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A la fin de la décennie, l'expression "Education permanente" va connaître un développement exponentiel. Elle devient en fait un quasi synonyme "d'éducation des adultes" et gagne les milieux de l'industrie, comme en témoigne cette vive réaction au projet de loi BILLIERE par André CONQUET de la Chambre de Commerce de Paris :

"C'est assez dire qu'il faut une certaine dose d'humour pour garder son sérieux devant les prétentions de chef d'orchestre de l'éducation permanente que ce puissant ministère manifeste aujourd'hui. Nous nous réjouissons fort de l'intérêt porté en haut lieu à l'éducation permanente, mais étant donné l'antériorité de l'initiative privée dans ce domaine, nous voudrions qu'on n'eut point l'air de découvrir des «terrae ignorae» et qu'on consentît, surtout, à s'informer des résultats obtenus par des institutions qui ont fait leurs preuves !"46

Dans cet article assez virulent, A. CONQUET ne remet pas en question la nécessité d'un "perfectionnement continu", mais le fait que celui-ci puisse se faire à l'intérieur de l'université - qui ne connaît rien des réalités industrielles - et qui dispense un enseignement sur le seul modèle de la pédagogie traditionnelle, jugé complètement inadapté au public adulte. Selon lui, l'université est totalement incapable d'assumer ce rôle sans une liaison étroite avec "le monde des professions". Le thème de la liaison Université-Industrie est en effet récurrent depuis le début de la décennie, mais sa réalisation, en dehors du cadre d'initiatives bien particulières comme les cours du PST du CNAM et des centres d'Université comme Grenoble et Nancy47, a bien du mal aboutir.

45M. DAVID, 1976, opus cit.

46A. CONQUET, 1957, "Le monde des professions et l'éducation permanente", Qu'est-ce que

l'éducation permanente ?, Educateurs, 72, nov-déc. 1957

47Rappelons que A. CONQUET intervient dans les cycles de perfectionnement des ingénieurs et

En fait, les "mentalités" ne sont pas préparées à cette collaboration :

"Cette liaison Université-Industrie, si souvent réclamée de divers côtés, est absolument nécessaire. Elle est même dans la nature des choses... et qu'on en parle tant montre bien qu'il y a des communications qui ne s'établissent pas dans notre système social. (...)

Ce qui irrite le plus les milieux industriels, c'est cette fâcheuse habitude de prôner la liaison Université-Industrie, puis de laisser entendre que ces industriels, ou ces cadres qu'on a recrutés comme professeurs, ne seront jamais que des éléments de seconde zone... qu'il serait peut-être bon de leur donner au préalable une formation pédagogique... Alors que les progrès en pédagogie des adultes (curieuse association de mots !) sont surtout le fait des milieux industriels !

Irritant aussi d'entendre confesser qu'il est bien déplaisant pour l'indépendance de l'Université d'avoir l'air soumise aux «puissances de l'argent» dès qu'elle collabore avec l'industrie.

Irritant aussi de constater avec quel mépris, parfois, sont analysées certaines réussites en matière de formation, sous prétexte qu'elles ne sont pas désintéressées... alors qu'on a rarement pris la peine d'étudier, à l'échelon des intéressés, le profit qu'ils en ont tiré.

Irritant, inquiétant même, de lire toutes les dissertations auxquelles donnent lieu la vie en usine, les relations entre supérieurs et subordonnés... qui témoignent d'une singulière ignorance des «situations réelles».

C'est à cette ignorance mutuelle qu'il faut remédier. Mais en ajoutant «mutuelle», nous sommes charitables, car il faut bien l'avouer, ceux qui ont le plus à apprendre, ce sont ceux qui ne connaissent d'autre milieu que celui qu'ils ont toujours connu, comme élève d'abord, comme professeur ensuite !"48

Ce texte est particulièrement intéressant car, outre sa violence de ton qui reflète bien l'absence d'échanges réels entre ces deux mondes par nature - ou par histoire - si opposés, il aborde un certain nombre de thèmes qui reviendront régulièrement tout au long de la mise en place de l'institutionnalisation de l'éducation des adultes, et qui seront donc objet de débat, parfois même de conflits violents, à l'intérieur du Complexe de Nancy. Ainsi en est-il notamment de l'articulation public/privé, pédagogie traditionnelle/pédagogies nouvelles, monde réel (monde du travail)/tour d'ivoire de l'Université....

Il faut reconnaître que l'université a quelque peine à sortir franchement de ses murs, comme l'affirme A. BOUTET DE MONVEL, Agrégé de l'Université, en 1959, dans les

colonnes de la revue Education Nationale. Cette dernière veut instituer un "dialogue entre l'Université et les différents champs d'activité du pays". Cette démarche n'est d'ailleurs pas sans risques et des précautions sont prises pour déjouer la méfiance et les réserves des enseignants. Mais le moment se prête semble-t-il à un tel dialogue : en effet, l'enseignement à tous les niveaux est en crise. Les projets successifs de réforme scolaire en sont le reflet. Ce malaise trouve sa source en partie dans l'évolution sociale et économique accélérée qui a profondément modifié la physionomie de la France. L'université doit s'adapter :

"S'accroître, et muer est pénible à tout organisme ; plus particulièrement pénible à l'Université ; et ceci est naturel. Car la culture et l'enseignement sont avant tout tradition et doivent le demeurer. Mais en tant que tels, ils sont exposés à se refermer sur eux-mêmes et à développer des formes quasi liturgiques qui n'ont plus de contact avec la vie. Certes il ne faut pas, en matière de pédagogie, sous-estimer le rôle de disciplines et d'exercices sans rapport avec les activités adultes. Ils font partie de toute culture. Il arrive (...) que ce décalage devient ruineux.

La première urgence nous paraît être d'en prendre conscience et de le mesurer."49

On sent bien à travers ces propos la distance à parcourir pour que le désir d'ouverture ici prôné puisse trouver sa réalisation effective. C'est que "culture" et "travail" ont une histoire conflictuelle. Sont en jeu des questions de pouvoir ou de maîtrise de la formation des hommes. Des idéologies peu compatibles entrent ici en concurrence, le long terme s'opposant au court terme, le désintérêt au profit, la culture générale à la spécialisation professionnelle, etc. Pourtant un terrain d'entente peut être trouvé dans le fait que le monde du travail a récemment découvert que trop de spécialisation pouvait aller à l'encontre des intérêts de l'industrie. Ainsi, BOUTET de MONVEL remarque que de grandes firmes industrielles, telles que Esso-Standard ou IBM ont organisé "leur propre université" pour leurs cadres :

"Il ne s'agit point ici d'enseigner, comme dans certains instituts, des techniques psychologiques de la vente ou de l'organisation administrative, formation sans doute nécessaire, mais d'une teneur culturelle douteuse. Il s'agit bel et bien d'apporter des connaissances et de provoquer la réflexion dans des domaines culturels éprouvés, sans rapport apparent avec l'activité professionnelle immédiate : littérature, histoire, philosophie. Ceci simplement parce qu'on a pris conscience que les tâches complexes de la production moderne requièrent des esprits curieux, disponibles, capables de dominer des ensembles, d'adapter leur regard à des perspectives nouvelles, et que nulle formation n'était plus efficace en ce domaine que la culture générale."50

49A. BOUTET DE MONVEL, 1959, "L'Université et le monde du travail", L'Education Nationale, 1,

1er janvier 1959, 1-2

A la fin de l'article, on ne peut qu'être convaincu que le monde de l'industrie a en fait bien plus besoin de l'université que l'université de l'industrie. Ce n'est peut-être pas entièrement faux et c'est sans doute ce déséquilibre qui crée beaucoup "d'irritation" chez les industriels qui ne voient pas beaucoup les choses bouger du côté de l'université. C'est aussi sans doute parce qu'elles ne bougent pas beaucoup que les quelques expériences en la matière (Grenoble, le CUCES et aussi l'Ecole des Mines de Nancy) sont très souvent citées en exemple, encensées et vraisemblablement aussi un peu sur-valorisées.

Une personnalité va faire beaucoup pour promouvoir le rapprochement de l'industrie et de l'université, et pour le développement du concept d'Education permanente dans les milieux industriels, c'est Gaston BERGER.

Depuis 1953, il a été Directeur adjoint, puis Directeur Général de l'Enseignement Supérieur.

Il est également le fondateur, en 1957, du "Centre International de Prospective" qui réunit dans son conseil des personnalités représentatives de l'Université, de l'industrie et de l'Action publique51 et qui a pour but "l'étude des causes techniques, scientifiques,

économiques et sociales qui accélèrent l'évolution du monde moderne et pour la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées."52

A la suite de la réforme de l’Ecole des Mines, Gaston BERGER demandera à Bertrand SCHWARTZ de participer aux réflexions du groupe, qui se réunit régulièrement et édite une revue "Prospective", dont le premier numéro paraît en mai 1958. Cette expérience apporte beaucoup à B. SCHWARTZ. Il y rencontre des personnalités qui vont, dit-il beaucoup le marquer, comme Louis ARMAND ou François BLOCH-LAINE.53 Il y

retrouve également Marcel DEMONQUES, qu’il connaît déjà pour être le Président des anciens élèves de l’Ecole des Mines de Nancy.

51"L'association est administrée par un Conseil composé de 15 membres au plus dont : un

président, six vice-présidents dont deux seront représentatifs de la Recherche et notamment de l'Université, deux autres seront représentatifs de la Production et notamment de l'Industrie, de l'Agriculture et du Commerce, et deux autres seront représentatifs de l'Action publique, notamment de l'Etat et des Collectivités publiques, un Secrétaire Général, un Trésorier et un Trésorier adjoint" Ainsi, le premier conseil se compose de Gaston BERGER, Président, et de Louis ARMAND, Président honoraire du Conseil d'Administration de la SNCF, Président de l'Euratom, François BLOCH-LAINE, Inspecteur des Finances, Directeur Général de la Caisse des Dépôts et Consignation, Pierre CHOUARD, Professeur à la Faculté de Paris (Physiologie végétale), Membre de l'Académie d'Agriculture, Jacques PARISOT, Doyen honoraire de la faculté de médecine de Nancy, ancien président de l'Assemblée mondiale de la Santé, Georges VILLIERS, Président du Conseil National du Patronat français, Arnaud de VOGUE, Président de Saint-Gobain, André GROS, Président de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse, ancien vice-président de la Fondation française pour l'Etude des Problèmes humains, Marcel DEMONQUE, Vice- président, Directeur général de la société "Ciments Lafarge", Pierre RACINE, Conseiller d'Etat, ancien Directeur des stages à l'Ecole Nationale d'Administration. Extrait des statuts du Centre International de Prospective, Prospective, 1, PUF, mai 1958

52Ibid.

L'attitude prospective consiste à observer finement les faits présents pour comprendre, plus que d'expliquer, de quoi demain sera fait. Pour Gaston BERGER, il est nécessaire de concentrer son regard vers un avenir lointain et global pour tenter de déduire les conséquences des tendances futures générales qui peuvent être pressenties au temps présent.

"L'esprit prospectif n'est en aucune manière celui d'une planification universelle et inflexible : il ne prédétermine pas, il éclaire. Nous croyons qu'une telle attitude s'impose aujourd'hui aux hommes d’action. (...) L'étude des transformations qui s'opèrent sous nos yeux semble bien susceptible de nous éclairer non seulement sur l'avenir qui se prépare mais sur le mouvement qui s'est développé à travers toute l'aventure humaine et sur le sens même de notre existence."54

Le Groupe Prospective, parce qu'il est constitué de personnalités qui comptent dans le monde socio-économique d'alors, jouera vraisemblablement un rôle très important dans la diffusion des idées d'éducation permanente et dans la prise en compte du "facteur humain" dans la formation des cadres, auprès du patronat français et des décideurs publics. Gaston BERGER est en effet beaucoup préoccupé de ces questions comme le montrent ses articles ou les textes des conférences55 qu'il a données à la fin des années

50 et jusqu'à sa mort accidentelle en novembre 1960 : "L'accélération de l'histoire et ses conséquences pour l'éducation" (1957), "Education et enseignement dans un monde en accélération" (1958), "Humanisme et technique" (1958), etc.

Des fragments de ses textes, très imagés, seront abondamment cités dans les écrits sur le thème de l'éducation des adultes dans les années qui vont suivre, y compris par B. SCHWARTZ et notamment pour appuyer l'idée qu'il n'est plus concevable d'arrêter la formation des hommes à leur entrée dans la vie active car "le savoir s'use et se démode

encore plus vite que les machines"56, parce que le monde change vite, et même de plus

en plus vite.

« Ce que nous devons apprendre, ce n’est pas à changer une fois, c’est à nous

transformer sans cesse pour être toujours adapté. Le difficile n’est pas de savoir être grand mais de savoir grandir. Cessons d’avoir le comportement d’un Bernard L’Ermite qui passe de coquille en coquille, à travers les crises, pleine de risques, de ses déménagements successifs. A la raideur des paliers discontinus, substituons la souplesse d’une permanente adaptation, seule capable de suivre la rapide cadence de notre progrès ».57

54G. BERGER, 1958, L'attitude prospective, préface, Prospective, 1, PUF, mai 1958

55Réunis dans l'ouvrage paru après sa mort : G. BERGER, L'homme moderne et son éducation,

Paris, PUF, 1968, 368 p.

56G. BERGER, "Education et enseignement dans un monde en accélération", opus cit.

57 Citation de G. BERGER reprise par L. ARMAND, M. DRANCOURT, 1961, Plaidoyer pour

A travers ces lignes point l’idée d’une formation qui transforme la personnalité. Notons encore ces quelques lignes :

"Remarquons ce qu'on pourrait appeler le temps d'inertie dans la transmission des connaissances. Un professeur de lycée a une carrière qui dure environ quarante ans. Il lui a fallu cinq à dix ans pour se former. La période moyenne de communication du savoir est, dans son cas, de l'ordre de vingt-cinq à trente ans : une demi-carrière plus le temps de formation. Ainsi dans les meilleures conditions possibles, en supposant qu'on lui ait fourni à la Faculté les informations les plus récentes, en supposant aussi que les élèves qu'il enseigne lui-même pourront utiliser tout de suite ce qu'ils apprennent, ce qui n'est jamais le cas, le temps d'inertie est bien plus étendu que le temps qu'il faut à la science et à ses applications techniques pour se transformer. C'est un fait dont nous devons tenir grand compte, lorsque nous pensons aux conditions dans lesquelles l'enseignement doit être dispensé.

De ce qui précède, deux conséquences doivent être tirées : l'une est que l'instruction qui donne des connaissances doit céder le pas devant l'éducation qui forme des hommes. L'autre est que l'éducation doit être permanente".58

On retrouve, dans cette dernière phrase deux idées majeures à partir desquelles Bertrand SCHWARTZ bâtit, au même moment, sa réforme de l'Ecole des Mines et qu'il développera par la suite au sein du CUCES.

Ainsi ce concept d’éducation permanente, né des milieux de l’éducation populaire et porteur d’un projet militant d’accès au savoir pour tous et tout au long de la vie va être progressivement détourné de son idéologie première et « récupéré » par une élite du monde économique, sans doute réformiste, mais loin d’être révolutionnaire. Elle en fait un concept opérationnel, adapté au contexte économique du moment. L’acception schwartzienne du terme, dans ses premiers développements, est bien plus proche de cette dernière mouture que de la première. En effet, l’éducation permanente telle que la défendent alors en particulier les militants de Peuple et Culture se veut bien plus globale, moins « inféodée » au monde du travail. C’est d’ailleurs, entre B. SCHWARTZ et J. DUMAZEDIER un point, sinon de conflit, du moins de débat, voire d’incompréhension mutuelle. De fait, les relations futures entre le Complexe de Nancy et Peuple et Culture resteront très ambivalentes...