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Aran, une résidence d’écriture transcalaire, une glocalisation

Document 71 la Charte du don du livre

Extraits

277 Robert Estivals, Le livre en Afrique noire francophone, Communication et langages, 1980/46, page 60.

278 Ibid., page 77.

279 Loi Administration Territoriale de la République du 6 février 1992, article 131 : les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent conclure des conventions avec des collectivités territoriales étrangères et leurs groupements, dans les limites de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France.

Le directeur de BSF dénonce, exemples à l’appui, le caractère largement fictionnel des bonnes pratiques préconisées par la Charte – la survenue accidentelle du don (pas de raisons d’être, pas de pérennité, sinon elle-même accidentelle). Il insiste sur la nécessité de replacer le don dans sa dimension économique, de s’intéresser aux effets économiques du don. Envisager le don

comme un investissement est essentiel […] Elle appelle, en cela, à s’interroger de manière systématique sur la valeur relative du don proposé et sur ses effets réels à moyen et à long terme. […] Les acteurs locaux ne se limitent jamais aux bibliothèques destinataires : c’est à travers l’impact sur l’ensemble de la chaine, depuis les auteurs jusqu’aux bibliothèques, en passant par les éditeurs, les imprimeurs et les libraires que peuvent être évalués les programmes des acteurs du don aujourd’hui280. L’après-don apparaît finalement, à lire Jérémy Lachal comme l’autre nom de la professionnalisation de la filière locale du livre. Ainsi, affirme-t-il, aucun don du livre ne peut être séparé d’un travail sur la filière et les marchés, sans être considéré comme un acte potentiellement malveillant. Dans notre propre analyse, le don du livre semblait être passé de l’impérialisme au provincialisme, à moins qu’il ne cumule les deux tendances. L’impérialisme s’appuie sur l'ancienne hégémonie et la renouvelle. Donner un livre, c’est continuer d’exercer un pouvoir sur l’autre. Le provincialisme, c’est croire que donner des vieux livres, c’est « bien » et « que ça va être bien pour les gens là-bas qui justement n’ont pas de livres alors que nous, nous avons justement ceux-là, dont nous n’avons plus besoin ». Le provincialisme est ici une clôture de l’ignorance masquée par la puissance symbolique du don, qui transmute le local en universel. Ce qui nous pensons être bon ici l’est là-bas.

Déprovincialiser le don du livre

À Paris, lors du premier entretien de notre doctorat, en juin 2010, nous rencontrons à nouveau Laurence Hughes, chargée de mission de l’Association internationale des éditeurs indépendants, que nous avons rencontrée lors d’un débat sur l’édition malgache à Nantes l’année précédente. Par son intermédiaire, nous rencontrons Anna Soravito, coordinatrice des projets de l'association Bibliothèques sans frontières. L’entretien avec Khadija Ait-Abdallah, sa collègue documentaliste responsable des stocks, se fera en banlieue, à Mantes-la-ville dans l’entrepôt de l’association. Dans cette mission parisienne de juin 2010, nous réalisons également des entretiens avec Mauro Rosi (responsable du centre d'échange d'information sur la traduction littéraire de l’Unesco et auteur de La

donation du livre pour le développement281 en 2004), Françoise Gaudet, la bibliothécaire responsable des études et des recherches à la BPI Georges- Pompidou et Dominique Pace, présidente de l’association Biblionef (don de livres neufs obtenus auprès d'éditeurs). Ce sont, avec les entretiens exploratoires sur le Mali menés avec Mohomodou Houssouba en novembre 2010 à Bâle, les premiers et seuls entretiens que nous avons enregistrés. C’est le début de notre doctorat et ils se présentent encore en partie comme des entretiens exploratoires. À Bamako, en 2012, nous rencontrons également Aline Présumey, bibliothécaire détachée à mi-temps à l’association Culture et développement entre 1995 et 1998 pour le secteur Livre et lecture. Elle a participé à la première réflexion aboutissant à la 280 Lachal, 2009, Repenser le don, préparer l’après don, conférence sans date.

www.bibliosansfrontieres.org/images/publications/apres-don.pdf

signature de la Charte du don du livre en 1998 et est l’initiatrice des Banques régionales de don du livre. Nous avons un entretien téléphonique avec Charles Kamdem, le bibliothécaire de Yaoundé, lors de sa formation en France, en 2012.

Anna Soravito explique que Bibliothèques sans frontières (4 salariés et une centaine de bénévoles en 2010) est née hors de la filière bibliothèque et a été portée d’abord par de gens formés aux métiers du développement, dont plusieurs sont passés par Science Po. De 2007 à 2009, le partenariat avec l’Institut d'Études Politiques de Paris et l’Unesco est finalisé dans une synthèse réalisée par des étudiants de master : La donation de livres : pratiques, impacts et alternatives282. D’emblée, BSF travaille sur deux axes peu pris en compte selon eux dans les projets qu’ils ont observés, l’économie et la formation. L’objectif est la pérennité de la bibliothèque dans une filière elle-même pérenne. Elle prend l'exemple du Fonds de Solidarité Prioritaire (FSP) Cameroun, une action de la coopération française dont il ne reste presque rien aujourd’hui. Nous, ce qu’on s’est dit, c’est

que, s’il ne reste plus rien, c’est parce que le travail sur la pérennisation économique et financière de la bibliothèque n’a jamais été fait.[...] Dans des contextes où l'État [du Sud] est peu impliqué dans le livre et la lecture publique, il faut essayer de développer des solutions pour que la bibliothèque soit autonome financièrement. C’est difficile283.

Dans ce contexte marqué par la fin d’un cycle « bibliothèque » de la coopération française (dans lequel le bilan malien est jugé l’un des meilleurs), la coordinatrice explique que la logique de BSF est de ne jamais proposer un projet,

c’est toujours qu’il vienne d’une association ou d’un partenaire local. Soit c’est une association, soit c’est une mairie, soit c’est un État. Toujours répondre à une demande et voir comment on peut monter un projet ensemble. Bien référencée par

Google sur la requête « don du livre » (avec, en 2012, une bannière publicitaire284 au dessus des résultats), l’association reçoit de l’ordre de cinq mails de demande par jour. On sollicite l’intervention de l’association, essentiellement en Afrique sub-saharienne, souvent sur une formulation simple « on voudrait des livres ». Il s’agit d’associations, de municipalités, d’écoles, parfois mêmes d’individus qui demandent des titres précis en les justifiant par un récit de vie. Un petit nombre de projets sont réalisés compte-tenu des difficultés rencontrées (conception commune, recherche de financements) et des interventions d’urgence grosses consommatrices d’énergie (séisme d’Haïti). La bibliothèque dans la vision de BSF devient un centre culturel, inspiré à la fois par l’économie informelle (le mélange des genres) et la mutation de la bibliothèque dans les pays développés. Anna Soravito donne l’exemple d’une bibliothèque privée ouverte dans le quartier populaire Mimboman-Liberté, dans la périphérie de Yaoundé, en 2007, le CLAC285. À court de ressources financières, le jeune entrepreneur camerounais (études universitaires droit et documentation, direction de 2004 à 2006 d’une autre bibliothèque associative de Yaoundé, la Maison des savoirs, projet privé financé par une riche famille bamiléké) demande de l’aide dans sa démarche de pérennisation. C’est pour BSF un projet-pilote. Il faut trouver des ressources financières régulières et autonomes : la reprographie, les formations à l’internet, à la bureautique, l’aide aux devoirs, l’accès internet (cyber-café sur abonnement), 282 http://www.bibliosansfrontieres.org/images/stories/Rapport_UNESCO_Donation_du_livre_290107.p df

283Entretien formel

284 Qui témoigne de l’organisation concurrentielle du marché des ONG. 285 www.leclac.org/index.php

l’animation enfants, la projections de films, les ateliers, tout est sollicité.

L'entrepreneur, Charles Kamdem, poursuit Anna Soravito, est un mec hyper- motivé, qui a plein d'idées et qui vraiment a fait ça avec ses sous et qui se donne à fond pour que ça marche. [...] Une population super-diverse, là, ça fonctionne très bien. Lui, le problème auquel il est confronté, son espace est petit, il n’a pas assez de livres et voilà, financièrement, il faut qu’il arrive a faire vivre sa structure. Parce qu’au niveau étatique, le Cameroun, c’est un bon exemple de non-soutien total aux structures de lecture publique et aux structures éditoriales […]

Cette description est confirmée par Aline Présumey qui fait une visite d’évaluation du CLAC en 2008, dans le cadre d’une mission française de quinze jours sur la lecture publique au Cameroun : le projet est astucieux, fait cohabiter

avec ingéniosité ce qui vient de la récupération et le neuf, une télévision avec ses vieilles cassettes VHS et une connexion internet, il y a toute la littérature, la bibliothèque est bien fréquentée, les gens payent. Nous avons un entretien

téléphonique avec Charles Kamdem à l’été 2012. Le CLAC a aujourd’hui 13 000 livres, dont 10 % sont des titres africains achetés aux éditeurs locaux (en français), la surface d’accueil a été multipliée par quatre, quinze ordinateurs et un restaurant doivent financer l’ensemble du projet qui pour l’instant est déficitaire (cotisations, fonds propres de l’entrepreneur et apport des ONG, qui ont pris en charge l’extension et une part du loyer). Neuf salariés et trois stagiaires (archives- documentation) sont à l'œuvre. Au printemps 2012, Charles Kamdem et BSF ont

terminé l'étude de faisabilité d'un projet de création d'un espace culturel de réference à Yaoundé. Cet espace s'étendra sur 10 000 mètres² avec 5000 m² qui abriteront le bâtiment. L'établissement comprendre une grande médiathèque, des restaurants et des cafétéria, un grand auditorium pour les spectacles, une pépinière d'entreprises, un cybercafé, un espace pour la visio-conférence, une librairie, une maison d'édition, des galeries d'art, les boutiques et bureaux à louer286. L’intuition que BSF a instrumentalisé le don du livre au profit d’un projet entrepreneurial se confirme. Nous lisons ici le désir d’émergence d’opérateurs culturels africains qui doivent être capitalisés et formés, et, d’une certaine manière, doivent pouvoir régler les carences de l'État.

Mais, ajoute Aline Présumey, les gens payent au Cameroun parce qu’ils sont plus alphabétisés et plus riches qu’au Mali. La suite de l’entretien confirme

que ce qui semble être la base de l’action de BSF, (outre l’action de plaidoyer) l’action de tri raisonné dans les collectes de « vieux livres » et d'aide contractualisée à l’équipement de structures locales dans des pays du Sud francophones, n’est pas en réalité l’axe principal des actions concrètes de BSF. L’objectif opérationnel est d’aider à la pérennisation de lieux d'initiative locale dédiés à la culture du livre et au multimédia. Le don du livre est mis au service d’une autre finalité, l’autonomie du secteur culturel. Mais cette pérennisation de projets compétitifs en l’absence d’action publique (nationale ou locale) se concentre sur des lieux déjà engagés dans des formes d’auto-organisation ou d'entrepreneuriat significatives. La question devient alors celle des lieux ordinaires qui en sont dépourvus. D’un point de vue scalaire, nous croyons voir dans l’action de Bibliothèques sans frontières une tentative de déprovincialisation du don du livre. D’abord dans une approche systémique, car si Khadija Ait-Abdallah, la documentaliste qui nous reçoit dans son entrepôt de Mantes-la-Ville, nous montre un outil efficace de type grossiste, informatisé, fondé sur le double travail des deux salariés et des bénévoles, le don du livre n’est pas ce qui ressort principalement de 286 http://www.leclac.org/index.php?option=com_content&task=view&id=20&Itemid=43

la dynamique BSF. Le don du livre est réintégré dans un projet de filière, au service de quelque chose d’autre, l’autonomie des acteurs dans les pays du Sud. Mais, nous observons aussi que BSF est une ONG française, certes, mais au statut scalaire incertain. Par l’ensemble de ses localisations en Île de France, par ses liens avec Science Po, l’ENS, la Coopération française, l’Unesco et l’IFLA287, son absence de groupes locaux visibles en région, nous pensons qu’elle est avant tout parisienne (plus que française). Pour ces raisons, il nous semble même qu’il s’agit de l’entité parisienne plus que de la capitale de la France - BSF semble rayonner peu sur la France. BSF, structure locale parisienne travaille la plupart du temps avec des acteurs locaux du Sud, des acteurs parisiens à la limite du local (ENS et Science Po nous semblent avoir eux aussi un statut scalaire incertain) et des acteurs mondiaux (IFLA, Unesco). Nous voyons là une alchimie curieuse, où un groupe local, inventé et installé dans une capitale postcoloniale, éditoriale et littéraire, Paris, vit des projets qu’il développe principalement avec des partenaires locaux du Sud, dans une ambiance mondiale. Nous pensons là tenir notre deuxième déprovincialisation.

Le don du livre, pratique provincialiste, caricaturale dans ses excès lourdement dénoncés depuis trente ans par les acteurs du terrain, est en mutation. Par une double extension, systémique (effet de filière) et scalaire (sélection des partenaires scalairement les plus compétitifs), un réseau associatif, dont BSF est un des plus récents porte-paroles, participe à la déprovincialisation du don du livre. L’hypothèse que l’ensemble des dons de livres soit réellement affecté par cette transformation en France ne peut être vérifiée ici. Aline Présumey nous fait le récit de la création de plusieurs Banques régionale de don du livre (Rhône-Alpes, PACA) à la fin des années quatre-vingt-dix, toujours actives aujourd’hui. Elle évoque des changements significatifs, comme à Biblionef : listes raisonnées avec références complètes, achat de livres pour équilibrer les envois. Les sites des associations dédiées affichent aujourd’hui tous la politique du don raisonné. L'informatisation semble bien être un outil de grande facilitation, utilisé par toutes les associations présentes sur internet (second désherbage, tri et classements, consultation à distance du catalogue par les partenaires au Sud). Mais il resterait encore beaucoup de dons « sauvages », transitant par des canaux moins visibles, moins officiels, pour une raison simple, nous dit encore Aline Présumey, c’est que

beaucoup de gens jettent des livres, ici-même en France, ils les amènent parfois à la bibliothèque, semblant ignorer que celles-ci ont des budgets d'achat. Le don est

poussé par l’inflation éditoriale génératrice de « déchets littéraires ». Toutefois, comme nous le dit le bibliothécaire de Kita en mars 2011, après nous avoir montré des caisses de vieux livres de poche aux titres totalement inconnus au chercheur et qu’il ne mettra jamais en rayon, mais qu’il répugne à jeter, il semblerait que

maintenant, ils font des efforts dans la ville jumelle. Oui, c’est mieux qu’avant.

Mamadou Camara, un libraire par terre historique du Grand marché de Bamako (vingt-deux ans d’activité) installé dans le coin des libraires, près de l’Assemblée 287 En 2012, Jérémy Lachal, le directeur de BSF a été sélectionné pour participer au programme "Leaders" de l'IFLA (la fédération internationale des bibliothèques). Ce programme de formation et de mise en réseau, d’une durée de deux ans, vise à faire émerger des personnalités qui seront capables de porter haut et fort les intérêts du secteur des bibliothèques à travers le monde. Les personnes sélectionnées représentent toutes les zones géographiques et tous les types de bibliothèques à travers le monde. De 2012 à 2014, ils mèneront plusieurs projets de réflexion autour des problématiques actuelles du monde des bibliothèques. - site BSF

http://www.bibliosansfrontieres.org/index.php?option=com_content&view=article&id=128:le-directeur- de-bsf-au-programme-leader-de-lifla&catid=19:colloques-et-recherches&Itemid=26

nationale, le complète nécessairement quand il nous dit (février 2012) en s’enflammant avec chaleur et colère, que le Mali a faim de livres, qu’il a des

clients et qu’il ne peut les satisfaire, que la France fait n’importe quoi avec ses livres et que si ça continue, c’est les Chinois qui fabriqueront les livres (en

français) que la France ne veut pas nous vendre. En montrant immédiatement au géographe incrédule une série d'éditions pirates fabriquées en Chine (des Présence Africaine) et exposées devant ses rayonnages dominés par le livre d’occasion, Mamadou Camara nous fait comprendre que le don du livre s’inscrit bien dans une filière et que la déprovincialisation n’est pas un vain mot.

Déprovincialiser « tout court »

Aussi différentes soient-elles, la montée des petits éditeurs au Salon du Livre de Paris et la transformation du don du livre par extension systémique et scalaire sont deux dynamiques qui nous ont semblé pouvoir être questionnées par le concept de provincialisme - l’enfermement en un lieu, une échelle.

La montée au Salon semble nous montrer que le choix de l’échelle et de la relation scalaire n’est pas une évidence, mais un choix politique y compris lorsque la majorité des acteurs concernés ne semblent pas le reconnaître comme tel. Déprovincialiser, ici, signifie s’échapper des politiques monoscalaires et de la hiérarchie scalaire Paris/Province. La vie dans un monde multiscalaire impose aux collectivités de transgresser leur propre échelle.

La mutation du don du livre montre que l’extension thématique et scalaire est nécessaire à l’amélioration de la qualité des projets. Ceux-ci évoluent dans un monde compétitif marqué au Sud par l’absence ou la défaillance des services de l'État. Le renoncement de ces derniers laisse le champ libre aux ONG, dont les capacités d’action sont pourtant en théorie sans commune mesure avec celles des États. À ce stade, l’absence de politiques publiques nationales du livre dans les pays du Sud devient un nouveau provincialisme. Le retour de l'État culturel qui a existé avant l’ajustement structurel des années quatre-vingt doit être questionné, car des acteurs lucides ne sauraient accepter que la déprovincialisation des pratiques du Nord par les ONG ne soit le masque d'une gigantesque provincialisation de Suds privés de services publics.

Le Comité Nobel et l’Académie suédoise sont eux aussi engagés dans une stratégie de déprovincialisation de leur prix littéraire, afin que celui-ci survive à la

provincialisation de l’Europe (Chakrabarty, 2000 ; traduction française 2009), une

des dynamiques de la mondialisation. C’est l’objet de la partie 24 « Échelle mondiale : l’utopie auto-réalisatrice du Nobel de littérature ».