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interpréter les spatialisations des bibliothèques des étudiants

les bibliothèques personnelles d’étudiants

Document 44 interpréter les spatialisations des bibliothèques des étudiants

On voit la diversité des analogies utilisées (pourtant déjà recoupées et bien catégorisées) qui se combinent, pour chaque bibliothèque, avec une relation individu/société.

Chaque bibliothèque peut être décrite par sa bibliomasse (la taille du corpus) et sa bibliodiversité (sa diversité de genres, de titres, d’origines géographiques, de périodes). Selon l’état apparent des bibliothèques (l’exercice est déclaratif et le chercheur-enseignant n’a pas de moyens de contrôle), telle bibliothèque peut être rapprochée d’un bibliome particulier, celui des « petits » lecteurs par exemple. Sans être sommative par principe, une telle mise en ordre des bibliothèques peut au contraire se révéler proactive. Il s’agit de spatialiser sa bibliothèque et de comprendre sa bibliomorphologie pour maîtriser mieux sa morphogénèse future.

Quelques spatialisations remarquables

Nous avons sélectionné une dizaine de productions des étudiant-e-s. Le choix s’est porté vers des propositions très différentes incluant une majorité de productions à haute valeur ajoutée et quelques unes considérées en souffrance avec la commande – documents 45 à 54. Selon nous, la reprise des catégories de Pierre Bayard (Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, 2007) provient pour une part d’une transmission par l’enseignant, d’autre part de la force intrinsèque des modèles scientifiques qui, comme Pierre Bayard le fait pour la littérature, font de la matière qu’ils étudient, un système. Cela vient enfin de la dynamique heuristique de l’échange et de la réflexivité sur la commande, dès la première phase de constitution d’un corpus personnel par l’étudiant-e.

Les quatre catégories de Bayard forment la première partie de son ouvrage, intitulée « Des manières de ne pas lire » : « les livres que l’on ne connaît pas », « les livres que l’on a parcourus », « les livres dont on entendus parler », « les livres que l’on a oubliés ». Le caractère extrêmement provocateur de l’œuvre de Bayard laisse au lecteur le soin de constituer le reste de son expérience de lecture : les livres que l’on a lus jusqu’au bout, les livres que l’on a empruntés, manipulés, lus en extrait, lus par intérêt, par passion, par prescription institutionnelle ou commerciale, par prescription non formelle, etc., les livres que l’on devrait lire, qu’on n’aura pas le temps de lire, les livres que l’on va lire, pour son plaisir, pour sa formation de géographe, etc., la possibilité de saisir des lectures dans d’autres médias (et donc de mettre au pluriel le mot « écriture »), etc. Il y a donc mélange de catégories issues de la corporation et du travail d’auto-saisissement.

La première spatialisation est intitulée « le gouffre de la mémoire littéraire » – document 45. Elle reprend le modèle de la spéléologie et du karst, une référence de géographie physique (le « Demangeot » est la première œuvre citée). Le rapport à la lumière de surface et au couple profondeur/humidité organise la bibliothèque, en s’enrichissant de quelques subtilités (axe principal, forme secondaires, nœuds de sédimentation). Il s’agit d’une évocation de l’entropie comme incorporation et disparition. L’enfouissement progressif des livres détermine un coefficient d’oubli. Chaque livre, d’œuvre singulière, se retrouve peu à peu amalgamé dans une mémoire indistincte et confuse. Le corpus est modéré (23 œuvres) mais éclectique et lettré. Cette étudiante a tenté un transfert d’un modèle géophysique vers la littérature en sa propre bibliothèque. Il y a néanmoins un problème de temporalité. La temporalité humaine ne correspond que partiellement à celle du modèle géophysique et celui-ci conduit à un individualisme (chacun son gouffre) qui n’est sans doute pas pertinent. Le rapport à l’intertextualité, aux proximités, à ce qui fait système, sont peu explicités.

Document 45 : spatialisation, exemple n° 1, « le gouffre de la mémoire littéraire »

(étudiante géographe, 2010)

Document 46 : spatialisation, exemple n° 2, la « culture mascareigne »

La spatialisation intitulée « la culture mascareigne » – document 46 – reprend le modèle de l’archipel sur un mode semi-imaginaire : le titre vrai ne renvoie pas à la réalité physique. La production est étonnante, parce que cet étudiant discret en cours prétendait lors d’une discussion de corpus ne rien avoir à donner. La discussion se poursuivant, il finit par dire qu’il a bien quelque chose, mais que cela ne convient pas à la géographie et à l’université. Acculé par les demandes de ses camarades, il finit par parler de Frantz Fanon comme d’un auteur possible, mais qui n’a pas sa place dans la commande, une position de minoritaire. De fait, aucun étudiant du groupe de TD ne connaît Fanon. Le corpus restitué finalement est centré sur la question de l’expérience raciale : Richard Wright, Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, mais aussi trois films Rue Case-nègres (Palcy, 1983), Écrire pour exister (LaGravenese, 2007) ou The blind side (Hancok, 2009) qui explorent l’expérience raciale et identitaire ou encore des artiste afro- américains à succès (Will Smith, Alicia Keys). Cette bibliothèque identitaire renvoie nettement au travail de Pap Ndiaye, La Condition noire, essai sur une

minorité française (2008). Le petit corpus tranche avec l’orientation d’une

formation identitaire exacerbée, agrémentée de quelques références scolaires ou issues de la culture de masse (radios privées à public jeune, elles-mêmes liées partiellement à l’expérience raciale via des courants musicaux).

La spatialisation suivante (sans titre) – document 47 – reprend le modèle du stade de football (terrain et tribunes). Si le terrain n’est pas vraiment utilisé (à part les mentions des protagonistes « FC Préférences » et un « RC non-aimé »), les quatre tribunes servent à classer et à nommer les lectures de manière assez simple : tribunes « scolaire », « enfance », « prochainement » et « divertissement ». Nous entrons là dans une difficulté à classer. En première instance, il est vrai que le stade de football provient de l’expérience quotidienne et en ce sens, il n’est pas un modèle savant. La simplicité des classements est complétée par un corpus certes plus abondant que le précédent, mais très peu littéraire et composé d’autres expériences (films, voyages notamment). Nous voyons là une correspondance entre un corpus non littéraire et une approche spatiale par un élément de la culture populaire, le stade. Néanmoins, des études savantes ont montré combien le stade et ses supporters faisaient système. L'anthropologue Christian Bromberger (1989) sur le Stade Vélodrome de Marseille ou Claude Mangin (2001) sur le stade Marcel- Picot de Nancy ont montré que le stade fonctionne comme un atlas social182, que la

dynamique sociale de chacun se traduit par une trajectoire particulière dans les différents espaces des tribunes183. Le modèle est bien interprétatif, il est simplement peu sollicité par l’étudiant, qui n’utilise même pas le jeu dans l’espace du terrain (mobilité, permutation)

182 Claude Mangin, Les lieux du stade, modèles et médias géographiques, revue Mappemonde, 2001/64, page 36.

183 Christian Bromberger, Le stade de football, une carte de la ville en réduction, revue Mappemonde, 1989/2, page 37.

Document 47 : spatialisation, exemple n° 3, le stade de football

(étudiant géographe, 2010)

Document 48 : spatialisation, exemple n° 4, la bibliothèque photographiée

La spatialisation précédente – document 48 – est une photographie d’une bibliothèque étalée sur une couette ou un tapis. Le titre générique, « ma bibliothèque personnelle », contraste avec la très forte spécificité du corpus, dont l’agglomération physique attestée par la photographie provoque un effet de vérité certain. Cet étudiant un peu plus âgé que ses collègues (reprise d’études après une courte interruption) fournit un corpus d’une centaine d’éléments incluant des dispositifs de production (caméra), car l’étudiant réalise des documentaires politiques. Ses catégories sont maîtrisées et même ironiques : « aéroport » (un de ses engagements), « réseau musical, friche artistique, espace de création », « quartier résidentiel de l’inspiration », « supermarché d’idées », « square des fascicules gauchisants », « zone d’activité des essais politiques », « terrains constructibles » (corpus de l’étudiant de géographie), « centre de loisirs », « quartier SF », « centre historique », « fast-food ». La prise en charge maîtrisée de la commande est presque parfaite : pas de découpage à la hache, mais des glissements, une variété de nominations dans différents registres montrant une diversité des médias (jusqu’au masque des Indignés) et des titres importante, à l’intérieur d’une bibliothèque engagée et, donc, à faible diversité thématique.

La spatialisation ci-dessous – document 49 – utilise une cartographie isothermique de la France en juillet, appuyée sur un corpus visible, important et classé. Mais la simplicité apparente des isothermes est utilisée à contre-emploi dans un classement complexe aux catégories dissociées. Pour les livres, le classement est la force du souvenir, pour les films, c’est le goût et même l’enthousiasme. Le corpus est abondant (près de 90 références).

Document 49 : spatialisation, exemple n° 5, « la bibliothèque en fonction de l’isotherme de juillet »

L’enfermement français que peut suggérer la carte (la France insularisée) est contredit par les flèches venant du sud (« livres que je devrais certainement lire »). Le corpus (étranger pour la moitié des références) infirme également l’idée d’un enfermement national. Ici, le travail d’accouchement de sa bibliothèque mériterait un approfondissement pour gagner en cohérence.

La spatialisation ci-dessous « bibliothèque mobile » – document 50 – constitue une trouvaille du monde physique (les post-it repositionnables sur des cercles de carton thématisés) pour exprimer la finesse du système idéel et notamment ses mobilités. En effet, la bibliothèque est décrite comme un ensemble de thématiques du moment (elles peuvent changer, elles se renouvellent), sur lesquelles se redistribuent les œuvres (post-it) elles-mêmes classées par genre (livre, théâtre, danse, concert, voyage, film). La polyvalence d’un œuvre est bien saisie. Des post-it et un carton vierge attendent l’ouverture d’un dossier. Si le corpus est modéré (35 œuvres), la spatialisation apparaît bien adaptée à la gestion de l’abondance et du changement. C’est alors la trace des dossiers antérieurs qui manque au lecteur. Est-ce là le profil d’une étudiante hyperactive (études, travail, sorties) qui instantanéise, là où des étudiants plus tranquilles resteraient enfermés dans une lecture chronologique de leur petite enfance à l’âge adulte ? Est-ce là une position de géographe ?

Document 50 : spatialisation, exemple n° 6, « la bibliothèque mobile »

La spatialisation « carte par anamorphose » - document 51 – se fonde sur un important travail d’inventaire digne d’une publication de recherche (quatre pages de relevés bibliographiques) combiné avec les critères de type « Bayard » (lectures « partielle », « complète », « en cours », « non lu »). Le procédé choisi est simple et efficace : proportionnalité du nombre d’œuvres à raison d’un cm² par œuvre sur 26 genres, dont 8 font partie d’une sous-catégorie intitulée « didactique ». L’ensemble dégage une apparence scientifique certaine où la densité de la donnée n’est pas pour rien. Nous comprenons qu’il s’agit d’une spatialisation relative des genres entre eux. La centralité qui se dégagerait à la lecture de la figure, c’est le roman, qui semble constituer le centre de la bibliothèque de cet étudiant (encore plus si l’on y ajoute le bloc théâtre et la didactique de la littérature). La périphérie est composée des sous-catégories didactiques et de genres plus spécialisées que le roman (ainsi le genre épistolaire aurait pu être inclus dans le roman, renforçant le centre). Cet étudiant investi et actif, rend compte ici du caractère gratuit de la bibliothèque, qui ne peut être totalement soumise à l’utilitarisme. Ce travail évacue la temporalité et utilise des catégories nombreuses sans les avoir définies. Il ancre la bibliothèque dans la science (la série statistique, l’anamorphose) tout en y affirmant la centralité de l’imaginaire (le roman et ses annexes).

Document 51 : spatialisation, exemple n° 7, « carte par anamorphose »

La « spatialisation des sentiments » – document 52 – a quelque chose de l’oxymoron. Un graphe à la forte abstraction (série statistique, numérotation, axes, sémiologie efficace mais univoque) est construit sur des catégories issues de la psychologie ordinaire des sentiments (colère/amour, joie/tristesse) réglée par une barre d’empathie.

Document 52 : spatialisation, exemple n° 8, « spatialisation des sentiments »

(étudiant géographe, 2011)

Nous observons là une centration paradoxale sur le lecteur : cette incarnation des catégories du sentiment semble d’une certaine manière être spatialisée dans le vide, elle flotte. L’événement de littératie (spatialiser sa bibliothèque) nous renvoie alors d’une manière étrange au travail d’Augustin Berque. Lieu (du latin locus) est un concept fondamental de la géographie, au

point que celle-ci a pu être qualifiée de « science des lieux » (Vidal de la Blache). Les usages du terme, de ce fait, reflètent les vicissitudes de cette discipline ; en particulier son écartèlement entre une volonté d’abstraction scientifique, d’une part, et d’autre part la nécessité de prendre en compte la réalité sensible de l’écoumène. La divergence entre géométrie (abstraite) et topographie (concrète) est plus ancienne même que la géographie comme discipline. Elle s’exprime déjà par exemple dans les villes de l’époque sumérienne, dont le tracé révèle un conflit entre les exigences d’une géométrie sacrée et les contingences de la topographie profane. De ce conflit résulte l’ambivalence des lieux en géographie.184 Nous dirions volontiers de même pour l’ambivalence des bibliothèques. La bibliothèque est-elle strictement localisable depuis une grille qui serait (on le voit) difficile à appréhender et mal connue ? Ou est-elle essentiellement relationnelle en renvoyant aux autres bibliothèques et à la mobilité ? Les spatialisations « culture mascareigne » et « bibliothèque mobile » sont remarquables de ce point de vue. En tentant d’interpréter cette dizaine de figures, nous voyons les étudiants réaliser des mélanges variés de ces deux ordres de la géographie.

L’université de Nantes formant un certain nombre d’étudiants originaires de Bretagne, nous avons déjà eu à évaluer des prestations d’étudiants imprégnées d’une culture excessivement identitaire, voire promotionnelle de la « Bretagne ». La déconstruction de telles postures est toujours délicate. Nous rencontrons – document 53 – la métaphore du drapeau breton, le Gwenn ha Du, drapeau extrêmement récent (1923-1925) et né dans un contexte idéologique inquiétant : son créateur, Morvan Marchal, évolue d’un conservatisme catholique racialiste à la collaboration avec le nazisme, en passant par le néo-druidisme, il est condamné à la Libération à une peine d’indignité nationale de 15 ans. Le drapeau précédent, le

Kroaz du, aux nombreuses variantes historiques, est oublié185.

Document 53 : spatialisation, exemple n° 9, le drapeau breton

(étudiant géographe, 2011)

Il est vraisemblable que l’étudiant ne connaît pas ces éléments d’histoire. La mystification idéologique opérée à partir des années 70, violemment dénoncée par Françoise Morvan186, ne permet pas un accès simple à ces données. Nous postulons alors que la localisation identitaire est soumise à se propre incertitude : de quoi le

Gwenn ha du est-il le nom ici ? D’autant que contrairement à la spatialisation

« culture mascareigne », construite autour de figures fortes de l’émancipation noire, le corpus ici ne comporte qu’un très faible pourcentage d’œuvres liées à 185 Il est même souillé, puisque le Bezen Perrot, la milice bretonne pro-nazie, l’utilise comme emblème pendant la guerre. Il serait à nouveau utilisé ici et là, notamment en plaisance et dans les bagadou. 186 Bretonne, agrégée, auteure d’une thèse sur le poète Armand Robin et sur le collecteur François-Marie Luzel, traductrice de Synge et de Tchekhov, Françoise Morvan est l’une des fondatrices de l’école Diwan (à Rostronen). En 2002, elle publie Le Monde comme si - Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne chez Actes Sud. La page de discussion de l’article wikipédia qui lui est consacrée montre assez bien la nature du conflit.

l’expérience bretonne, moins d’une dizaine sur 85 références, presque toutes musicales : Dan Ar Braz, Glenmor, Tri Yann et Gilles Servat pour les plus connus des artistes « historiques », Matmatah pour une référence plus jeune. On notera aussi deux toponymes (Vannes et Rennes) en breton. Les catégories placées dans les cinq bandes noires ne semblent pas en être : nous n’arrivons pas à trouver de principes de classement. Ici se révèle une des dimensions paradoxales de l’identité : mise au devant de soi, elle se révèle parfois difficile à cerner.

La dernière spatialisation proposée au lecteur – document 54 – renvoie immédiatement à une figure poétique connue, le calligramme ou poème-dessin, fondée sur l’auto-référence (le graphie s’écarte de la norme et interagit avec le sens). La force du modèle corporel utilisée dans le calligramme offre une image assez inattendue de l’incorporation de la bibliothèque personnelle ou embarquée. Elle est en nous, elle nous constitue, elle n’est pas un meuble, un corps étranger que nous utilisons de temps en temps. La métaphore est donc puissante. Dans le détail de l’organisation, la métaphore des organes (en descendant d’un niveau scalaire) est plus complexe à interpréter : si le cœur est facile (une centralité), la peau de même (une frontière, une surface), d’autres organes semblent peu clairs. Cela est-il dû à une importante part du corpus qui échappe totalement au chercheur ? Ce corps toutefois n’en est qu’un demi. Pas de mobilité, pas de sexualité, pas d’excrétion. Nous voyons là une posture issue du « monde de Barbie », ce monde merveilleux de la vie publicisée (que cette posture soit réelle ou soit une simple façade fournie à l’enseignant).

Document 54 : spatialisation, exemple n° 10, la bibliothèque-corps

Nous donnons accès dans l’annexe numérique à l’ensemble des figures. Ce choix de dix sélections est forcément restreint et un peu arbitraire. Peut-être dit-il néanmoins que deux aspects principaux de nos bibliothèques individuelles, celui de la morphologie et celui de la morphogénèse, celui de l’état et celui du processus, s’ils ne sont pas toujours combinés, sont bien pris en compte collectivement – au sens de l’ensemble des productions des étudiants. La diversité des corpus est également très grande, malgré une majorité de corpus homogènes, voire répétitifs. La géodiversité ici serait la somme de toutes les diversités des bibliothèques des étudiants. La bibliothèque embarquée est à la fois l’espace de jeu et l’outil de géolocalisation du sujet littératique dans la bibliothèque mondiale ; à la fois, une position relative et un outil pour se repérer dans l’espace géométrisée ou labyrinthique de la bibliothèque mondiale.

Gérer l’incommensurable : les échelles de la bibliothèque individuelle

Pierre Bayard apporte des éléments de stratégie dans la connaissance de la bibliothèque par les acteurs. Le provocateur part de l’idée que la lecture est

d’abord la non-lecture, et même chez les grands lecteurs qui y consacrent leur existence, le geste de saisie et d’ouverture d’un livre masque toujours le geste inverse qui s’effectue en même temps et échappe de fait à l’attention : celui, involontaire de non-saisie et de fermeture de tous les livres qui auraient pu, dans une organisation du monde différente, être choisis à la place de l’heureux élu.187 Dans cet incommensurable, ce n’est pas l’individualité de chaque livre qu’il faut tenter de saisir, mais les rapports qu’il entretient avec les autres. Cette idée de

« vue d’ensemble » qui sous-tend la démarche du bibliothécaire a une portée considérable sur le plan pratique, car c’est sa connaissance intuitive qui donne les moyens à certains privilégiés d’échapper sans trop de dommage aux situations où ils pourraient être pris en situation de flagrant délit d’inculture188. L’appel à la géographie d’une telle analyse et une telle stratégie évoque le travail de Franco Moretti, mais aussi une démarche plus concrète, plus didactique, celle que propose Abraham Moles pour appréhender un nouveau territoire initialement perçu comme labyrinthique et donc insécure : créer progressivement une carte cognitive – document 55. Il faut transposer la démarche pour l’adapter à nos propres besoins, mais la nature du processus ne semble pas devoir fondamentalement changer. Un ensemble d’événements de littératie permet de construire progressivement une carte cognitive de la bibliothèque mondiale, cette carte s’apparenterait elle-même à une pratique de littératie, une compétence de lecture- écriture.

Dans cette dynamique, nous voyons la question de l’échelle venir au premier plan par la structure systémique de toute bibliothèque. Cette approche systémique nécessite de passer au sein de la bibliothèque de l’individu à des séries, des séries à des séries de séries, etc. Il en va de même dans la création d’une carte cognitive ; l’acteur agglomère et réduit la diversité spatiale aux différentes échelles pour produire de la reconnaissance intuitive et du sens spatial. Dans l’apport de ces générations montantes (ici, les étudiants), certainement affectées par un nouvel usage territorial, nous observons la progression des œuvres et des médias non littéraires et qui relèvent, plus que le livre, de marchés non strictement nationaux. 187 Pierre Bayard, 2007, opus cité, page 23.