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La reconstruction d'après-guerre et l'expansion économique de la France génèrent de nouveaux besoins en main-d’œuvre. C'est une période de forte croissance et de plein emploi. Avec les progrès techniques, le pourcentage d'ouvriers spécialisés va augmenter et celui des manœuvres ordinaires décroître, tandis que le nombre d'ouvriers qualifiés apparaît suffisant11. Cette main-d’œuvre spécialisée, c'est-à-dire adaptée à la tâche, a été

fournie en partie lors du premier plan par la FPA (Formation professionnelle accélérée), créée en 1945 pour former en six mois des ouvriers spécialisés. Au cours du IIe plan, la formation spécifique de cette main-d’œuvre ouvrière sera assurée par la constitution d'un cycle professionnel à la fin de la scolarité obligatoire prolongée à 16 ans (réforme BERTHOIN du 6 janvier 1959).

B. CHARLOT et M. FIGEAT notent que les objectifs de la reconstruction, puis le décollage économique ne sont guère favorables à la classe ouvrière : semaine de 48 heures, utilisation intensive de main-d’œuvre jeune dans le secteur productif, absence d'un enseignement professionnel de masse, formation accélérée au rabais. Pour ces auteurs, le patronat défend plus que jamais une politique malthusienne de formation en tentant de limiter strictement tant en quantité qu'en qualité la formation des jeunes aux besoins nouveaux des entreprises.

L'enseignement technique comprend à cette époque essentiellement deux types d'établissements : les écoles nationales professionnelles (ENP) et les collèges techniques. Les ENP recrutent leurs élèves par concours au niveau national ce qui leur assure un niveau supérieur à celui des collèges techniques. Mais les jeunes sont sous- scolarisés : en 1951, pour une population active d'environ 20 millions de personnes, on compte environ 2 millions de jeunes gens actifs, sans aucune formation, âgés de 14 à 18

11CHARLOT (B.), FIGEAT (M.), 1985, Histoire de la formation des ouvriers 1789-1984, Paris :

ans. A la même époque, le nombre de jeunes en formation est chiffré à environ 650 00012.

J. FREYSSINET note que cette période, jusqu'à la fin 60, est l'aboutissement d'un lent mouvement commencé à la fin du siècle précédent, qui transforme radicalement les rapports entre activité de travail et activité de formation. En effet, les progrès techniques, en provoquant une dissociation entre savoirs scientifiques et savoir-faire productifs, et l'organisation "scientifique" du travail (le taylorisme est alors très répandu en France) tendent à réduire l'autonomie de l'ouvrier au travail et provoquent une "coupure entre sphère de la production et sphère de l'éducation"13.

D'une façon générale, les enquêtes d'A. TOURAINE ont montré que le "système professionnel", dans lequel l'ouvrier dispose d'une certaine autonomie, tend à faire place au "système technique" où l'organisation collective commande l'exécution individuelle.

Par ailleurs, le déclin de l'apprentissage se poursuit. En même temps que le travail perd tout contenu formateur, le système éducatif achève de devenir étranger au système productif. Le mouvement syndical lui-même, précédemment hostile aux écoles professionnelles, adhère au mouvement d'extériorisation de la formation et à son institutionnalisation sous forme scolaire, ses revendications portant plus sur les contenus de l'enseignement et le contrôle du système éducatif : démocratisation de l'accès et allongement des durées de formation ; responsabilité de l'Etat sur la gestion de la formation de façon à éviter sa soumission aux "besoins immédiats du patronat" ; pour la même raison, présence significative d'une formation générale et d'une formation technique fondamentale dans les cursus d'enseignement professionnel ; définition de diplômes nationaux favorisant une revendication de reconnaissance dans les systèmes de classification14.

A. LEON observe, quant à lui, que les mouvements de déqualification et de requalification des ouvriers réalisent des équilibres transitoires dont le niveau varie d'une industrie à l'autre :

"Dans certains secteurs, l'élargissement des tâches (job enlargement) semble marquer le «déclin de l'orthodoxie» relative au devenir de la division du travail, et conduit à orienter les efforts de formation vers la compréhension du processus global de production (G. FRIEDMANN, 1956). De leur côté, les entreprises

12Ibid. p. 357 : 500 000 élèves scolarisés dans l'enseignement technique, 60 000 élèves de la FPA

et 100 000 apprentis en formation chez les artisans

13J. FREYSSINET, 1991, "Lieux de production et lieux de formation : Mutations économiques et

stratégies sociales", Convergences, Etudes offertes à Marcel DAVID, Quimper : Calligrammes, 149-172

automatisées requièrent, avec la participation à des travaux polyvalents, l'exercice de diverses fonctions de contrôle (P. NAVILLE, 1956)15

Aussi, les sociologues du travail préconisent-ils, en parallèle à la prolongation de la scolarité obligatoire, d'élever le niveau des études, d'élargir le champ des connaissances scientifiques et techniques, d'organiser des apprentissages polyvalents et également, d'instituer une éducation permanente afin de permettre à tous les âges d'adaptation aux caractéristiques d'un monde en rapide transformation. D'une manière plus précise, "entre

l'enseignement professionnel et l'enseignement scolaire général, la frontière doit tendre à disparaître"16. C'était déjà l'idée des promoteurs du plan Langevin - Wallon : grâce à un

système d'option, intégrer dans l'enseignement secondaire une partie de l'enseignement technique.

Ce sont donc bien deux manières très différentes d'envisager la formation des ouvriers qui s'affrontent ici, répondant à des objectifs opposés : spécialisation et adaptation à la tâche d'une part, despécialisation et orientation vers une plus grande compréhension et une domination d'un monde technique et scientifique de l'autre. La première conduit à une déqualification et à une perte d'autonomie ; la seconde, à un plus grand élitisme au détriment des personnes les moins favorisées d'un point de vue social et scolaire. Les deux contribuent à amorcer un mouvement qui ne fera que s'amplifier au fil des ans, et notamment à la fin de la période de plein emploi : toute une frange de la population sera laissée pour compte.

La formation des militants syndicaux devient, quant à elle, une préoccupation très importante dans les années 50. Chaque centrale se dote de son propre centre de formation. La CFTC acquiert le domaine de Bierville en 1950 afin de compléter les "écoles normales ouvrières" et les sessions de permanents. La CGT quant à elle avait développé la formation de base de ses adhérents qui s'était étendue par des activités multiformes, y compris des cours par correspondance. Pour FO, depuis la scission de 1947, l'éducation ouvrière et la formation syndicale constituent un instrument "du syndicalisme libre".

C'est que de nouveaux besoins se font sentir : avec les comités d'entreprise, la sécurité sociale, etc., les militants syndicaux sont confrontés de plus en plus souvent à des problèmes juridiques, économiques et politiques. Ces problèmes sont abordés dans les sessions de formation syndicale, qui font parfois appel à l'intervention d'universitaires. C'est dans ce contexte que Marcel DAVID propose aux organisations syndicales la création d'un institut de formation supérieure pour les militants, dans lequel chaque organisation syndicale devient un partenaire de l'université.

15A. LEON, 1965, Formation générale et apprentissage du métier, Presses universitaires de

France, p. 34

La CFTC répond très favorablement à cette proposition et participe à la mise en place de l'Institut du travail de Strasbourg en 1955. L'adhésion des deux autres centrales est acquise à la suite de négociations serrées. Mais la proposition de Marcel DAVID tombe à point nommé, à un moment où les besoins se font sentir de manière cruciale. Par ailleurs elle veut prendre en compte les spécificités culturelles de chaque centrale et respecter le pluralisme dans les règles de fonctionnement et de direction de l'Institut.

Sans vouloir se substituer aux diverses écoles syndicales, l'institut propose un enseignement supérieur adapté aux besoins et aux aptitudes des travailleurs. Conformément à son caractère universitaire. Il "entend demeurer sur le terrain de

l'objectivité scientifique, qui d'ailleurs n'est pas incompatible avec une sympathie active pour le mouvement ouvrier et pour le monde du travail"17. Des sessions distinctes sont

organisées pour chaque organisation syndicale, préparées en accord avec la direction de l'institut et le représentant de chaque centrale. Les premières sessions, d'une durée de trois semaines, sont organisées en 1956 à Strasbourg : pour la CFTC en mars, pour la CGT en avril et pour la CGT-FO en mai.

Les thèmes des sessions sont divers : formation juridique, formation pédagogique, l'économie régionale, la Sécurité sociale, etc.

Avec la création de l'institut du travail de Strasbourg, l'Education syndicale marque son entrée dans l'université. Cela représente une autre manière de décliner le thème de la collaboration entre l'Université et le monde économique.

Dans les années 55-57, l'éducation ouvrière a fait de tels progrès que le pouvoir est contraint d'en tenir compte. Aussi, à la faveur de la venue au pouvoir du Front républicain, le socialiste A. GAZIER met à l'ordre du jour de l'Assemblée Nationale un projet de loi tendant à accorder aux travailleurs des congés non rémunérés d'éducation ouvrière ou syndicale. La loi est votée le 27 juillet. Elle sera suivie plus tard d'une ligne "Formation syndicale" inscrite au budget du Ministère du travail afin d'aider financièrement les militants à participer aux sessions. Dans la loi de 1959, la formation syndicale est incluse dans les dispositions générales de la promotion sociale.

Marcel DAVID rejoindra l'ISST de Paris en 1960, où il y introduira également l'éducation ouvrière. Il sera peu lié par la suite au complexe de Nancy, si ce n'est par son mandat au conseil d'administration de l'INFA.

On le voit à travers ce rapide panorama, si les objectifs de formation d’adultes sont diversifiés en fonction des milieux et des publics, si les idéologies sous-jacentes sont fort

17Procès-Verbal du Conseil de perfectionnement, séance du 24 janvier 1956, Institut du travail de

disparates et même parfois contradictoires, il n’en reste pas moins que l’idée même de la formation contamine peu à peu toutes les sphères économiques et sociales.