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Le processus de classement du monde végétal

RÉGNE INTERMÉDIAIRE

5.3 Les perspectives nouvelles des ethnoclassifications

Comme on l’a vu dans les paragraphes ci-dessus, les tendances théoriques au sein des ethnosciences vont vers la création de modèles, plus ou moins complets et efficaces, qui expliquent comment les êtres humains affrontent les tâches de : percevoir, identifier et, surtout, catégoriser et nommer le monde environnant et ses différentes parties. Les spécialistes ont utilisé une approche multidisciplinaire qui a associé des anthropologues, des (ethno-)linguistes, des psychologues, des neurolinguistes, etc. Les aspects concernant la perception et l’identification sont en particulier essentiellement du domaine des psychologues et des neurolinguistes ; en revanche, la catégorisation et la création des noms sont étudiées notamment par les (ethno-) linguistes et les sémanticiens.

À l’intérieur de cet ensemble d’approches théoriques, il reste encore à répondre, selon Trumper & Maddalon (2014 : 25-26), à deux questions importantes : la compréhension de la nature (universelle ou spécifique d’une culture donnée) des critères intervenant dans le processus de création des catégories, et la compréhension de la modalité de description du processus de création des catégories par une communauté, rapporté aux modèles principaux étant apparemment concernés par ce processus. Ces auteurs admettent le besoin pressant de postuler en faveur d’un modèle global intéressant avec un certain nombre d’approches qui ne soient pas nécessairement alternatives ni mutuellement exclusives. Ils proposent de reconsidérer, dans ce sens, l’histoire de la création des catégories, telle qu’elle émerge des auteurs les plus importants du passé, dans le but de montrer que les approches taxinomiques (de tradition linnéenne) et partinomiques (de tradition aristotélicienne) ne sont pas nécessairement exclusives, mais qu’elles peuvent plutôt être appliquées simultanément parce que:

« Category creation may even be a product of the process itself but also produces an internal rearrangement of the categories. »47 (Trumper & Maddalon, 2014 : 26).

Par exemple, la discussion sur la catégorie de treeishness (le concept d’arbre) en latin, montre que les deux approches peuvent être appliquées simultanément parce que l’« arbre » devient une « partie » en raison du processus de changement sémantique subi par ce lexème (PIE *DORU- « concept d’arbre » > lat. TRUNCUS « tronc d’arbre ; tronc du corps » > lat. TRŬA

46 […] le postulat affirmant le fait que « le classement hiérarchique des types vivants est apparemment unique à ce domaine » (Atran, 1990 : 57). En d’autres mots, s’il est utile ou non d’insister sur les universaux de la classification taxinomique, compte tenu de la variabilité empirique observée, et même la variabilité à grande échelle, dans l’étude de situations particulières et concrètes (N.T.).

47 La création des catégories peut être aussi le produit du processus lui-même mais il produit également un réagencement interne des catégories (N.T.).

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« écumoire », TRULLA « espèce de tasse à vin ») ; ce « mouvement » provoque une réorganisation sur le plan sémantique, et par conséquent, le remplissage de l’espace vide qui se crée dans le système (Trumper & Maddalon, 2014 : 35-36).

Les « parties » et le « tout » deviennent essentiels dans le processus de définition ainsi que dans les relations systématiques ; ils résultent, en outre, être enmouvement perpétuel dans des directions différentes et, parfois, opposées. Par conséquent, un tel processus dynamique peut être interprété comme un mouvement d’une « partie » à l’intérieur d’un modèle partinomique. En revanche, selon l’approche taxinomique, cet exemple peut être interprété comme un mouvement catégoriel quelconque à l’intérieur d’un système impliquant des déplacements verticaux (de bas en haut et vice versa) ou horizontaux (substitution d'éléments taxonomiques équivalents). Ce mouvement catégoriel prend enfin une importance extrême pour la linguistique historique et le changement linguistique parce qu’il peut aussi exprimer une relation dynamique entre les niveaux « forme du vivant » et « générique ».

Dans notre corpus, nous avons relevé très peu d’exemples de réorganisation interne dans le système ethnobotanique arbëresh : un mouvement du bas vers le haut transforme un lexème de niveau générique dans un autre de niveau « forme du vivant », comme dans le cas de lis « chêne » et de lakra « choux » qui remontent la hiérarchie jusqu’à désigner l’ « arbre » et les « légumes », probablement en raison de la saillance culturelle et sémantique de ces lexèmes dans ce système. L’autre typologie de déplacement de haut en bas concerne surtout les noms d’animaux dérivés du niveau générique ou superordonné, comme le témoigne l’évolution romane du lat. ANĬMĀL>

nimaal « cochon » dans quelques dialectes italo-romans septentrionaux et notamment lombards,

émiliens et romagnols (Trumper & Maddalon, 2014 : 27). Il semble, donc, qu’il n’y a pas de :

« privileged direction for shift, it would seem to be either top-down or bottom-up in an apparently ad hoc fashion. It cannot, then, be the direction of the shift that is paramount but the very fact of shifting in itself, influenced by cultural salience, function, geophysical availability, and other similar extra-linguistic factors, which in reality condition positions and oppositions in a lexico-semantic system in a way that has yet to be systematically studied. »48 (Trumper & Maddalon, 2014 : 28).

Dans ses œuvres de 1990 et 1999, Atran a déjà admis que les dispositions cognitives de base universelles pour l’esprit humain, issues du sens commun et responsables de la structureà partir de laquelle s’organisent les classifications ethnobiologiques sont sujettes aux influences culturelles. Cette affirmation a pour conséquence l’idée qu’on ne peut formuler aucune hypothèse

a priori qui affirme la « supériorité » du raisonnement scientifique sur celui basé sur le sens

commun ; la démarche scientifique ne remplace pas la connaissance ordinaire de la nature ni ne

48 Direction privilégiée pour le déplacement, qui pourrait donc être soit de haut en bas soit de bas en haut d’une manière apparemment ad hoc. Ce n’est donc pas la direction du déplacement qui est primordiale mais le fait même de se déplacer en soi, influencé par la saillance culturelle, la fonction, la disponibilité géophysique, et d’autres facteurs extra-linguistiques similaires, qui conditionnent dans la réalité les positions et les oppositions dans un système lexico-sémantique d’une manière que n’a pas encore été étudiée systématiquement (N.T.).

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peut être conçue comme une alternative de niveau « supérieur ». Les tendances universelles doivent être plutôt cherchées dans les schèmes mentaux produits par le raisonnement basé sur le sens commun, c’est-à-dire dans les tendances caractérisant les structures mentales innées.

À partir de cette perspective, Atran (1990 : 79) propose two-order dispositions : la première dispositionpostule que les descriptions mentales réelles du monde sont stockées en tant que telles dans l’esprit, tandis que la deuxième regroupe toutes les autres descriptions qui ne sont pas directes, ou immédiates parce qu’elles sont culturellement déterminées et dépendantes du niveau d’instruction général qui caractérise les membres d’une société traditionnelle et le spécialiste qui doit l’étudier.

Coley et al. (1999) affirment, dans la même perspective, que les différences culturelles, et par conséquent les différences comportementales semblent être très complexes et ces auteurs proposent donc, de les interpréter

« in terms of the degree to which knowledge and experience correspond than as differences in the location of a single privileged level. »49 (Coley et al., 1999 : 216).

Un deuxième concept intéressant est celui que ces auteurs appellent « raisonnement ethnobiologique » dont l’existence est confirmée par les résultats des expériences qu’ils ont conduites sur un groupe d’étudiants américains et un groupe d’indiens Itzaj. Ils ont obtenu comme résultat le fait de savoir que malgré les fortes différences relatives à l’expérience et à la connaissance du monde naturel, les espèces ethno-génériques ont été privilégiées par l’induction dans les deux groupes étudiés (Coley et al., 1999 : 226).

Il est donc possible d’affirmer que ce que l’on peut appeler « universel » est probablement dû à un processus cognitif commun et à des stratégies de formation catégorielle communes dérivant du niveau superordonné et plus abstrait de la formation catégorielle et de la classification. En revanche, les différences sont dues sans aucun doute à des facteurs culturels, environnementaux, sociaux et économiques.

La position de ces auteurs peut être considérée, selon Trumper & Maddalon (2014), comme une réponse logique et raisonnable, d’un côté à la vision excessivement relativiste entravant l’analyse comparative entre les systèmes et, de l’autre à la vision extrémiste des universalistes qui nient toute influence culturelle sur la formation des catégories. Nous avons choisi d’adopter une position théorique modérée qui nous voie partager, de la même façon que Trumper et Maddalon, la pensée d’Atran à propos des two-order dispositions pour aborder l’analyse du système ethnobotanique arbëresh.

Un autre aspect lié au problème de l’organisation sémantique et cognitive de quelques secteurs du monde naturel concerne les modèles de transfert lexico-sémantique expliquant les

49 En termes de degré auquel correspondent la connaissance et l’expérience plutôt que comme différences de collocation d’un seul et unique niveau privilégié (N.T.).

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différentes créations de noms dans desniveaux classificatoires distincts. Trumper & Maddalon (2014 : 35-36) proposent de créer un modèle de propagation lexico-sémantique, non hiérarchique, se basant surdes concepts (ou propriétés) prototypiques intéressés par le processus de création des noms. Par exemple, pour l’étude de la forme du vivant « arbre », ils identifient des concepts centraux caractéristiques, au niveau cognitif, qui semblent être à l’origine du concept de « arbre » à un niveau plus profond :

- PIE *DORU- « concept d’arbre, treeness »

- la taille, selon laquelle le concept d’arbre se réalise sur la dimension « haut-bas » déterminée par l’expérience visuelle humaine (appelée notamment par ces auteurs landscaping)

- la souche, se réalisant en termes du partonymique « pied ».

Ces trois concepts prototypiques sont sujets à des évolutions ‒ pendant le processus de lexicalisation du concept de « arbre » ‒ qui déclenchent, d’un côté, des dynamiques de glissement et de remplacement à l’intérieur du sub-système lexico-sémantique et, de l’autre des déplacements en vertical et en horizontal à l’intérieur du système classificatoire. Par exemple, PIE *DORU- est remplacé localement par les résultats issus, d’une part, de *KWRES-

« broussailles » (de la langue celtique occidentale, germanique, slave et grecque), cette racine a été utilisée comme base lexicale dans la création d’une nouvelle unité lexicale pour « arbre » dans les cas où l’on se déplace d’une forme du vivant à un générique, tel que « chêne » ou « chêne vert ») et, de l’autre, de *WIDHU- « bois », dont les résultats sont visibles dans les langues

indoeuropéennes occidentales (Trumper & Maddalon, 2014 : 35).

Dans les deux autres cas, l’espace sémantique « arbre » est occupé par deux racines, l’une *HERDHOS- exprimant le concept de « hauteur d’arbre » (de taille) et qui sert de base lexicale aux

formes lat. ARBOS (> ARBOR) « arbre », ARBUSCULUS « arbrisseau », ARBUSTUS « arboré »et

ARDUUS « ardu, raide, haut » ; l’autre *PELHA-T- « plat » utilisée principalement comme partinomique « plante du pied » et qui sert de base lexicale aux formes lat. PLĂNTA « plante (du pied) », PLĂNTĀRE « bouture (d’arbre), bourgeon » et PLĂNTĀRIUM « bouture de vigne, d’arbre, pépinière ». La langue latine témoigne donc, de l’histoire du concept de « arbre » qui évolue en raison du glissement à partir de l’image de « hauteur » à celle de souche / « pied », cette dernière amenant à la forme du vivant « plante » (Trumper & Maddalon, 2014 : 37).

Un aspect ultérieur lié au problème de l’organisation sémantique et cognitive de certains secteurs du monde naturel concerne les dispositifs les plus utilisés pour la représentation de ces systèmes naturels dans des cultures différentes. Le fait de classer implique aussi, en tant qu’aspect de la connaissance générale du monde environnant, de représenter graphiquement toutes les composantes de ce monde. On a utilisé, dès l’Antiquité, à l’intérieur des différentes traditions culturelles (de l’Occident à l’Extrême Orient), de nombreuses représentations graphiques basées

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sur quelques métaphores pour reproduire le classement des éléments naturels ; en particulier, Barsanti (1992) a traité les trois typologies les plus importantes de représentation graphique de la nature : l’échelle, la carte et l’arbre. Chacune d’entre elles impliquent une approche différente à la classification par rapport à la représentation graphique utilisée : ainsi, la nature peut être vue, représentée et pensée comme une « échelle » où les éléments sont dans une relation hiérarchique, et de progression ; la « carte » donne à l’espace biologique des coordonnés bidimensionnelles où les éléments entretiennent desrelations de proximité ou de distance ; et enfin, la représentation en « arbre » permet d’observer les rapports entre les ordres de classement et les éléments présents de manière simultanée sur un même niveau. Il est nécessaire, par ailleurs, de reconnaitre le fait qu’aucun des trois modèles de représentation ne fournit une vue d’ensemble sur la nature et ses éléments en raison de la structure extrêmement complexe de la réalité biologique. Les représentations métaphoriques décrites ci-dessus concernent surtout la classification de la nature par l’homme, tandis que, d’après Trumper et Maddalon (2014 : 42), le problème à affronter concerne la perception et la cognition que l’homme a des éléments naturels.

La façon de nommer les éléments de la nature représente un dernier aspect relatif à la discussion portant sur la modalité, générale ou culturellement spécifique (culture-specific), de penser la nature. La structure des dénominations des éléments naturels semble être le résultat de nombreux transferts de « mondes sur mondes », se construisant sur un réseau de rapports entre les différents secteurs de la nature. On postule l’existence de trois typologies de relations : l’eau, l’air, le ciel et la terre se connectent aux créatures qui vivent dans chacun de ses mondes ; entre les animaux et les êtres humains peuvent exister les mêmes relations sociales (on trouve des animaux appelés « roi », « prêtre », « mère », « père », « fils », « épouse », « parrain », « belle- fille », etc.) ;lemême animal peut se trouver à vivre sur la terre, sous terre, dans l’eau, dans le ciel, comme s’il s’agissait toujours du même monde, mais qui se reproduit avec des modalités spécifiques, par le biais de moyens ou d’habitats différents (Trumper & Maddalon, 2014 : 42).

Cette interaction complexe et intensive (a sort of solidarity) entre les habitats naturels et leurs habitants peut être interprétée comme un véritable transfert où les différents statuts des éléments naturels et leurs différentes typologies de proximité avec les êtres humains sont à la base des contes et des motivations et remotivations populaires de leurs noms, d’où l’importance de la recherche en sémantique motivationnelle pour les processus de formation des noms (Trumper & Maddalon, 2014 : 43).

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