux que celui des anciens cadres du CUCES, leur témoignage pouvait m’aider à identifier les spécificités intrinsèques de mon objet de recherche. Je ne pouvais multiplier les entretiens, je choisis donc de limiter à cinq (au début) les personnes à solliciter en essayant tout à la fois de couvrir un champ le plus large possible. Les critères de choix restent très subjectifs et de ce fait sans doute contestables, mais aucune méthode ne m’apparaît susceptible de limiter ce risque.

Marcel DAVID s’est petit à petit imposé à mes yeux comme une personnalité incontournable. Il a non seulement créé en 1957 – donc à une période qui coïncide avec celle de ma recherche – l’Institut du travail de Strasbourg, dont le projet est très différent de celui du complexe de Nancy, quoique proche sur certains aspects, mais il a encore été membre du Conseil d’Administration de l’INFA, bien qu’il dise ne pas se souvenir de cette

dernière particularité.9 Il m’intéressait surtout de l’entendre sur ce fameux débat entre

promotion individuelle et collective, et à travers celui-ci sur sa perception des actions du CUCES.

L’autre figure incontournable de cette histoire de la formation est bien entendu Raymond VATIER, créateur du CIF (futur CESI) et déjà de ce fait en contact avec B. SCHWARTZ, mais encore et surtout du fait de son rôle tout à fait déterminant dans l’histoire de l’INFA en tant que Directeur délégué à l’orientation et à la formation continue.

Bernard LIETARD, en tant que co-auteur du Que-sais-je sur la formation continue avait déjà retenu mon attention. Apprendre qu’il avait participé à un groupe de réflexion sur l’avenir de l’INFA en 197110 a emporté ma décision de l’interviewer.

Les trois autres personnalités sont plus « extérieures » encore parce qu’elles n’ont pas de liens institutionnels avec le Complexe de Nancy et que leur rencontre avec lui s’est effectué de manière plus indirecte.

Le choix d’interviewer Joffre DUMAZEDIER s’est conforté au fil des découvertes sur les liens très éthérés qui unissaient (en même temps qu’ils distanciaient) certains membres du Complexe des mouvements d’Education Populaire et en particulier, bien entendu, de Peuple et Culture. Le choix d’interviewer Jean-François CHOSSON, autre représentant de Peuple et Culture, n’est intervenu qu’après-coup et de manière tout à fait circonstancielle. Il se trouve que nous nous sommes retrouvés tous deux autour d’une même table à l’occasion d’un séminaire sur l’histoire des institutions pionnières en formation des adultes depuis 1945 et que les échanges que permit cette situation me donnèrent à penser que son témoignage complèterait utilement celui de J. DUMAZEDIER.

Le choix d’interviewer Gilles FERRY enfin répondait à plusieurs considérations. Tout d’abord son parcours personnel11 et sa théorisation sur la formation des enseignants 12 en

faisaient à mes yeux un observateur averti, un expert susceptible de m’ouvrir des voies de réflexion nouvelles. Ensuite parce qu’ancien professeur influent des sciences de l’éducation de Paris X, il me donnait une occasion de relier ma propre expérience de formation en tant qu’étudiante de cette université à une histoire qui m’était encore alors

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Invité aux réunions du CA, il est probable qu’il n’y a que très peu participé. Le caractère très formel de ces réunions, ainsi que des modes de composition des Conseils, entraînaient un fort taux d’absentéisme.

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Alors employé à la Direction déléguée à l’orientation et à la formation continue, il avait eu la responsabilité d’assurer l’assistance technique du groupe de « sages » composé de MM. FAIST, TABATONI et MYON qui devait réfléchir aux missions que l’INFA pouvait développer conformément à l’esprit des accords du 7 juillet 1970.

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A l’école des cadres d’Uriage, puis à l’ENSEP de Chatenay-Malabry où il a mené ses premières expériences de formation en petits groupes dès la fin des années 50

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Que je connaissais principalement par l’intermédiaire de son livre Le trajet de la formation, Dunod, 1983, 122 p.

extérieure. Je n’appris qu’à l’occasion de notre rencontre ses rapports épistolaires avec B. SCHWARTZ ainsi que sa collaboration manquée avec l’INFA.13 C’est précisément à

l’occasion de la découverte de ce type d’informations (qui s’est reproduite cent fois au cours des entretiens) que j’ai pris conscience de l’importance des liens informels qui pouvaient unir des personnalités diverses à l’occasion de rencontres parfois fortuites, souvent inéluctables. Par le jeu des trajectoires qui se croisent et s’entrecroisent, se tissait petit à petit en toile de fond tout un réseau humain qui donne corps au « milieu » de la formation, dont l’histoire apparaît fortement corrélée avec celle des personnes qui le composent. Cette recherche n’en donne qu’un faible aperçu. Une étude plus systématique des interrelations, des lieux où les rencontres s’effectuent, des médias qu’empruntent les échanges ouvrirait sans doute de nouvelles voies de compréhension sur une histoire « humaine » de la formation.

Des représentants d’autres institutions ou mouvements importants de la formation, telle l’ARIP14 ou des services de formation d’entreprise par exemple, auraient certes pu être

rencontrés. Mais toute recherche trouve à un moment ou à un autre ses propres limites. Il n’est pas exclu par ailleurs de prolonger ces démarches à l’intérieur d’un autre cadre.

22. Conduite et exploitation des entretiens

Ces entretiens auprès des anciens cadres du complexe étant conçus au départ comme devant recueillir des opinions et non des faits, le guide d’entretien élaboré initialement laissait une large place au ressenti des différents acteurs sur la globalité de l’expérience nancéienne. C’était l’objet de la première partie que j’avais intitulé « Analyse de l’expérience nancéienne ». La seconde partie, plus centrée sur la personne interviewée, permettait d’obtenir des ressentis plus personnels, plus expérientiels. La troisième partie enfin, avec des questions fermées, permettait d’obtenir des faits précis sur la trajectoire des personnes interviewées, avant, pendant (fonctions précises et évolution dans le temps), et après leur« passage » dans l’une des institutions. Les premiers entretiens ont été menés suivant ce déroulement-là et mes questions collaient relativement au guide. Au moins trois facteurs m’ont conduite à changer d’attitude. Le premier est sans doute que l’expérience venant au fil des entretiens, j’acquérais avec elle une certaine décontraction salutaire. Je m’apercevais en outre que le nombre élevé de questions et une première partie très ouverte obligeaient mes interlocuteurs à répondre en approfondissant de longs

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Il avait été question qu’il intervienne dans la formation des Maîtres du cycle pratique, puis cela ne s’était pas fait. R. CUQ avait ensuite sollicité sa participation à des réunions de formateurs, auxquelles il s’est rendu une ou deux fois seulement.

développements. Si bien que les questions plus personnelles arrivant en fin, à un moment où la disponibilité de mes interlocuteurs commençait à se restreindre, elles n’étaient plus, faute de temps, suffisamment renseignées. Or, je découvrais que c’était justement ces réponses là qui m’importaient le plus. Ce qui me décida finalement à changer de tactique est l’attitude de l’un de mes interlocuteurs qui, dès que j’eus fini de me présenter et de définir les modalités de notre entretien, embraya directement sur la narration de son expérience, sans me laisser le temps de poser une seule question de mon guide d’entretien. Je m’aperçus en bout de course qu’il avait répondu à toutes celles-ci, dans le désordre, certes, mais suivant une logique personnelle bien plus intéressante que mon découpage préétabli. Je décidai alors d’inverser l’ordre des questions, et de commencer par la fin, mais avec une question plus ouverte telle que « comment avez-vous été amené à travailler au CUCES (ou à l’INFA) ? ». Je laissais ensuite mon interlocuteur adopter sa propre logique narrative que je ne m’interdisais pourtant pas d’interrompre, soit pour demander des précisions, soit pour relancer l’une des questions de mon guide d’entretien, que je gardais en réserve si je craignais de voir passer sous silence certains aspects importants. J’ai longuement pesé la décision de ce renversement de méthode. Le type de discours produit s’en trouverait forcément modifié. De plus la méthode de remplacement envisagée était bâtarde : entretiens semi-directifs frisant avec les biographies, malgré des limitations très réductrices. Je me suis finalement autorisée à le faire car je n’avais aucune intention de comparer les discours recueillis entre eux. Puisque j’étais dans une logique compréhensive et non analytique ni inductive, il m’apparaissait que la méthode initiale me permettrait moins sûrement que la seconde d’atteindre mes buts. Il fallait donc en changer. A l’expérience, je n’ai pas regretté ce choix, même s’il m’a occasionné quelques aventures15 et même s’il n’a pas toujours été parfaitement respecté. En effet, il

m’est arrivé, au fil de mes découvertes (cf. chapitre précédent), de demander à certains de mes interlocuteurs d’approfondir un point précis de l’histoire du complexe dans lequel ils avaient joué un rôle particulier.16 De fait, le changement de méthode a accompagné le

changement de perception que j’avais des buts des entretiens.

J’ai retranscrit entièrement la plupart des entretiens enregistrés et en ai fait plusieurs lectures tout au long de mon travail. C’était d’autant plus nécessaire au début de ma recherche que j’avais besoin de m’imprégner de ces tranches d’histoire, de me familiariser avec telle ou telle dénomination (d’action, d’équipe) et de me forger une représentation imagée de l’organisation interne. Par la suite, le retour sur les

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un des entretiens a duré 4 heures…

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par exemple pour M. DESHONS, « l’avant 1960 » qu’il était quasiment le seul, avec P. OLMER, a pouvoir me décrire, ou encore pour des syndicalistes, les causes et le déroulement des grèves du début des années 70.

transcriptions d’entretien répondait plutôt au désir de me remémorer la manière dont telle ou telle personnalité avait pu se situer par rapport à un fait ou une opinion donnés. Sans en faire une analyse thématique systématique, certains thèmes particuliers y ont été recherchés et plus spécifiquement retravaillés, comme par exemple les relations CUCES- INFA ou encore les conditions de recrutement.

Pour ce qui concerne les entretiens auprès de témoins extérieurs, le guide d’entretien élaboré au début de la recherche a pu être utilisé sans problème. Bien entendu, en fonction des personnes interviewées, il a pu être, là aussi, complété par des demandes de précisions spécifiques, comme par exemple à R. VATIER, sur les relations entre le CIF et les institutions nancéiennes, ou encore sur la fin de l’INFA.

Les trois entretiens auprès de B. SCHWARTZ, auquel aucun guide d’entretien ne pouvait s’adapter, ont été conçus chaque fois différemment. Le premier portait à ma demande sur l’INFA, mais s’est finalement déroulé autour de la globalité de l’expérience nancéienne. Les questions du second entretien de novembre 1995 portaient sur la période 50-60, sur les fonctions de B. SCHWARTZ à l’Ecole des Mines et sur ce qui l’avait amené à prendre la direction du CUCES, ainsi que sur ses liens avec différentes personnalités dont j’avais au préalable dressé une liste. Les questions du troisième entretien de mai 1996 visaient clairement à obtenir des informations plus factuelles sur la période 1968-1973 que j’avais alors le plus grand mal à comprendre. Plus que les réponses à cet entretien, ce sont la découverte de nouveaux documents et l’interview de cadres de la « seconde génération » qui m’ont permis d’accéder à une plus grande intelligibilité de cette période.