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Le processus de classement du monde végétal

RÉGNE INTERMÉDIAIRE

5.2.4 La théorie du prototype

5.2.4.1 Les objections à la théorie du prototype

Bien que la théorie du prototype ait connu un vaste domaine d’application allant des adjectifs de couleur (Berlin & Kay, 1969 ; Rosch, 1972) aux noms d’espèces naturelles, des artefacts (la plupart des travaux de Rosch ; l’étude sur la catégorisation des récipients de Labov, 1973), des noms abstraits (Coleman & Kay, 1981), les dernières recherches portant sur la catégorisation ont mis en relief quelques insuffisances relatives à ce modèle de catégorisation.

Maddalon (2003) affirme, avant tout, que certaines critiques au concept de prototype appliqué à l’analyse des catégories naturelles ont été fondées sur un fait indiscutable selon lequel parmi les attributs définissant une catégorie, on trouve certaines distinctions essentiellement

42 Par « structure interne » on entend comme suit : les catégories sont composées d’un « sens fondamental » qui consiste en les « cas les plus évidents » (les meilleurs exemples) de la catégorie, « entourés » par d’autres membres de la catégorie caractérisés par une diminution de leur similarité par rapport à ce sens fondamental (N.T.).

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biologiques et que par conséquent celles-ci ne dépendent pas directement de la perception physique ou culturelle d’un individu.

« Apart from the fact that prototype theory does not aprioristically exclude the existence of clear-cut distinctions between categories, the main point is not whether biological discontinuities exist or not, but how they are perceived and categorized in folk taxonomies. »43 (Maddalon, 2003 : 35).

En fait, la façon de percevoir les discontinuités biologiques a été le noyau des objections soulevées par Wierzbicka (1985), qui souligne l’inadaptation du modèle prototypique à la taxinomie biologique où il est possible de trouver uniquement des structures hiérarchiques en rapport d’inclusion (hyperonymes et hyponymes), et non pas des relations « partie-tout » (méronymes ou holonymes) ; en fait, une tulipe est « une sorte de » fleur et non pas « une partie de » fleur : les relations taxinomiques sont orientées, comme l’affirme Wierzbicka, vers des rapports d’inclusion.

Murphy & Medin (1985) ont mis surtout en évidence le rôle de la ressemblance pour expliquer la catégorisation : il ne suffit pas de considérer la catégorie comme une simple « liste d’attributs » et le processus de catégorisation commeétant dépendant du degré de ressemblance avec le prototype d’une catégorie. Si la typicité d’un exemplaire d’une catégorie est mesurée grâce au numéro d’attributs fonctionnels qu’il possède, alors celui-ci devrait être le membre qui réalise cette fonction de la meilleure façon possible et le plus fréquemment possible. Mais, dans le cas des catégories superordonnées cela amène à considérer commecomplètement marginal un facteur important comme la ressemblance. Si l’on considère, par exemple, la catégorie supérordonnée « vêtements », on peut voir que les attributs fonctionnels les plus considérables peuvent être « il tient chaud » et « on le met » et, par conséquent, les membres les plus représentatifs en raison du fait qu’ils sont utilisés davantage pour accomplir ces fonctions peuvent être la « chemise » et le « pantalon ». Donc, la ressemblance semblerait marginale puisque dans les catégories superordonnées la fonction n’est pas toujours perceptiblement saillante. Si le membre le plus typique s’identifie au contraire à l’exemplaire moyen, il sera alors très difficile de trouver des prototypes pour les concepts superordonnés ; il suffit de penser à la catégorie « meubles » pour laquelle il est impossible de trouver un membre qui possède une configuration moyenne d’attributs.

Murphy & Medin (1985) mettent, parmi les faiblesses du modèle prototypique, le fait qu’il ne donne aucune explication à propos de la pertinence ou non des traits et de la modalité de définition de la ressemblance. Les « ressemblances de famille » entre les membres d’une même catégorie sont liées principalement au poids accordé aux attributs individuels et elles varient aussi

43 En dehors du fait que la théorie des prototypes n'exclut pas a priori bien entendu l'existence de distinctions claires entre catégories, le point principal n’est pas de savoir si les discontinuités biologiques existent ou non, mais comment elles sont perçues et catégorisées dans les taxinomies populaires (N.T.).

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avec les contextes; Rosch n’indique fondamentalement aucun critère indépendant servant à faire la distinction entre traits, propriétés et attributs; ce défaut a pour conséquence directe le fait que le même degré de ressemblance entre les membres d’une catégorie dépend aussi des propriétés pertinentesque l’on décide de prendre en considération.

En illustrant ses principes de catégorisation, Rosch avait déjà mis en évidence la relation entre les catégories et les attributs liés à l’environnement physique et social avec lequel l’individu est en interaction ; ce qui l’amène à admettre une certaine influence de l’organisation déjà présente dans le monde sur la formation des catégories (Rosch, 1978 : 4). D’autre part, il faut aussi admettre l’existence de bien d’autres corrélations beaucoup plus puissantes, telles que celles de « cause à effet »,qui peuvent influencer l’organisation d’attributs dans les catégories. De plus, la quantité même de corrélations peut être liée à l’action d’autres principes additionnels retenant davantage l’attention des individus. Finalement, le fait de représenter les concepts comme une somme d’attributs ne permet pas d’atteindre entièrement les rapports intra-conceptuels et inter- conceptuels existant à l’intérieur des catégories ; en effet, comme l’affirment Armstrong et al. (1983), les concepts ne sont pas une simple liste de traits, et les propriétés dont ils se composent sont «structurées ». Ces auteurs donnent l’exemple de « oiseau »:

« Maybe, for example, what we call in English ʻa birdʼ is mentally represented as an animal, that flies, has wings, feathers, lay eggs, etc. According to many proponents of feature theories, then, it is the structure of the real world as observed by the learner that gives rise to such categorizations: it is the fact that what has feathers tends to fly and lay eggs, in our world, which gives rise to (perhaps ʻisʼ) the complex category ʻbirdʼ. »44

(Armstrong et al., 1983 : 265).

L’organisation de la structure des concepts est le résultat de l’action de propriétés relationnelles et elle ne peut pas se limiter à une liste d’attributs ou à des relations hiérarchiques d’inclusion, mais elle comprend aussi d’autres relations que la théorie du prototype ne cherche pas à investiguer.

Le fait d’avoir mis en relief qu’une catégorie ne s’organise pas autour d’un prototype et que les effets de typicalité n’en reflètent pas la structure puisqu’ils peuvent dériver d’autres sources, a permis d’orienter l’intérêt des spécialistes vers la recherche des structures sous-jacentes favorisant la catégorisation. Ces étudesfocalisent leur attention sur des aspects différents de la nature des catégories, d’où il émerge d’une part la théorie du « domaine-spécificité », élaborée par Atran (1990) et, d’autre part, la théorie des ICMs (Modèles Cognitifs Idéalisés), élaborée par Lakoff (1987). Cette dernière théorie propose la thèse selon laquelle l’organisation de la connaissance se fait grâce à des structures appelées « Idealized Cognitive Models » (ICMs)

44 On pourrait peut-être dire, par exemple, que ce qu’on appelle en anglais « oiseau » est représenté mentalement comme un animal qui vole, a des ailes, des plumes, pond des œufs, etc. Selon de nombreux partisans des théories des caractéristiques, donc, cela représente la structure du monde réel telle qu’elle est observée par l’apprenant et ce qui donne lieu à de telles catégorisations : c’est le fait que ce qui a les plumes a tendance à voler et à pondre des œufs, dans notre monde, et cela engendre (ou peut-être « est ») une catégorie complexe d’ « oiseau » (N.T.).

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guidant la catégorisation ; par conséquent, les structures des catégories et les effets de typicalité deviennent des sous-produits de cette organisation. Comme l’affirme Lakoff, chaque ICM est un ensemble structuré de manière complexe, une Gestalt qui structure, lors de son utilisation, l’espace mental (Lakoff, 1987 : 68).

Compte tenu du postulat selon lequel on trouve des régularités indéniables qui vont au-delà de chaque culture et qui concernent les modalités selon lesquelles les individus classent le monde extérieur, Atran a soulevé le doute de pouvoir se référer à l’extensionpossible de ces critères de classement d’un point de vue cognitif :

« […] whether there are domain-specific cognitive universals that account for the peculiar kinds of regularities, apparent in folk systems of knowledge and belief world- over, or whether those regularities are the product of general processing mechanisms that cross such domains as living kind, artefacts and substances. »45 (Atran, 1990 :

47).

Cette affirmation révèle l’un des points les plus en discussion dans le débat sur les catégories : le postulat selon lequel les concepts ne sont pas tous théoriquement identiques, comme par exemple l’existence de cognitions universelles spécifiques d’un domaine, est renforcée par les résultats des recherches menées sur la transmission culturelle qui affirment que la connaissance de base est « domaine-spécifique ». Les études sur la transmission culturelle du savoir populaire chez les Hanunóo des Philippines et les Zafimaniry du Madagascar montrent qu’une partie de la transmission des connaissances est fortement conditionnée par l’existence d’institutions sociales spécifiques (par exemple, le totémisme ou la biologie moléculaire). En revanche, une autre partie est plus autonome et s’avère être marginalement influencée par le changement social ‒ et les catégories naturelles sont comprises dans cette deuxième modalité. Cette dernière modalité de transmission du savoir populaire met en évidence le fait qu’on ne trouve pas de déséquilibre entre la structure, la profondeur ou l’étendue des connaissances et la manière de les communiquer.

Ces remarques, selon Maddalon, vont directement au cœur du problème posé par les processus de classification, en particulier lorsqu’il est nécessaire de déterminer les « caractéristiques nécessaires » à utiliser pour l’identification d’une plante ou d’un animal.

Cet auteur propose donc de discuter :

« […] the postulate whether “hierarchical ranking of living kinds is apparently unique to that domain” (Atran, 1990 : 57). In other words, whether it is useful or not to insist on universals of taxonomic classification, given empirically observed variability, even

45 […] Existe-t-il des universels cognitifs domaine-spécifiques qui tiennent compte des types spécifiques de régularités, présents dans les systèmes populaires de connaissance et croyance du monde entier, ou si ces régularités sont le produit de mécanismes d’élaboration généraux qui traversent chaque domaine tels que le type vie, les objets et les substances (N.T.).

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large-scale variability, in the study of particular, concrete situations. »46 (Maddalon,

2003 : 27).