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Man of Aran, un texte majeur non traduit en français

Aran, une résidence d’écriture transcalaire, une glocalisation

Document 62 Man of Aran, un texte majeur non traduit en français

Traduction par nos soins.

(Pat Mullen, New York, E. P. Dutton and Company, 1935, MIT Press, 1970)

224 James Connolly est un grand militant nationaliste et marxiste irlandais, ayant vécu et milité en Écosse, en Irlande et aux États-Unis, il est exécuté par les Britanniques après l’échec de l'insurrection de Pâques 1916.

S’il semble partager beaucoup avec sa mère et participe d’une sociabilité abondante, Pat Mullen fréquemment se montre comme un homme seul, presque à l’abandon - queer tout simplement. Peut-être parce qu’il peut partager les points de vue de tous ses interlocuteurs, ce qui est très compliqué. Nous voyons ici que sa position d’acteur procède d’une richesse scalaire atypique (et peut-être excessive), difficile à assumer au quotidien avec les gens « normaux », que ces contradictions se résolvent en partie dans une littératie particulière, ici, une « littérature prolétarienne », profondément ancrée dans le local et pourtant anti-romantique, anti-régionaliste et anti-nationaliste par nombre de ses aspects. Au fond, il apparaît bien étrange qu’en 2012, au milieu de l’inflation éditoriale contemporaine, Man of

Aran de Pat Mullen et ses ouvrages suivants ne soient toujours pas traduits en

français et soient si peu cités, alors que les trois récits des îles Blasket l’ont été si précocement. Est-ce parce que Pat Mullen échappe aux catégories dans lesquelles ont été enfermés les auteurs des Blasket et qu’il s’échappe de cette sorte d’assignation à résidence identitaire, qu’il est un indigène altéré - alors même qu’il incarne, dans le lourd puritanisme du nouvel État libre, le redéploiement de la société îlienne et une certaine modernité irlandaise ?

Comme le rappelle le politiste Jean-Charles Ambroise, si le champ littéraire

autorise une certaine dispersion des profils sociaux (la « différence » pouvant être utilisée dans la lutte symbolique qui oppose les hommes de lettres entre eux), les auteurs d’origine populaire y demeurent fondamentalement marginaux. Statistiquement peu nombreux, mal représentés au sein des institutions littéraires, ils subissent le plus souvent, à l’instar des poètes ouvriers parrainés par les écrivains romantiques, une « exclusion par l’hommage » qui les voue finalement à l’évocation codée de leurs propres racines […] En réalité, la position prolétarienne reste fondamentalement ambivalente. Comme l’a montré Jean- Michel Péru, payante à court terme (elle confère provisoirement à celui qui s’en réclame une aura révolutionnaire), elle se révèle coûteuse à plus long terme (l’auteur prolétarien a peu de chances de devenir un écrivain « tout court »)225. Le

mythe toujours renaissant de la pureté doit être interrogé ici, rappelant le mauvais sort éditorial fait à Muiris Ó Súilleabháin. Auteur indigène des Blasket, Maurice O’Sullivan subit le même enfermant marquage identitaire : l’auteur de Twenty

Years A-Growing échoue à trouver un éditeur pour son deuxième manuscrit trop

détaché du label original, Fiche Bliain faoi Bhláth ou Twenty Years a-Flowering. Muiris Ó Súilleabháin meurt noyé à 46 ans et le manuscrit est perdu avant d’être publié. Ces auteurs-acteurs locaux n’accèdent difficilement à la dimension nationale et internationale, ou alors sous une forme patrimonialisée, c’est-à-dire morts et privés de leur capacité actoriale. Avec Synge, Flaherty et Mullen, nous observons localement trois « mondialisateurs » au travail, trois acteurs engagés dans des stratégies très différentes - mais la mondialisation n’est pas univoque. Leur caractère atypique (une trajectoire, une posture, une étrangeté) est très intéressant. Leur dédain de la forme nationale, même pour Synge, le plus national des trois, est remarquable. Au fond, nos trois artistes sont déjà glocalisés.

Un siècle de résidence d’écriture non formelle à Aran

De tout l’espace insulaire irlandais (hors le mainland), Aran est le seul territoire à entrer durablement dans la bibliothèque mondiale en tant que haut-lieu. 225 Jean-Charles Ambroise, opus cité, page 43.

Un haut-lieu est un lieu, localisé (dans le réel ou le mythe) et nommé. Il est haut, c’est-à-dire élevé dans l’échelle des valeurs. Cette « hauteur » procède de sa distinction sociale et physique : le haut-lieu est à la fois reconnu par une communauté et souvent matérialisé par une superstructure ou une forme naturelle qui permet de le repérer facilement dans le paysage. […] D’emblée, l’essentiel de ce qui structure l’acception contemporaine est fixé : un lieu, une appropriation et une pratique collective, des formes de sacralisation. À la différence du lieu qui peut renvoyer à la sphère intime, le haut-lieu implique un investissement collectif qui revêt un caractère plus ou moins sacré.226 Ici, ce processus « du devenir un haut-lieu » nous paraît une spécialisation (réussie) en littératie, et pas simplement en littérature. C’est pourquoi nous avons recours à la métaphore (au transfert) de la « résidence d’écriture » de l’écrivain isolé « en résidence » au territoire tout entier, « la résidence ». Il faut alors s’interroger sur les conditions qui permettent qu’un tel processus s’engage et réussisse. Pourquoi Aran et pas Achill Island (county Mayo) choisie plus tard par Heinrich Böll227. Ou Arranmore, l’île homonyme (county Donegal), Clare Island (county Mayo), graine de pirates, féodaux et voyageurs de la trempe de Gráinne Ní Mháille / Grace O’Malley (environ 1530 – 1603). Ou encore Skellig Michael228, vieux rocher monastique de l’Irlande chrétienne, site insulaire exceptionnel du Kerry inscrit au patrimoine mondial en 1996, devenu aujourd’hui l’objet d’une controverse229 archéologique, identitaire et touristique, dont l’Unesco semble l’arbitre indécis.

Ou tout simplement the Blasket Islands (county Kerry), next parish America (Stagles, 1998), autre conservatoire de la langue gaélique, archipel aujourd’hui abandonné des hommes non touristes230. Évacuée par les autorités irlandaises le 17 novembre 1953 pour cause d’inaptitude supposée (mais non certaine) à la vie moderne, la société insulaire tardive des Blasket a produit une série de récits autobiographiques rédigés par des îliens en langue irlandaise, avec la complicité d’intellectuels extérieurs. En 1928, Tomás Ó Criomhthain / Thomas O’Crohan publie An tOileánach ou The Islandman. En 1933, c’est au tour de Muiris Ó Súilleabháin / Maurice O’Sullivan avec son Fiche Blian ag Fás ou Twenty Years

A-Growing. Enfin, en 1936, Peig Sayers231, une des conteuses majeures collectées 226 Pascal Clerc, Hypergéo, notice « haut-lieu » - www.hypergeo.eu/spip.php?article144

227 Die Boote fahren nicht mehr aus, traduit de l'anglais vers l'allemand par Annemarie et Heinrich Böll en 1960, avec deux autres textes de Synge, The Playboy of the Western World en 1960 et Riders to the

Sea en 1969.

228 Voir la notice sur le site de l’Unesco - http://whc.unesco.org/pg.cfm?cid=31&id_site=757 229 Voir le détail de l’argumentation - http://www.pierreseche.com/mythe_skellig.html

« Si les tenants des constructions monacales en pierre sèche veulent faire taire les critiques, il faut qu'ils apportent des preuves tangibles, incontestables, que les cabanes existaient déjà bien avant leur première description en 1756. Ils seraient certainement bien avisés d'aller consulter plus avant les archives du Ballast Board of Ireland, où devrait normalement se trouver le plan des casemates à poudre aménagées pour l'édification du phare, ainsi que les archives des propriétaires privés de l'île aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, si elles sont encore disponibles. (extrait du site) »

230 Voir un exemple de site – récit de voyage aux îles Blasket

www.ooakfolk.com/personal/travel/individual/2007dunquincottage4.html

231 « Tout au long de ma vie, j'ai donné ma petite part en faveur de la langue irlandaise. Comme je l'ai déjà signalé, un grand nombre d'étrangers venaient passer quelques temps sur l'île et parmi eux, se trouvaient Léan Ni Chonallain, une jeune fille charmante qui me fut d'un grand secours dans ce récit; il y avait aussi cette femme à l'âme généreuse, Máire Ní Chinnéide, qui a tenu longtemps une place unique dans le cœur des Irlandais. S'il n'y avait pas eu Máire, j'aurais emporté tout ça dans ma tombe [...] Presque tous ceux que j'ai mentionnés dans l'histoire sont morts à l'heure qu'il est, sauf moi, et d'ici peu de temps, je prendrai le même chemin qu'eux [...] Des gens passeront au dessus de nos têtes; il se peut même que certains s'aventurent dans le cimetière où je repose; mais des gens de notre sorte, il n'y en aura plus. Nous serons étendus et tranquilles – et le vieux monde aura déjà disparu.

de l’Irlande indépendante, publie Peig qui deviendra, pour son malheur peut-être, une lecture obligée du curriculum des jeunes Irlandais. Rapportée au nombre d’habitants de l’archipel – environ 150 habitants sur la période concernée - cette série de trois textes constitue une incroyable performance littéraire et éditoriale qui inscrit directement les Blasket non seulement dans la bibliothèque mondiale, mais aussi au World Guiness Book des records, section Arts & media232. Cependant, les Blasket ne bénéficient pas du même ancrage dans la bibliothèque mondiale qu’Aran. La fragilité même de cette position insulaire extrême, historiquement tardive et totalement close explique, autant que le manque de médiateurs extérieurs de notoriété, une inscription de deuxième niveau. « Société décédée – n’habite

plus à l’adresse indiquée » devrait-on lire à propos des Blasket. Les récits publiés

forment le testament collectif dont les accompagnateurs non-îliens sont les exécuteurs testamentaires à la manière des ethnologues amazoniens. Toute autre est la position d’Aran. L’archipel se présente dès le milieu du dix-neuvième siècle comme une périphérie en réalité très accessible par des moyens de transport rapides, sûrs et réguliers. L’immédiate proximité d’une ville portuaire ancienne, aujourd’hui largement touristifiée et devenue la porte d’entrée du bassin touristique régional, une desserte bien améliorée quoique légèrement modifiée par la révolution automobile (on ne prend plus le vapeur à Galway, mais le ferry quotidien ou plus à Rossaveal et le charter à Shannon) continuent d’assurer aujourd’hui la base logistique de l’Aran concret, vers lequel les touristes peuvent converger.

Cette accessibilité adossée au statut de conservatoire linguistique, à une qualité identitaire, patrimoniale et paysagère en cours de valorisation, aux opportunités que cette intérêt offre aux îliens, y compris dans leur propre rapport à une expatriation de masse, expliquent, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, l’arrivée régulière, bientôt cumulative et systémique de voyageurs partageant une passion pour Aran, œuvre en cours et venant même l’y chercher, puis la répandant dans le vaste monde depuis Aran. Plus que tout autre dispositif insulaire irlandais, les îles d’Aran possèdent alors les atouts pour entrer dans la spirale de l’écriture d’un territoire dans la bibliothèque mondiale – document 63 - et apporter leur contribution à la géodiversité littératique, c’est-à-dire la bibliodiversité du monde. En s’écrivant dans la bibliothèque mondiale, l’archipel est construit simultanément comme un dispositif attrayant dans cette forme particulière de centralité mineure évoquée en début d’article. Les îles Aran ressemblent sur un siècle et demi à une résidence d’écriture fonctionnant en l’absence de toute politique publique dédiée, une résidence d’écriture non formelle. C’est étonnant et spectaculaire. L’observation de la spirale éditoriale des îles Aran montre un puissant effet de système. Reliée au large patrimoine oral vernaculaire et aux écrits gaéliques d’autant plus cités qu’ils sont rares et objets incontournables du spectre politique et identitaire, la production de textes et d’images massivement assurée par des non- îliens est largement auto-référente. Elle parle abondamment, d’une part, des conditions de la littératie en mouvement sur les îles, d’autre part, les auteurs se être ensemble dans le royaume des cieux. Que Dieu nous accorde cette grâce et qu'il l'accorde aussi à tous ceux qui liront ces lignes.

An Blascaod Mor

Fête de l'Assomption, 1935 Peig Sayers, Peig, pages 288 à 290.

232 La plus forte densité de publication internationalisée d’autobiographies en langue vernaculaire dans le monde.

lisent, se citent les uns les autres et construisent une intertextualité puissante, abondée ultérieurement par les guides touristiques - le Guide vert cite Liam O’Flaherty, J.M. Synge, M.B. Yeats, Robert Flaherty, Tim Robinson et Nicolas Bouvier, le Routard seulement Synge, O’Flaherty et Flaherty233.

Document 63 : la bibliographie systémique d’Aran ou l’entrée dans la bibliothèque mondiale

Du 19ème siècle à aujourd’hui, trois bulles d’écriture se chevauchent.

En vert, le répertoire de la tradition gaélique qui va être collecté et traduit, puis se renforcer d’auteurs indigènes, dont Pat Mullen.

En orange, le répertoire des visiteurs à motivation « gaélique » et « bout du monde », entre science, nationalisme et orientalisme, avec la figure singulière de Synge.

En bleu et violet, le répertoire des visiteurs à motivation paysagère et spectaculaire avec comme Flaherty comme marque et label et les gens de l’image.

Certains artistes ressortent de plusieurs bulles. Arrivé en 1972 à Aran, Tim Robinson, artiste nomadisant d’origine londonienne, est devenu le poète-cartographe de l’archipel et développe un véritable projet encyclopédique à l’échelle du Connemara.

(F. Barbe, 2010)

233 L'édition 2003 du Guide vert cite Liam O'Flaherty, J.M. Synge, W.B. Yeats, Robert Flaherty, Tim Robinson et Nicolas Bouvier - le Routard 2010 seulement Synge, O'Flaherty et Flaherty.

Cette intertextualité devient même pesante lorsqu’elle sent le procédé. Cela oblige les auteurs les plus créatifs à se décaler. Au milieu des années cinquante, Heinrich Böll, qui a certainement lu Synge et vu Flaherty (distribué en Allemagne par l’UFA sous Hitler), part à Achill Island d’où il écrira son Irisches Tagebuch en 1957, l’un des best-sellers du récit de voyage allemand. Au tournant de la décennie, l’ethnologue étatsunien John C. Messenger choisit Inisheer, l’île du sud, la plus petite et la plus proche du continent, mais aussi la plus distincte du

mainland et la moins intégrée au nouveau système ethno-touristique – celle qu’on

a le moins explorée et dont on a le moins parlé tout simplement. Pire, il refuse dans le titre de son ouvrage de révéler sa véritable identité234 et procède à une renomination scientifique sous l'appellation Inis Beag, isle of Ireland provoquant à la fois un brouillage et un effet de généralisation étonnant – document 64.