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L’Arbëria et les dialectes arbëreshë de l’Italie du Sud 2.1 Les éléments géographiques et démographiques de l’Arbëria

Carte 4 Carte de l’isophone V de classification des dialectes arbëreshë, élaborée par Solano (1994b : 176).

2.3.4 Le lexique arbëresh : système à plusieurs couches

Le système lexical des dialectes albanais d’Italie a une structure à plusieurs couches comme celle de l’albanais, puisqu’il est formé par trois typologies principales de mots : ceux d’origine balkanique (le substrat balkanique9 proprement dit) témoignant des contacts culturels entre les différentes aires linguistiques de la péninsule balkanique ; les emprunts issus des contacts quece territoire des Balkans a eu, au cours de son histoire, avec les grandes cultures dominatrices : il

7 En Albanie, dans le tosque, on trouve la construction paratactique rri + e + verbe (par exemple en Çamëria) : rri e qaj [rːˈi ɛ cˈaj] (litt. « (je) suis et je pleure ») « je suis en train de pleurer » ; de même, dans quelques dialectes guègues y compris ceux du Kosovo, la construction paratactique s’exprime par jam « je suis » + la préposition ka, kah « à, d’où » + l’indicatif du verbe principal : jam ka shkoj [jˈam kˈa ʃkˈɔj] « (je) suis en train d’aller ».

8 Les exemples illustrés dans ce paragraphe sont tirés, en général, de Banfi (1985 : 81-109) avec nos intégrations nécessaires à l’exemplification du lexique arbëresh.

9 Les spécialistes indiquent avec ces mots les conditions linguistiques que la péninsule balkanique avait avant les pénétrations greques et latines (Banfi, 1985 : 82).

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s’agit des superstrats grec, latin, slave et turc ; les emprunts d’origine dialectale italienne, acquis après la migration en Italie du sud et constituant les adstrats issus du contact entre les dialectes albanais et les dialectes italo-romans des Abruzzes, du Molise, de la Campanie, des Pouilles, de la Basilicate, de la Calabre et de la Sicile10.

Nous trouvons encore à l’heure actuelle des témoins lexicaux du substrat balkanique qui sont communs à tous les parlers arbëreshë, à l’albanais et à la plupart des langues balkaniques, comme : arb. [kalˈiðe] kalidhe / [kalˈive], [kaʎˈive] kalive « cabane » qui est un mot à diffusion pan-balkanique (Banfi, 1985 : 84) et qui trouve une correspondance avec drum., megl. colibă, ngr. καλύβα (> arum. călivă), alb. kolíbe, bulg. koliba, tu. kulübe ; ce mot qui semble avoir été déjà attesté en grec ancien chez Hérodote est probablement d’origine illyrienne et s’est répandu sur le territoire balkanique dans l’Antiquité. Un autre exemple est représenté par l’arb. [mˈɔðuɫ], [mˈɔðuː] mòdhullë « vesce », correspondant au drum. mazăre, arum. madzire « pois » : il a été comparé au phytonyme dacien μόζουλα, μίζηλα « sarriette ».

En ce qui concerne la deuxième typologie d’emprunts du lexique arbëresh, nous nous bornerons à illustrer les mots issus des contacts avec les quatre grandes cultures grecque, latine, slave et turque qui ont dominé les Balkans jusqu’au XIXe siècle.

La langue grecque a toujours revêtu une importance capitale dans les Balkans, en influençant les autres langues de la péninsule en particulier à partir de l’Âge hellénique-roman jusqu’à la domination ottomane : l’église grecque a réussi à unir ‒ grâce à la diffusion d’une conscience religieuse homogène ‒ la plupart des populations balkaniques, en devenant ainsi l’alternative culturelle à l’influence de la foi islamique imposée par les Turcs. La langue grecque a ainsi fourni aux autres langues balkaniques de nombreux éléments lexicaux, que nous trouvons encore dans les parlers arbëreshë : par exemple gr.δάφνη « laurier » > arb. [ðˈafən] dhàfën ; alb.

dhàfën, dafìnë ; bulg. dafina, sr. dafina ; rum. dafin ; gr. τριαντάφυλλον « rose » > arb.

[trəndafˈile], [trəndafˈiʎe], [trendafˈile], [trɔndɔfˈiʎe], [trandafˈiʎe] trëndafìle ; alb. trëndafìl,

trandafìl ; bulg. trandafil, sr. trandovilje ; rum. trandafir. Dans le domaine de la religion, nous

trouvons un nombre important d’éléments lexicaux diffusés à travers la foi orthodoxe, que l’on retrouve surtout dans les parlers du Pollino, de Basilicate, de Calabre et de Sicile où la plupart des Arbëreshë sont catholiques de rite gréco-byzantin et utilisent la langue grecque pour la célébration liturgique11 ; en revanche, dans les autres communautés albanophones, catholiques

10 Nous tenons à préciser en outre que pour l’individuation des aires d’influence italo-romanes susdites, nous avons pris en considération la répartition proposée par Grassi, Sobrero & Telmon (2003 : 41-103) qui regroupe les dialectes de l’Italie en 8 aires dialectales : les dialectes septentrionaux ; les dialectes toscans ; les dialectes centre-méridionaux ; les dialectes de l’extrême Sud ; les dialectes sardes ; les dialectes provençaux et franco-provençaux ; les dialectes ladins et frioulans et en dernier lieu, les minorités linguistiques. Les aires qui nous intéressent correspondent à la zone méridionale des dialectes centre-méridionaux (Abruzzes et Molise, Pouilles, Basilicate et Campanie) et à la zone des dialectes de l’extrême Sud (Sicile, Calabre et le Salento).

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mais de rite latin, il devient de plus en plus difficile de trouver des emprunts dans le domaine religieux. Les deux exemples suivants sont encore présents dans la plupart de l’Arbëria : gr. καλόγερος « moine » > arb. [kalˈɔɉər] kalògjër, alb. kallogjér, a. bulg. kalogerŭ, kalugerŭ, bulg.

kalùger, sr. kalùǵer, rum. călugăr ; gr. ¹ meg£lh ˜bdom£j (litt. « la grande semaine ») « la

Semaine sainte » a été la base pour le calque dans l’arb. [jˈava (ɛ) mˈaːδe] jàva (e) mádhe, l’alb. [jˈava ɛ mˈaːδe] jàva e mádhe et le sr. velika nedelja.

Les éléments latins dans le lexique albanais se réfèrent à un large éventail de domaines conceptuels ; par exemple, il est très intéressant de mettre en relief le fait que les noms de parenté sont d’origine latine en ce qui concerne la descendance cognatique12 : arb. et alb. [ˈεmt] èmtë « tante » < lat. AMITA ; [ˈuŋɉ] ùngj « oncle » < lat. AVUNCULU(M) ; [kuʃrˈiː] kushërí « cousin » < lat. CONSOBRINU(M) ; [krˈuʃk] krúshk « paranymphe » < lat. CONSOCER ; [kunˈat] kunàt « beau-

frère » < lat. COGNATU(M) ; [prˈind] prìnd « parents » < lat. PARENTES ; [fəmˈij] fëmíjë « enfants » < lat. FAMILIA. De nombreux termes albanais remontent au latin balkanique et trouvent des correspondances avec les dialectes roumains ainsi qu’avec les continuateurs latins du néogrec et des langues slaves méridionales. Par exemple, lat. *CUCUTA (pour CICUTA) > alb. et arb. [kukˈut] kukùtë « ciguë », roum. cucută, scr. kukuta ; lat. FILIANU(M) > arb. [fijˈan] fijàn / [fijˈon] fijòn « filleul », roum. fin, aroum. hil’in, scr. piljan ; lat. CANTICU(M) > arb. et alb. [kˈəŋɡ]

kë́ngë « chant », roum. cintec ; lat. HOSPITIUM > arb. [ʃpˈiː] shpí « maison », alb. [ʃtəpˈiː] shtëpí, ngr. σπίτι. Enfin, il faut aussi observer que l’albanais et les dialectes arbëreshë continuent de formes latines plus anciennes par rapport aux innovations récentes présentes dans d’autres aires : arb. [ʃtrˈɔɲ] shtrònj et alb. shtròj « étendre » < lat. STERNERE, opposé par exemple à l’it. stendere

dérivé d’une forme plus récente, lat. EXTENDERE. Des autres exemples sont représentés par : arb.

et alb. [fˈace] fàqe « figure, visage » < lat. FACIE(M) (au contraire de l’it. faccia< lat. *FACIA plus récent) ; arb. et alb. [cˈɛp] qèpë « onion » < lat. CEPA (au contraire de l’it. cipolla < lat. CEPULLA

plus récent) ; arb. et alb. [(ɛ) ɲˈɛːrk] (e) njérkë « belle-mère » < lat. NOVERCA (opposé à l’it. matrigna < lat.* MATRINIA plus récent).

Entre les VIe et Xe siècles, les Slaves dépassent le Danube et occupent la plupart du territoire balkanique, déjà marqué par l’influence grecque et latine, en bouleversant de manière décisive l’organisation traditionnelle de la péninsule. L’influence slave sur les langues parlées dans les Balkans est considérable dans le lexique des variétés albanaises. Par exemple, arb. [prˈak] pràk « seuil », alb. pràg < sr. et bulg. prag ; arb. et alb. [ɡrˈuʃt] grùsht « poing » < a.bulg. grŭstŭ ; il est également possible d’observer des calques d’expressions slaves, comme arb. [dˈɔrəz] dòrëz « manche, anse, poignée », alb. dòrëz « gant » < sr. rukavica, diminutif de rukav « manche », qui

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est à son tour le diminutif de ruka « main » de même que arb.et alb. dòrëz, du nom [dˈɔr] dòrë « main ».

Le turc a été la langue qui s’est répandue plus récemment dans les Balkans, suite à la domination ottomane sur le territoire balkanique à partir du XIVe siècle. D’un point de vue structurel, la langue turque est très différente des autres codes de communications présents dans les Balkans, ce qui a permis au turc d’avoir une influence sur les autres langues balkaniques mais limitée au lexique et à la phraséologie. Quoique l’influence du turc ait commencé relativement tard par rapport aux autres langues (grecque, latine, slave), quelques éléments turcs présents dans les parlers arbëreshë témoignent que les contacts entre Albanais et Ottomans existaient déjà avant la domination turque des Balkans et, donc,bien avant que les immigrés albanais arrivent en Italie. Les exemples que nous allons illustrer sont répandus dans tous les parlers arbëreshë et font partie de l’ancien fond lexical, commun avec l’albanais : l’arb. [fitˈil] / [fitˈiʎ] fitìl « mèche », comme dans l’alb. fitìl < tu. fitìl « mèche » ; arb. [səndˈuc] sëndùq, [zdˈuc] zdùq « malle, pétrin avec un couvercle », comme dans l’alb. sëndùk < tu. sàndik « coffre » ; arb. [dufˈɛk] dufèk « espèce de sarbacane », [ʧufˈic] çufiq « fucil » et alb. dyfék « fusil » < tu. tüfek « fucil ».

Après leur arrivé en Italie, plusieurs emprunts d’origine romane ont été acquis par les dialectes arbëreshë. À l’époque des premières vagues migratoires albanaises, l’Italie du sud faisait partie du Royaume de Naples et le napolitain était le moyen de communication orale sur tout le territoire parthénopéen, et représentait ainsi le composant principal dont le lexique

arbëresh s’est nourri. Les autres éléments de l’adstrat italo-roman du lexique arbëresh, à partir

du nord au sud de l’Arbëria, sont représentés par les dialectes romans des Abruzzes, du Molise, de la Campanie, des Pouilles, de la Basilicate, de la Calabre et de la Sicile, avec lesquels les parlers arbëreshë sont entrés en contact au moment où ces populations balkaniques se sont installées, de manière permanente, dans les différentes régions de l’Italie méridionale. C’est ainsi que nous trouvons, parmi les parlers albanais d’Italie, des mots tels que par exemple :

- nap. ròcchia « masse, foule, troupe » (NVDN, 1993 : 604) > arb. [rˈɔce] ròqe à

Porkanuni/Portocannone et Munxhufuni/Montecilfone « maquis, buisson », à Shën Sofia/Santa Sofia « grande quantité de, quantité de temps plus ou moins long », à Katundi/Greci et Shën Kostandini/San Costantino « troupeau, multitude d’animaux réunis ensemble » ;

- nap. cusciale « vêtement qui couvre les cuisses ayant une fonction de protection » (NVDN : 246) > arb. [kuʃˈaɫ] kushàll à Shën Sofia/Santa Sofia, Sënd Japku/San Giacomo et Shën

Kostandini/San Costantino « poche » ;

- abr. məscéšchjə « viande de brebis, salée et séchée au soleil ; bouillie » (DAM, II : 1172) > arb. [miʒˈiʃk] mizhìshkë à Porkanuni/Portocannone et Munxhufuni/Montecilfone on utilise ce nom

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dans le sens figuré de « bouillie, morceaux » pour menacer de mettre quelque chose ou quelqu’un en pièces ;

- cal. parìri « sembler, paraître » (NDDC : 503) > arb. [m parˈirən] më parìrën à Shën Sofia/Santa

Sofia, Sënd Japku/San Giacomo et Shën Kostandini/San Costantino « aimer, plaire » ;

- cal. scialàre « jouir, s’amuser » (NDDC : 628) (< nap. scialà « profiter de la vie, vivre dans l’abondance, dépenser », cfr. NVDN : 657) > arb. [ʃaɫˈarem] shallàrem à Shën Sofia/Santa Sofia,

Sënd Japku/San Giacomo et Shën Kostandini/San Costantino « profiter, s’amuser » ;

- sic. ggiuggiulèna « sésame » (VS, IV : 255) > arb. [ʤurʤuʁˈɛna] xhurxhullèna à Hora/Piana

degli Albanesi « sésame » ;

- sic. paràcqua « parapluie ; nombril de Vénus commun »13 (VS, III : 599) > arb. [parˈakwa]

paràkua à Hora/Piana degli Albanesi « nombril de Vénus commun ».