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cloisonnement des actes de recherche dans les manuels

État de l’art et position

Document 6 cloisonnement des actes de recherche dans les manuels

Extrait de Anne Jarrigeon et al., 2004, L’incontournable absente, sur la communication dans les manuels de méthode, Études de communication, n° 24, page 5

De plus rares auteurs abordent la question méthodologique dans une mise en scène autobiographique célébrant une véritable « posture auctoriale dans la recherche ». L’intérêt français pour ces questions a certes été plus tardif que dans le monde anglo-saxon. Le livre du sociologue américain Howard S. Becker, Écrire

les sciences sociales, commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre est

écrit en 1986 au temps des machines à écrire et des bandelettes de papier que l’on découpe et recolle sur les versions successives des produits de la recherche (laquelle se développe ainsi sous les traits de la « momification »), il n’est traduit en français que dix-huit ans plus tard au temps des traitements de texte et de la révolution numérique. À travers la production répétée de récits et de paradoxes de recherche, Becker explicite la relation de co-construction entre la recherche et l’écriture qu’il nomme réécriture. Bien plus que l’écriture, dont Marguerite Duras (1993) a énoncé l’horizon d’attente, .../...

Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine.

Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi.

.../... c’est la réécriture qui trace le cheminement du chercheur. « Quel chemin parcouru entre l’ébauche et l’ultime version publique » témoigne ici le doctorant. Flaubert a légué son « gueuloir » à la postérité. L’ouvrage de l’éditeur

se tient là. La croyance littéraire au don y trouve sa juste réfutation par le travail, la collaboration, la mise en jeu, voire en danger de la création. Selon notre expérience de cette recherche, l’écriture scientifique, avec et en dépit de ses propres dispositifs de contrôle individuels et collectifs, se comporte d’une manière analogique à l’écriture littéraire. Si la conformité aux normes académiques aboutit à une forme finale, régulière, standardisée et évaluable, le travail indescriptible d’accouchement et d’épuration ne présente pas, dans notre cas, de différences notables. C’est-à-dire qu’il y a, dans les sciences sociales aussi, des temps dans l’écriture, des versions successives, des apories, des arrangements, des solutions, des bricolages, des transformations, et que la réécriture est au centre de ce processus qui est aussi la recherche (Becker, 1986, 2004). Notamment parce que chaque recherche constitue sa propre bibliothèque de textes externes (les différentes bibliographies) et internes (les carnets de notes, d’entretien, les collectages divers de données, statistiques ou non, etc., dont on sait combien ils sont, en géographie, peu présents dans le texte final). L’intérêt porté aujourd’hui à la double écriture des ethnologues, une écriture savante et une écriture littéraire (Dabeane, 2010) et aux carnets de terrain (soumis à des enquêtes parfois « policières » dans le cas des grandes figures de l’anthropologie), comme à la question des manuscrits et des brouillons littéraires du passé (exposition BNF, en ligne, sans date29) ou encore celle de l’archivage inquiet du brouillon électronique, en témoignent. Nous allons dans cette première partie rendre compte de la richesse de ce processus complexe, où recherche et écriture sont mal dissociées et où il est nécessaire d’exposer sa méthode et son cheminement. Il s’agit de montrer que les principes scientifiques observés par le chercheur le sont dans une dynamique réelle qui relève d’opérations que les manuels ne décrivent pas ou mettent en second plan. Il s’agit aussi « d’une épistémologie montante, celle que je pouvais élaborer peu à peu à partir d’une certaine mise en discours de mes pratiques » (Feldman, 2001), un plaidoyer pour une autonomie de la recherche humble et curieuse – document 7.

Pour qui cherche à connaître la société, il y a plusieurs manières de le faire. Le seul fait d’y appartenir en procure une connaissance qui n’est pas toujours, comme semble le dire la méthodologie orthodoxe, fausse. C’est ce que j’avais appelé le savoir « senti », qui se situe avant la verbalisation.

Pour qui vise à une certaine prise de conscience, ce qui est un minimum pour tout acte de connaissance, on peut choisir plusieurs postures pour la connaissance sociale, le terme de posture impliquant un choix, une intentionnalité.

L’engagement dans la cité, l’action, procure certainement de la connaissance, et, par ailleurs, utilise la connaissance.

Mais les sciences sociales tiennent à se caractériser par une distanciation (qui tiendra lieu, pour beaucoup, de « scientificité »). Cette distanciation peut prendre la forme de la réflexion, ou encore du travail sur documents. Une autre forme est celle de la construction d’observations chiffrées [...]. On peut également aller « sur le terrain », selon des modalités diverses : observation plus ou moins participante, accompagnement psychothérapeutique, intervention psychosociologique, recherche-action.

[…]

Il en résulte une hétérogénéité des connaissances et de leurs modes. Les modes d’accès à l’objet complexe sont en effet divers.

Les éclairages, points de vue, sont multiples.

[…] Dans le cas de la connaissance de l’humain, il y va de la relation à l’autre et

d’abord, de l’éthique, qui veille à ce que le travail de la connaissance et ses effets ne soient pas de l’ordre de la manipulation, ou de l’instrumentalisation de l’être humain, conduisant à introduire éventuellement des réserves dans la connaissance. La reconnaissance de la nécessité de la suspension de jugement, de la « non-connaissance », est importante, et irait dans le sens de la philosophie orientale, une philosophie qui justement n’a pas développé de science exacte.