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L’Arbëria et les dialectes arbëreshë de l’Italie du Sud 2.1 Les éléments géographiques et démographiques de l’Arbëria

Carte 1 L’Arbëria et ses communautés arbëreshe de l’Italie du sud

2.3. Les systèmes dialectaux arbëreshë : un aperçu général

L’arbëresh, c’est-à-dire l’albanais d’Italie, est une forme d’albanais qui est très influencée par les variétés italo-romanes parlées dans les communautés limitrophes et, surtout, par l’italien régional des aires dans lesquelles on utilise cette variété d’albanais. Cette situation de contact linguistique et de bilinguisme, séculaire et ininterrompu, a déterminé une évolution spécifique de l’arbëresh par rapport aux variétés albanaises parlées dans l’aire balkanique.

Les variétés arbëreshe présentent en général une organisation morpho-syntaxique et lexicale qui les rapproche des langues mixtes (Muysken, 2000 ; Myers-Scotton, 2006). Les phénomènes de convergence linguistique opèrent donc avec les phénomènes de divergence qui conduisent à l’introduction d’emprunts lexicaux, avec des modalités spécifiques d’assimilation de ces derniers à la structure morpho-syntaxique de chaque parler arbëresh. Il est en effet possible d’avoir des correspondances lexicales et morpho-syntaxiques entre des parlers qui se situent dans des aires parfois même géographiquement éloignées. La conservation d’éléments structuraux et lexicaux, d’une part, et la relexicalisation d’autre part, ont permis à l’arbëresh de se présenter comme une « unité dans la diversité », malgré les différences que l’on trouve entre une variété et l’autre.

En tant que type dialectal, l’arbëresh est marqué par une hétéroglossie complexe, puisqu’il constitue le résultat des traits hérités de l’albanais balkanique, ainsi que des traits acquis dans les nouveaux territoires d’installation. Les paragraphes suivants en décrivent, en termes généraux, quelques caractéristiques phonétiques, morphologiques et syntaxiques, ainsi que quelques traits lexicaux.

38 2.3.1 Le système vocalique

Sur la base de ce que Savoia (1994b : 184) affirme, le système vocalique de ces parlers présente quelques points de différentiation que l’on peut mettre en évidence en prenant comme référence les conditions phonologiques hypothétiques à la base des dialectes arbëreshë, comme le suggère le schéma suivant :

Antérieures Centrales Postérieures

Non arrondi Arrondi Non arrondi Arrondi Non arrondi Arrondi

Fermées /i/ /u/

Mi-fermées

Moyennes /ə/

Mi-ouvertes /ɛ/ /ɔ/

Ouvertes /a/

Les traits caractéristiques les plus importants du système vocalique des dialectes arbëreshë sont donc représentés par les différents résultats de [ə] en position tonique et atone et des évolutions des diphtongues originelles *[ie] et *[ua].

Lorsque [ə] est en position tonique, il est possible d’observer quatre typologies de réalisation de la voyelle centrale :

- [ə] > [ɐ], par exemple [vɐ] « (je) mets » dans les parlers de Fallkunara/Falconara

Albanese, Shën Bendhiti/San Benedetto Ullano, Llimarri/Marri, Kejverici/Cavallerizzo, Spixana/Spezzano dans la région de Cosenza et Vina/Vena di Maida et Gharrafa/Caraffa di Catanzaro dans la région de Catanzaro ;

- [ə] > [ʌ], [ɔ], par exemple [kˈʌmba], [kˈɔmba] « pied » dans les parlers au nord et à l’est de Cosenza, notamment à Frasnita/Frascineto, Shën Sofia/Santa Sofia et Shën Vasili/San Basile ;

- [ə] > [æ], par exemple [kˈæmba] « pied » dans le parler de Vakarici/Vaccarizzo Albanese ; Hamp (1994 : 226) affirme en particulier, que ce trait représente l’aspect que tous les villages voisins reconnaissent comme étant seulement une caractéristique du parler de Vaccarizzo ;

- [ə] > [o], [ɔ], par exemple [zoj] « (je) prends » et [ðˈɔmbt] « les dents » qui caractérisent les parlers de Shën Kolli/San Nicola et de Puhëriu/Pallagorio, dans la région de Crotone.

Lorsque [ə] est en position atone il est possible d’observer :

- [ə] > [i] en position post-tonique, par exemple [krˈɔhir] « peigne », dans les parlers de

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- [ə] > [u] en position prétonique, par exemple [kurkˈɔɲ] « (je) cherche » à San Marcani/San

Marzano di San Giuseppe, dans la région de Tarante ; [puʃtrˈɔɲ] « (je) couvre » à Llimarri/Marri,

dans la région de Cosenza et [kupˈuɲɲa] « (je) casse » à Vina/Vena di Maida, dans la région de Catanzaro.

Les diphtongues *[ie] et *[ua] peuvent :

- se conserver, comme dans les parlers de Fallkunara/Falconara Albanese, Shën

Bendhiti/San Benedetto Ullano, Llimarri/Marri, Kejverici/Cavallerizzo dans la région de

Cosenza ; de Vina/Vena di Maida et Gharrafa/Caraffa di Catanzaro dans la région de Catanzaro ; de Shën Pali/San Paolo Albanese et Shën Kostandini/San Costantino Albanese, dans la région de Potenza et à Hora/Piana degli Albanesi, dans la région de Palerme ;

- évoluer : *[ua] > [uɛ] comme par exemple [rˈueɲ] « (je) regarde » à Frasnita/Frascineto ; - se réduire : *[ua] > [u] et *[ie] > [i] comme par exemple [ʃkruɲ] « (j’) écris » et [ziɲ] « (je) cuis » à Barilli/Barile, Zhura/Ginestra, Mashqiti/Maschito et Munxhufuni/Montecilfone.

Une autre caractéristique du vocalisme arbëresh est la disparition du phonème /y/ faisant suite à sa délabialisation > systématiquement à /i/ : /si/ « œil », /di/ « deux », /ʃtiɲ/ « pousser » (Altimari, 1994c : 240).

Une dernière caractéristique du vocalisme arbëresh concerne l’évolution de [ɛ] > [a] lorsqu’il est utilisé en fonction clitique objet ; par exemple, [a hˈapiɲ] « (je) l’ouvre » à Shën

Vasili/San Basile ; [a dˈɔɟa] « (tu) l’as rôti » et [a mˈaða] « grande » à Barilli/Barile, Zhura/Ginestra, Mashqiti/Maschito, Katundi/Greci et Kazallveqi/Casalvecchio di Puglia

(Savoia, 1994b : 186).

2.3.2 Le système consonantique : classement par isophones de Solano

En général, il n’est pas possible d’établir avec certitude le nombre des phonèmes consonantiques puisqu’il n’existe pas de variétés représentatives des parlers arbëreshë ; nous nous bornerons, par conséquent, à en spécifier les différences substantielles en diatopie, tout comme nous l’avons fait pour le système vocalique, en prenant comme référence les conditions phonologiques hypothétiques à la base du consonantisme des dialectes arbëreshë, comme le suggère le schéma suivant :

40 Bilabiales Labio- dentales Alvéolaires Inter- dentales Palato-

alvéolaires Palatales Vélaires Glottals Occlusives /p/ /b/ /t/ /d/ /c/ /ɟ/ /k/ /ɡ/ Nasales /m/ /n/ /ɲ/ Latérales /l/ /ʎ/ Roulées /r/ /rː/ Fricatives /f/ /v/ /s/ /z/ /θ/ /ð/ /ʃ/ /ʒ/ /ç/ /j/ /x/ /ɣ/ /h/ Affriquées /ʦ/ /ʣ/ /ʧ/ /ʤ/

Par rapport au système consonantique de l’albanais (cfr. ch. I, § 1.2.1), le consonantisme de ces dialectes montre la présence de la fricative palatale sourde [ç] qui est une spécificité phonétique conservée dans les parlers arbëreshë et qui révèle les emprunts du grec médiéval et moderne.

Pour la description des phénomènes de changement phonétique du consonantisme arbëresh nous suivrons la classification par isophones de Solano (1994b : 174) que nous intégrerons, le cas échéant, avec celle établie par Savoia (1994b : 179).

Francesco Solano a été le premier albanologue qui a tenté une classification des parlers

arbëreshë. En fait, les difficultés de classement de ces variétés sont représentées par l’extrême

variation diatopique ‒ à tous les niveaux du système linguistique ‒ qui ne permet pas de trouver un seul critère classificatoire commun à tous les parlers albanais d’Italie. Une telle différenciation nait, probablement, de deux facteurs : le temps des vagues migratoires arbëreshe (se déroulant pendant trois siècles, entre le XVe et le XVIIIe siècle) et la provenance des locuteurs (il n’existe pas de document décrivant les différents territoires albanais d’où les migrants sont partis). Étant donné l’ampleur de la période migratoire et le manque total d’information sur le lieu de départ dans l’aire balkanique, Solano a dû forcément fonder sa classification sur plusieurs critères internes aux mêmes variétés : les phénomènes de mutation phonétique et l’archaïcité de quelques parlers arbëreshë. Il a précisé, en outre, que sa classification se limite à tracer uniquement les isoglosses phonologiques, tout en reconnaissant l’existence d’isoglosses morphologiques, syntaxiques et lexicales qu’il renvoie à de futures études car il pense qu’elles coïncident avec les isoglosses phonologiques4.

4 Pour d’autres éléments de classification dialectale arbëreshë cf. aussi Savoia (1994b : 179-210) qui se basent sur les isoglosses phonologiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales selon le modèle théorique de la Grammaire Universelle de Chomsky.

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Pour la définition des phénomènes de changement phonétique, Solano (1994b : 169) et Savoia (1994b : 186), ont pris tous les deux en considération les seuls phonèmes consonantiques5 intéressés par des processus de changement concernant la latérale alvéolaire vélarisée *[ɫ]6, les groupes d’occlusive vélaire suivie de latérale *[kl, ɡl, bl, pl, fl] et la sonorisation de *[x]. Les évolutions de ces phonèmes consonantiques aboutissent à des résultats différents dans chaque parler ou groupes de parlers et le critère d’archaïcité indique le degré de conservation ou d’innovation des anciens groupes de consonnes que montrent les parlers arbëreshë.

Sur la base des critères évoqués ci-dessus, Solano (1994b : 169-178) divise les parlers

arbëreshë en cinq zones principales :

I. la zone conservatrice où les anciens groupes /kl/ et /ɡl/ n’ont pas évolué (cfr. carte 2),et dont font partie les communautés de la Sicile, un nombre limité de parlers de la Calabre et notamment ceux dans la région de Catanzaro (Vina/Vena di Maida, Gharrafa/Caraffa,

Xingarona/Zangarona, Marçedhuza/Marcedusa et Andalli/Andali) et, dans la région de Cosenza

(Çifti/Civita, Pllatëni/Plataci, Farneta/Farneta et Kastëjnexhi/Castroregio), la Basilicate, dans la région de Potenza (Shën Kostandini/San Costantino Albanese, Shën Pali/San Paolo Albanese,

Barilli/Barile, Zhura/Ginestra et Mashqiti/Maschito), la Campanie, dans la région d’Avellino

(Katundi/Greci), dans les Pouilles (Kazallveqi/Casalvecchio di Puglia dans la région de Foggia) et dans le Molise dans la région de Campobasso (Porkanuni/Portocannone) ;

II. la zone innovatrice où tous les groupes consonantiques (/kl/, /ɡl/, /pl/, /bl/, /fl/) se palatalisent, en évoluant de manière à ce que /kl/ > /c/, /ɡl/ > /ɟ/ et /pl/, /bl/, /fl/, palatalisent leur élément liquide qui devient une approximante palatale sonore /j/ > /pj/, /bj/, /fj/, (cfr. carte 2). À cette zone appartiennent également les communautés albanophones de la région de Cosenza, où nous avons choisi comme points d’enquête Shën Sofia/Santa Sofia d’Epiro e Sënd Japku/San

Giacomo di Cerzeto et, dans la région de Crotone, Shën Kolli/San Nicola dell’Alto ;

III. la zone à innovation partielle où seuls les groupes /kl/ et /ɡl/ évoluent en /c/ et /ɟ/, tandis que les autres ‒ /pl/, /bl/, /fl/ ‒ ne changent pas (cfr. carte 2). Solano attribue à cette zone les communautés de Badhesa/Villa Badessa dans la région de Pescara, de Këmarini/Campomarino, de Munxhufuni/Montecilfone et de Ruri/Ururi dans la région de Campobasso ainsi que

Qefti/Chieuti dans la région de Foggia ;

5 Le système vocalique arbëresh se présente comme étant beaucoup plus stable et uniforme par rapport à celui des consonnes, avec six voyelles (/i/, /u/, /ɛ/, /ə/, /ɔ/, /a/) ; les seuls changements qu’il présente concernent quelques réalisations allophoniques de la voyelle centrale /ə/.

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Carte 2 - Carte des trois premières isophones de classification des dialectes arbëreshë, élaborée