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Le processus de classement du monde végétal

INTERMEDIAIRE LULE BARE TË BUTA BARE TË EGËRA GLËMBA GJËMBA

149 spin s’appliquent, également, à la forme intermédiaire « arbuste épineux » (Scarlat, 2008 : 114-

115).

Par rapport à la structure taxinomique proposée par Berlin (cfr. fig. 2, § 6.2.3 ci-dessus), la taxinomie arbëreshe semble être organisée sur la base de critères plus strictement liés au niveau perceptif-culturel de ses locuteurs, plutôt que sur des critères essentiellement biotaxinomiques comme le témoigne l’opposition, dans notre corpus, entre bare të buta « herbes comestibles » vs

bare të egëra « herbes non comestibles ».

Les données de notre corpus montrent que les hyper génériques bar, lule, glëmb ou gjëmb ne sont jamais utilisés seuls pour désigner, au niveau subordonné, un genre populaire mais ils résultent être suivis de modificateurs, tels que les adjectifs i, e egër « sauvage » ou i, e butë « cultivé », i, e bardhë « blanc » ou i zi, e zezë « noir(e) » (glëmb i bardhë « épine blanche » à

Hora/Piana degli Albanesi), etc.; les noms de quelques animaux (lulja gjarprit « la fleur du

serpent » à Shën Kostandini/San Costantino Albanese) ; les noms de quelques objets (bari butilvet « l’herbe des bouteilles » à Munxhufuni/Montecilfone), etc.

L’hyper-générique intermédiaire lule « fleur » semble dériver d’une langue méditerranéenne, probablement le copte hrêri, hleli « lis » > gr. le…rion, lat. LĪLIUM, -Ī ; le mot latin semble avoir, d’un côté la signification de « lis » et, de l’autre celle de « sorte d’ouvrage de défense qui de sa forme rappelait la fleur de lis » (DELL : 358). Dans notre corpus, outre à regrouper toutes les plantes à fleurs, lule désigne aussi d’autres espèces, telles que la centaurée, l’églantier, la cardère, le panicaut, etc., des plantes très différentes, avec des caractéristiques morphologiques très particulières, telles que la présence d’épines.

Selon Çabej, bar « plante herbacée » dérive de la racine IE.*bher- « emmener, venir » qui a donné comme signification « ce qui vient de la terre, ce qui emmène la terre » (Çabej, 1982, II : 156-157). Dans notre corpus aussi, la forme du vivant singulier bar désigne n’importe quelle espèce de plante herbacée, d’herbe sauvage poussant spontanément dans la nature ; la forme du pluriel indéterminé est bare, tandis que le collectif barama « herbes » représente son géosynonyme diffusé de même que bare, dans les parlers arbëreshë du Molise. Barama résulte être un nom dérivé par suffixation de bar- + -am- + -a ; le suffixe alb. -am- est utilisé, surtout en guègue, pour la formation de noms abstraits indiquant résultat ou effet (Ressuli, 1986 : 140) et la désinence -a marque le pluriel indéterminé.

La répartition de l’espace sémantique « herbes » entre les hyper-génériques intermédiaires

bare të buta et bare të egëra témoigne du fait que tous les locuteurs arbëreshë perçoivent et

identifient deux classes principales d’herbacées : l’une e butë (< PIE *bheuH- « grandir » > arm.

boytʻ « un morceau mou de chair, lobe » EDA : 184) « molle, douce » « comestible par

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médicinale, magico-religieuse, etc. » ; l’autre e egër (< gr. ¥grioj « sauvage », DELG : 15 ; remplacé par exemple à Shën Kolli/San Nicola et Hora/Piana degli Albanesi par les emprunts romans sarvaç, sarvaxhe « sauvage ») désigne les herbes « comestibles pour les animaux », « nuisibles », « vénéneuses », «rugueuses au toucher », « urticantes ou dangereuses au toucher ». Les autres géosynonymes lakra, foje et verdur signifient, essentiellement, « légumes » et sont distribués comme suit : dans tout le territoire de l’Arbëria, lakra (< gr. l£canon, -a « légumes » DELG : 236) est connu par tous les locuteurs plus âgés et il est encore utilisé dans la plupart des communautés, exception faite pour les communautés de Munxhufuni/Montecilfone et Shën

Kolli/San Nicola dell’Alto où on utilise l’emprunt roman foje et Sënd Japku/San Giacomo di Cerzeto où on a enregistré verdur emprunté de l’it. verdure « légumes ».

Le dernier hyper générique glëmb, gjëmb « épine » (< IE.*gu̯el- « se tenir debout », « douleur, tourment, mort » IEW : 470 ; Çabej, 1982, IV : 327) désigne toutes les plantes dont l’un des traits saillants est représenté par la présence d’épines autour de la corolle, des feuilles et le long de la tige, comme dans le cas des chardons, nommés par l’emprunt roman kardun.

En ce qui concerne l’aspect de la formation lexicale, nous gardons les critères généraux de Berlin (1992) bien que de manière critique, et en donnant, aussi, beaucoup d’importance aux observations exprimées par Conklin (1969) et Maddalon (1998a) qui semblent également bien s’appliquer à notre corpus : Conklin a préféré traiter, en premier lieu, les noms primaires complexes « complex primary names » et les noms secondaires « secondary names » comme « composite lexemes, without regard to their semantic or taxonomic status. Thus, the expressions

[…] are […] structurally and semantically identical. »50 (Berlin, 1992 : 28). Notre classement lexématique se base donc sur la distinction entre « lexèmes simples ou primaires (monolexématiques) » et « lexèmes composés productifs et improductifs (polylexèmatiques) ». Maddalon met en évidence, d’autre part, certaines tendances identifiées dans les corpus phytonymiques analysés, notamment, ceux de la Vénétie, du Piémont et de la Calabre caractérisés par de nombreuses exceptions au principe de la binomialité, qui s’applique selon Berlin aussi bien aux formes politypiques de niveau générique ayant beaucoup d’importance culturelle, qu’aux

residual categories. En outre, étant intéressé essentiellement à l’aspect biotaxinomique, Berlin ne

met pas assez d’attention sur les modalités de formation des lexèmes politypiques improductifs (Maddalon, 1998a : 271-272), dont notre corpus est plein, et qui peuvent représenter l’une des voie à suivre pour la compréhension des processus de catégorisation des plantes.

Le niveau générique est caractérisé par la présence d’un nombre considérable de lexèmes primaires simples qu’on peut utiliser seuls, surtout lorsqu’il s’agit de termes monotypiques; en

50 Lexèmes composites, sans tenir compte de leur statut sémantique ou taxonomique. Ainsi, les expressions […] sont […] structurellement et sémantiquement identiques (N.T.).

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revanche, dans le cas des lexèmes primaires simples politypiques, le nom générique peut s’utiliser seul, en fonction de « classème » (Maddalon, 1998a : 273), c’est-à-dire lorsqu’il regroupe et désigne un certain nombre de plantes de différentes espèces botaniques partageant un trait prototypique, comme il résulte des études conduites sur les systèmes ethnobotaniques de la Vénétie, du Piémont et de la Calabre (Trumper et al., 1995 ; 1997 ; 1999) et comme il résulte également des exemples kardun, bishtdhelpër, veshljepur, etc. présents dans notre corpus.

Les lexèmes composés lexicalisant les taxons du niveau générique comprennent deux types : ceux « productifs » formés par un lexème superordonné auquel on ajoute un spécificateur, comme on l’a exemplifié ci-dessus avec les noms glëmb i bardhë « épine blanche », lulja gjarprit « la fleur du serpent », bari butijvet « l’herbe des bouteilles », etc. ; ceux « improductifs » formés par un lexème quelconque auquel on ajoute un spécificateur. Cette dernière classe de lexèmes est bien représentée dans notre corpus et les combinaisons entre lexèmes et spécificateur peuvent se réaliser à travers les noms de divinités chrétiennes, d’animaux, de caractéristiques intrinsèques de la plante, de couleurs, à travers l’adjonction de suffixes, d’adjectifs ou substantifs au lexème de base, etc. et nous aurons l’occasion de les illustrer en détail dans le chapitre portant sur l’analyse des données de notre corpus.

Du point de vue des critères de formation lexicale, comme l’on vient de l’illustrer, il est important de souligner que les oppositions binaires issues de l’utilisation de spécificateurs ne se réfèrent pas nécessairement à des espèces d’un même genre, et en effet il s’agit dans la plupart des cas de genres différents. Les mêmes critères de catégorisations sont très complexes du point de vue perceptif et les oppositions peuvent, ainsi, aller au-delà du niveau générique en devenant « interclasse » (Maddalon & Belluscio, 1996 : 74).

Un type classificatoire fondamental est représenté par l’usage comestible vs non comestible de la plante qui peut s’exprimer soit directement par les adjectifs i butë « cultivé », i ëmbel « doux », i egër « sauvage », sarvaç ou salvaxh « non cultivé », e tharet « amer » soit par l’ajout de zoonymes à connotation négative tels que « loup », « chien », etc. (par ex. marrule uhjku « salade du loup » pour la molène, lulja e qenit « la fleur du chien » pour l’iris des garrigues). Il est également possible, que le spécificateur soit représenté par des expressions directes, telles que « puante », « des champs » ou par des expressions métaphoriques telles que « du chien », « du serpent », « du diable » etc. comme le témoignent les exemples suivants : laker e qelbet « herbe puante », lule padhullës « fleur des champs », bari qenit « herbe du chien », rrushi gjarprit « raisin du serpent », ara e djallthit « champ du diable ».

La référence à une divinité chrétienne dénote des qualités positives, mais peut se référer aussi à la période de floraison (par ex. xhili Sën Andonit « lis de Saint Antoine ») et aux propriétés

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officinales, médicinales (par ex. Mëngandrea « Dominique André », sitë ta Shënmërisë « les yeux de la Vierge ») de la plante, etc.

Une ultérieure observation concerne la présence de plusieurs noms se référant à la même plante mais indiquant des périodes différentes de son développement : ainsi, dans notre corpus le navet a deux noms, lorsqu’il est tendre et prêt à être cueilli et cuisiné (avant la floraison) on l’appelle vruvë, tandis qu’après l’apparition des fleurs il est appelé rapesqe.

Après avoir exposé les traits essentiels de l’organisation de la taxinomie ethnobotanique chez les Arbëreshë, il nous semble aussi nécessaire de proposer encore quelques dernières remarques portant sur la relation entre le monde végétal et les communautés albanaises d’Italie. Nous avons remarqué, tout aulong de l’Arbëria, le fait que la relation étroite avec la nature est encore maintenue dans les communautés géographiquement plus isolées dans lesquelles

l’arbëresh est égalementencore utilisé pour la communication quotidienne, comme en Basilicate, Calabre et Sicile ; dans ces communautés la connaissance des espèces de végétaux et des savoirs ethnobotaniques qui leur sont liés a fourni un résultat considérable. En revanche, les communautés du nord de l’Arbëria, notamment Munxhufuni/Montecilfone et

Porkanuni/Portocannone, qui ont eu un contact plus fréquent avec le monde urbain, résultent

éloignées du contact avec la nature et, par conséquent, les données collectées dans ces villages sont beaucoup moins nombreuses. L’ensemble des données phytonymiques est, en revanche, traversé par la présence d’emprunts des différents dialectes romans avec lesquels les parlers

arbëreshë sont en contact depuis plusieurs siècles.

La variété et la richesse des éléments lexicaux qui se croisent avec les aspects ethnobotaniques, nous ont poussés à élaborer un modèle informatisé qui puisse donner une organisation des données plus facile à consulter : l’Atlas Phytonymique Arbëresh (APhA) que nous allons illustrer en détail dans le prochain chapitre.

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CHAPITRE VI