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l'œuvre annonciatrice de Traven, diffusion et rétroaction

Aran, une résidence d’écriture transcalaire, une glocalisation

Document 67 l'œuvre annonciatrice de Traven, diffusion et rétroaction

L'œuvre se multinationalise curieusement et aboutit au lectorat mexicain auquel elle n’était pas destinée. Elle se révèle partiellement performative, malgré son écart au réel.

(F. Barbe, 2010)

Nous avons observé un échange direct entre le local et le mondial. Cet échange utilise néanmoins toute la palette du jeu scalaire : ce qu’on appelle la glocalisation nous semble relatif et non absolu. Nous en avons montré les formes idéelles et physiques, dans l’acculturation, le développement, la touristification et la notoriété d'échelle mondiale. Incarné par des figures d’habitants remarquables, l’acteur local n’est pas un réceptacle, il est changé en même temps qu’il fait changer la société. Sans lui, le médiateur extérieur n’est rien et la médiation ne peut avoir lieu. La dynamique actorielle est fondatrice du jeu scalaire observé. Sans mobilités et rencontres, pas de jeu d’échelles.

Partout la dimension nationale est présente. Elle l’est dans des états d'États variables (au sens des capacités et de l’idéologie des États), mais qui sont profondément marqués par une dynamique post-coloniale : décolonisation irlandaise, construction de l'État malien, intégration d’une périphérie à l’espace national mexicain. La dimension nationale, c’est le train de Synge emportant Aran vers Dublin et l’action du Congested District Board, c’est la naissance du Mali moderne, multiculturel et décentralisé depuis Bamako, capitale d’une nation plurielle aujourd’hui entrée en crise profonde. C’est encore la mémoire zapatiste, historiquement nationale, qui accompagne les marches lacandones, c’est-à-dire néo-zapatistes, sur Mexico et à travers tout le pays. Dans ce dernier cas, le plus contemporain, nous voyons comment la contre-société néo-zapatiste, inscrite dans le local et supportée par un réseau mondial idéaliste, a réussi à survivre depuis dix- huit ans face à État mexicain corrompu et violent, tout développant une stratégie nationale de convergence des « sans-voix » du Mexique au cours de la décennie 2000 : L'Autre Campagne (La Otra Campaña) est une initiative indépendante en

faveur de la participation populaire impulsée par le mouvement néo-zapatiste mexicain. Du point de vue de l'EZLN, l'Autre Campagne se présente comme une

alternative pour la re-construction de la nation mexicaine, depuis la perspective des opprimés et des exploités, et à partir d'une pratique de la politique qui rompt avec la culture du caudillismo et la délégations des pouvoirs et savoirs à des politiciens professionnels. Elle cherche à écouter le peuple mexicain, qu'il soit organisé ou non, c'est-à-dire tous ceux qui depuis « en bas et à gauche » (abajo y a la izquierda) veulent changer l'état actuel de la société à partir de certains principes tels que l'altermondialisme, l'équité, la démocratie, et d'autres qui seront définis par le mouvement lui-même au fur et à mesure de son avancement.250 La rhétorique anti-hiérarchique (« sous-commandant », « délégué zéro », « nous ne sommes pas l’unique organisation, nous ne sommes pas la meilleure organisation, à peine sommes-nous la plus petite organisation251 ») entretient quelque rapport avec le chaînage scalaire des processus hiérarchiques. Il n’y a pas de hiérarchie scalaire, mais une combinaison scalaire252 et même une bouffonnerie scalaire, lorsque les « Conférences mondiales » organisées par l’EZLN au Chiapas sont rebaptisées « Conférences intergalactiques ». Le cas lacandon montre que l’usage consistant d’une action localement enracinée et identitaire adossée à une habile et efficace mondialisation de l’action locale sert au fond à régler les modalités nationales de l’être-ensemble mexicain .

Toutefois, nous n’en tirons nullement la conclusion que l’échelle nationale domine les autres échelles et c’est bien une interaction directe et réciproque du local au global que nous observons. L’usage du Chiapas comme nouvelle ressource intellectuelle (low-cost) pour altermondialistes pressés inquiète même Brian Gollnick, tant cette lecture hâtive de la situation locale depuis l’échelle la plus lointaine tend à se rapprocher du procédé de Traven. Tout cela est moins spectaculaire à Aran ou au pays dogon, car nulles organisations comparables au mouvement néo-zapatiste n’y ont existé, mais nous pourrions dire aussi que Synge comme les indigènes d’Aran ont accédé à l’échelle irlandaise, comme les Dogons à une pleine citoyenneté malienne, en bonne partie grâce à cette interaction directe local/mondial que nous appelons glocalisation. Ces trois territoires entrent dans la bibliothèque mondiale grâce à la médiation d’agents extérieurs (nationaux ou non), mais toujours mondialisés, en coproduction avec les acteurs locaux, qui ré- inventent de cette manière et révolutionnent leur territoire. Les compétences de ces agents extérieurs, dans le domaine du capital spatial (des individus mondialisés, multilingues), du capital littératique (des individus artistes et créateurs) et du capital psycho-politique (idéologie, esthétique, empathie, humour) ont fait la preuve de leur efficacité dans ces processus de médiation entre espaces d’échelle différente. Dans les dimensions singulières du local mondialisé, les individus aux profils atypiques participent à la production de l’inédit. Ils interagissent avec les dominés de manière inattendue. En ce sens, le queer au travail dans les situations évoquées ici, l’incertain, l’improbable, l’inédit actuellement en train de se faire est facteur de révolution géographique et de diversité culturelle. Ce processus actualise les représentations géographiques du monde en ouvrant la porte aux écritures-monde, c’est-à-dire produites localement pour le monde (et la nation), en dehors du cadre strict de légitimation des États-nations.

250 D’après Wikipédia, notice « l’Autre campagne », articles sur le néo-zapatisme très documentés. 251 Discours de Marcos à la Realidad, fief zapatiste au Chiapas, sans date

http://erwan.corre.free.fr/ZapatistasChiapas.mov

252 Qui permet aussi à un non-indigène d’être le porte-parole médiatique d’une organisation indigène et d’assumer cette contradiction.

23/ Distance : petits éditeurs périphériques

et don du livre, des provincialismes ?

Le provincialisme, c’est un mode de relation scalaire particulier. Nous proposons de le considérer le temps de cette discussion comme un terrain en soi. La relation est le terrain. Deux variantes en sont proposées. La première travaille le provincialisme à l’échelle nationale à travers la montée des petits éditeurs à Paris (Paris-Province, sans quitter la France). La seconde interroge le provincialisme dans l’échelle mondiale, le don international de livres usagés (Nord/Sud, Paris/Suds). Propre à tous les préjugés, à tous les complexes, le terme est ambigu. Il ne s’agit pas pour nous du provincialisme coercitif253 de Vichy (1940-1945) qui règle ses comptes avec la République, son cadre national et ses instituteurs, dans un magma anti-intellectualiste, ruraliste et raciste, autoritaire et respectueux des hiérarchies « naturelles » (Michel, 2005). Le provincialisme dont nous voulons parler n’a pas besoin d'un pouvoir autoritaire de ce type. Il est tout autre et même tout à fait compatible avec la démocratie représentative et la décentralisation. Nous voulons parler d’un d’enfermement : un provincialisme physique, intellectuel ou psychologique qui peut concerner les habitants ordinaires mais aussi les acteurs largement dotés en capitaux spécifiques (politique, administratif, économique, culturel). Le Petit Larousse (2002) définit le terme comme des gaucheries que l’on prête aux gens de la province, mais ce sens péjoratif nous semble très insuffisant. La relation scalaire est plus complexe. D’autre part, un terme initialement péjoratif peut avoir été totalement naturalisé et neutralisé. Faute d’avoir trouvé une définition satisfaisante, nous proposons de définir ainsi la forme de provincialisme que nous souhaitons utiliser.

« Le provincialisme est un enfermement en un lieu, une échelle. L’enfermement peut être à dominante physique : il s’exprime alors dans le complexe d’infériorité et le sentiment de pas être du bon côté de l’espace social. Cet enfermement physique peut susciter des actes visant à le réduire, parce qu’il est une injustice quotidienne. L’enfermement peut être à dominante idéelle : l’acteur provincialiste prend son horizon mental pour l’horizon universel. Il croit alors à la validité et à l’intangibilité des seules formes qu’il connaît. Il agit sans retour critique et dénigre l’innovation. »

C’est cela que nous voulons tester dans deux terrains que nous connaissons bien, l’un pour en avoir été et en être acteur, la petite édition « de province » lorsqu’elle « monte » au Salon du Livre de Paris, l’autre pour être à la fois familier des livres d’occasion et avoir enquêté en début de doctorat, en 2010, auprès de plusieurs ONG dédiées, dans la mouvance associative du don du livre en direction des pays du Sud. Notre hypothèse est qu’ici nous trouvons deux formes de provincialisme, l’un (simple d’apparence) du local au national, l’autre (plus complexe) multiscalaire. Précautions à prendre : ne pas confondre provincialisme et régionalisme, provincialisme et parisianisme (qui en est l’envers et la variante à forte centralité apparente que nous connaissons bien), provincialisme et attrape- tout. Le terme est usé et propice à l’anathème. Nous souhaitons échapper à cela et tendrons à argumenter de manière précise notre perception du provincialisme au risque de l’infirmation de notre hypothèse. Dernier point, la définition que nous proposons d’utiliser est double, provincialisme dominé (complexe d’infériorité) et 253 Toutefois, ce qui est mort ici peut revivre là et, à la réflexion, nous restons attentif au retour d’un néo- provincialisme de combat.

provincialisme dominant (complexe de supériorité). Nous commençons par un terrain miné s’il en est, la relation Paris/Province.

La montée au Salon du Livre de Paris, dans les années 2000

Monter à Paris. Vivre en province. L’étymologie latine (pro-vincire, lier

pour) rappelle que la province est un territoire de gestion administrative et l’expression d’un pouvoir central. C’est donc une opposition dominants/dominés et pas seulement de genres de vie. La province c’est la périphérie dans le couple centre/périphérie (Reynaud, 1981). Si l’expression atténuatrice en région tend à remplacer en province, la substitution est loin d’être terminée. Parmi l’ensemble des grands salons entendus comme lieux et signes de la centralité parisienne, le Salon du Livre de Paris (45 000 m², Porte de Versailles, 190 000 visiteurs en 2012) est un événement littéraire de grande taille, caractéristique de ce que ne serait pas la province et de ce qu’elle ne peut être. Créé en 1981 par le Syndicat national de l’édition (l’organisation patronale de l’édition française), il est géré par la société Reed Expositions France, filiale du groupe anglo-néerlandais Reed Elsevier, deuxième éditeur mondial (7,1 milliards $ de chiffre d’affaires en 2010254). C’est aussi une expérience anthropologique. Nous l’avions vécue de manière légère en 2001 et 2002 avec les éditions L’Atalante dans notre modeste et nouvelle activité de directeur de collection. Nous la réalisons de manière intégrale en 2010 avec les éditions À la criée (préparation depuis Nantes et présence continue sur le stand de l’éditeur, lui-même accueilli dans l’espace de la Région des pays de la Loire). Ce n’est pas pour nous une expérience agréable et c’est pendant le Salon que naît cette hypothèse provincialiste. Elle pourrait se formuler ainsi : pourquoi montons-nous

réellement au Salon du Livre de Paris ? Mais chacun, qu’il soit « exposant »,

« visiteur » ou « invité », a ses raisons d’être venu, comme en témoigne l’écrivain nantais Pierre Michon. J’ai horreur du Salon du Livre, je suis venu parce que c’est

le CNL qui me l’a demandé et comme le CNL m’a beaucoup aidé par des bourses, par des choses comme çà, je ne peux rien refuser au CNL, mais c’est seulement pour le CNL255. Par hypothèse et par observation directe, nous pouvons supposer, dans les limites de la sociologie de la lecture, des pratiques commerciales du Salon et de ses nombreux partenaires publics (gratuité scolaires, étudiants, journées et tarifs spéciaux), une grande diversité de visiteurs et de raisons de se déplacer au Salon – et chez les exposants aussi. Nous serions alors dans un événement de type consensuel permettant à des gens très différents de se trouver ensemble au même endroit malgré leurs différences. Le très grand nombre d’entrées gratuites (25 % d’entrées payantes en 2008 sur 165 000 entrées) renforce cette hypothèse.

L’insatisfaction que nous éprouvons lors de notre expérience d’exposant en 2010 trouve un écho dans la critique interne et externe du Salon. Celui-ci a enregistré depuis 2003 une baisse jugée alarmante de la fréquentation256 : après dix années (1996-2002) largement au dessus des 200 000 visiteurs (maximum 241 000 en 2000), les entrées chutent et stagnent entre 160 et 190 000 entrées. Des critiques viennent aussi de certains gros éditeurs qui rechignent devant les coûts de participation en hausse constante : le Salon, sauf pour certaines maisons indépendantes, est réputé être non-bénéficiaire pour les exposants. La présence au 254 www.books-livres.com/news/les-10-plus-gris-editeurs-mondiaux

255 Camille Tissot, Pierre Michon : « J'ai horreur du Salon du Livre », L’Express, entretien, 30 mars 2010. - www.lexpress.fr/culture/livre/pierre-michon-j-ai-horreur-du-salon-du-livre_859066.html

Salon du Livre est un coût : le coût d’une très grosse opération de communication (coûts directs et indirects) dont les recettes indirectes sont difficiles à évaluer précisément (vente de droits, publicité, carnet d’adresses, réseau) et dont seules les recettes « Salon » (ventes de livres) peuvent être établies clairement. Enfin, des critiques se font jour sur la dérive commerciale du Salon, visible notamment par la réduction des fonds des éditeurs présents et la réduction subséquente de la bibliodiversité du Salon257 (sa « grande surfacisation »). Plusieurs responsables de l’organisation évoquent dans un grand article du Monde de mars 2009, le devenir incertain du Salon : « un doute plane sur son avenir », « quand un salon vieillit, il se recroqueville sur lui-même », « c’est l’année où il faut tout tenter », « il faut dynamiter »258. Le Salon du Livre de Paris est pris entre des injonctions contradictoires – document 68 .