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Le processus de classement du monde végétal

5.2 Le classement populaire

5.2.1 Le classement « utilitariste »

La position « utilitariste » conçoit les catégories ethnobiologiques comme étant strictement modelées par l’intérêt, l’usage et l’expérience culturels. Cette affirmation trouve une justification dans la présence d’omissions à l’intérieur des systèmes de nomenclature : on nomme seulement les espèces jouant un rôle concret ou symbolique dans la vie quotidienne. Comme l’affirme Friedberg (1971) dans son étude sur la classification botanique Bunaq de Timor Central (Indonésie), la morphologie, l’écologie et le mode d’utilisation des plantes représentent pour cette population les trois critères pour établir les catégories ethnobotaniques :

« […] la connaissance du rôle que jouent les plantes dans la littérature orale, si importante dans la culture bunaq, permet de mieux comprendre ce qu’elle y représente […] » (Friedberg, 1971 : 261).

Dans l’une de ses études, Hunn (1982) examine le rôle du « facteur utilitariste » des classifications ethnobiologiques et affirme l’importance que revêt la signification pratique pour qu’on arrive à décrire les principes généraux gouvernant la forme et le contenu des taxinomies biologiques populaires :

« We have unduly stressed the disinterested intellectualism of our informants, and as a consequence have taken for granted their practical wisdom. Pragmatism is no sin. Folk science is for the most part applied science, rarely truly theoretical […]. To properly appreciate the achievements of folk science, we need to investigate its

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practical significance as assiduously as we have its formal order. »9 (Hunn, 1982 : 831).

Le modèle taxinomique populaire (Berlin, Breedlove & Raven, 1973) est critiqué parce qu’on admet que la capacité humaine à mémoriser les discontinuités dans la nature est tellement limitée qu’en réalité les êtres humains n’en retiennent qu’une faible partie. En effet, comme le démontre son étude sur les taxinomies biologiques des Indiens Sahaptins, Hunn observe qu’ils nomment, par exemple, seulement 200 parmi les deux mille espèces de plantes vasculaires existantes dans la région qu’ils habitent ;et qu’ils connaissent, de même,moins de six espèces de champignons parmi les mille espèces qu’on peut repérer dans le même territoire. Le fait est qu’il y a un très grand nombre d’espèces vivant dans des espaces « limités », ce qui impose un processus de sélection alternatif basé sur l’« utilité » ; mais, ce type de sélection amène aussi à des conséquences pratiques telles que le fait de connaitre ou non certaines plantes ou certains animaux. Par exemple, les Sahaptins considèrent la plupart des espèces de plantes herbacées comme áwtya áy c’íc’k « une simple herbe » (ʻjust a grassʼ) ou comme áwtya áy latít « une simple fleur » (ʻjust a flowerʼ), tandis que les herbes et les fleurs « utiles » sont reconnues et nommées comme taxons du rang « genre » et elles ne sont pas comprises dans les catégories plus inclusives des c’íc’k et latít. Ainsi, les limites de « fleur » et « herbe » sahaptines sont tracées sur la base d’intérêts pratiques :

« For example, Sahaptin speakers ignore most taprooted species of the genus Lomatium, calling them ʻjust flowersʼ, while classifying tuberous-rooted lomatiums growing nearby with exemplary finesse. The former are of little use as carbohydrate resources; the latter produce a high energy return for the labor of harvest. The tuberous-rooted species are further classed as xnít, ʻedible plants which are dugʼ, at a more inclusive taxonomic level. »10 (Hunn, 1982 : 834).

Il résulte clairement de cet exemple, le rôle essentiel que Hunn attribue à la signification pratique : elle est la preuve du fait que la culture « a une influence » sur les choix des actions dans le monde et, par conséquent, sur les choix comportementaux des êtres humains, en déterminant les différences culturelles et comportementales. En effet, la valeur pratique d’un élément appartenant au savoir ethnobiologique (tel que les ethnoclassifications des plantes et des animaux) dépend de son rôle à l’intérieur du schéma culturel engendré par le comportement adaptif ; Hunn ajoute aussi qu’une telle évaluation

9 Nous avons indûment souligné l’intellectualisme désintéressé de nos informateurs, et par conséquent nous avons pris pour acquis leur sagesse pratique. Le pragmatisme n’est pas un pêché. La science populaire est surtout une science appliquée, elle est rarement simplement théorique […]. Pour apprécier correctement les résultats de la science populaire, nous avons besoin d’enquêter sur son signifié pratique aussi assidûment que sur son ordre formel (N.T.). 10 Par exemple, les locuteurs Sahaptins ignorent la plupart des espèces à racine pivotante du genre Lomiatium, et ils les appellent ʻsimples fleursʼ tandis qu’ils classent les espèces de lomiatium à racine tubéreuse, cultivées en proximité, avec une précision exemplaire. Les premières sont peu utilisées comme sources de carbohydrates ; les dernières produisent un rendement énergétique élevé pour le travail de récolte. Les espèces à racine tubéreuse sont classées ultérieurement comme xnít ʻplantes comestibles qui sont creuséesʼ, à un niveau taxinomique plus inclusif (N.T.).

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« […] requires that folk biologists ask not just what the names for things are, but also the who, what, when, why, and how which define their practical significance. This involves no radically methodology. It simply requires that our ethnobiological queries be as systematic and exhaustive with regard to the behavioural relevance of terms as to their denotative meaning. […] »11 (Hunn, 1982 : 842).

Le processus de classement des organismes vivants et, en particulier, des êtres végétaux, est gouverné, selon les « utilitaristes », par les critères suivants : les caractéristiques biologiques ou phénotypiques (perceptual salience), la saillance culturelle (cultural salience), la saillance écologique (ecological salience) et le facteur « taille » (size factor), ces deux derniers facteurs ont été ajoutés par Hunn (1999) en tant qu’aspects de la saillance perceptuelle, dont parle aussi Berlin (1992 : 3-13) de manière exhaustive à côté de la saillance culturelle. La saillance écologique d’un ensemble d’organismes représente donc la mesure des interactions biogéographiques et phénologiques entre une population d’organismes à classer et la population humaine qui les classe :

« Ecological salience may be understood as an index of the likelihood of meaningful encounters between the people of a community and a set of organisms as a function of the spatiotemporal distribution of the organism’s population. »12

(Hunn, 1999 : 49).

En tant qu’aspect de la saillance perceptuelle, la taille touche et stimule la capacité de distinction entre un nombre infini d’organismes vivants en permettant, ainsi, aux membres d’une culture donnée de les « voir », de les reconnaitre et donc de les classer dans leur système populaire. De ce point de vue, le facteur taille a des effets remarquables sur la précision avec laquelle les organismes vivants sont classés dans les systèmes populaires et la variation culturelle est l’un de ses nombreux effets étant donné que

« […] a very large portion of the total biodiversity of their traditional lands is culturally unrecognized for the simple reason that it is invisible. »13 (Hunn, 1999 : 67).

L’adoption, de la part des utilitaristes, d’une telle pluralité de critères classificatoires engendre l’une des questions les plus épineuses qui concerne l’analyse des données ethnobotaniques : comment traiter les ethnoclassifications par rapport aux nombreux systèmes de référence qu’on utilise simultanément pour en créer les correspondants lexicaux et, encore, comment expliquer le fait qu’une même plante puisse se trouver dans des positions différentes à l’intérieur de plusieurs systèmes à la fois, sur la base de ses caractéristiques morphologiques, de son utilisation ou des croyances populaires qui lui sont associées. Trumper & Maddalon (2014)

11 […] exige que les biologistes populaires se demandent non seulement quels sont les noms des choses, mais aussi les qui, quoi, quand, pourquoi et comment qui définissent leur signification pratique. Ce qui détermine un manque radical de méthodologie. Il faut tout simplement que nos enquêtes ethnobiologiques soient aussi systématiques et exhaustives en ce qui concerne l’importance comportementale des termes que sur leur signification dénotative […] (N.T.).

12 La saillance écologique peut être considérée comme un indice de la probabilité de rencontres significatives entre les personnes d'une communauté et un ensemble d'organismes comme fonction de la distribution spatiotemporelle de la population de l’organisme (N.T.).

13 Une très grande portion de la biodiversité totale de leurs territoires traditionnels n’est pas reconnue culturellement pour la simple raison qu’elle est invisible (N.T.).

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cherchent à donner une réponse solidement argumentée en mettant en évidence le fait que le processus de création des catégories est essentiellement fluide et caractérisé par des « mouvements réorganisateurs dynamiques » de ses éléments qui, chaque fois, changent, bougent, réagencent les contenus sémantiques et lexicaux propres à chaque catégorie, tout cela parce que :

« Category creation may even be a product of the process itself but also produces an internal rearrangement of the categories. […] the lexeme undergoes a process of semantic change; this provokes a re-organization of the meaning plane, as well as the filling in of the now blank space in the system, operations which were evidently felt to be necessary by speakers. Parts and wholes thus become essential to the defining process, as also to systemic relations. They are, moreover, in continuous movement in different, sometimes opposing, directions. »14 (Trumper & Maddalon, 2014 : 26).