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Il aurait peut-être été plus aisé, dans le cadre de cette thèse de doctorat, de s’intéresser exclusivement, de façon unifocale et disjointe (et donc relativement classique), à une seule des nombreuses communautés culturelles constitutives de la population guyanaise. Etablir ce que le jargon nomme une monographie ethnobotanique, « ethnique » : lister les espèces végétales utilisées par un groupe particulier et catégoriser leurs usages associés selon la classification classique. Ce choix aurait eu l’avantage pratique de gagner un temps fou à ne pas devoir répéter l’indispensable étape de familiarisation préalable auprès de chacune des populations interrogées.

Cependant, l’ethnobiologie actuelle s’est largement nourrie de l’évolution de la perspective anthropologique qui s’est esquissée au cours de ces dernières décennies. Elle a su lentement se « détribaliser », elle est rentrée dans les villes et a emprunté les chemins des migrants, tout en s’affranchissant petit à petit de sa prime étiquette essentialiste : ce qui l’intéresse désormais c’est la façon dont se tissent les relations entre les différents groupes humains car il est aujourd’hui de plus en plus généralement admis qu’on ne peut pas comprendre le fonctionnement d’une société sans comprendre les brassages – passées et présents – qui la composent et les interactions qu’elle entretient avec les autres groupes sociaux qui rayonnent autour d’elle et l’influencent d’une façon ou d’une autre. On ne peut pas prétendre étudier une société humaine en faisant l’économie de prendre en compte chacune des parties qui la composent et de tenter d’en saisir l’enchaînement complexe, forcément non linéaire et imprévisible comme l’est par essence tout système dynamique complexe (Sève et Guespin-Michel, 2005) dont la cohérence devient illisible aux yeux du chercheur qui n’en aurait pas une lecture globale « par l’incomplétude des

angles demeurés inexplorés » 22.

Ce travail se situe aussi dans ce cadre théorique : il ne prend pas pour point focal les groupes interrogés en tant que tel, mais surtout, dans une perspective plus intégrative et pluridisciplinaire, il observe attentivement les « frontières culturelles » entre ces groupes et la façon dont ils peuvent s’influencer mutuellement. Peut-être avons-nous, après tout, remis au gout du jour les thèses interactionnistes de Fréderick Barth (1995) ou des

22 Sève et Guespin-Michel écrivent d’ailleurs très justement à ce propos que s’intéresser à un seul élément d’un système complexe revient finalement à découper le mouvement, et donc le tuer (Sève et Guespin-Michel, 2005).

sociologues avant-gardistes de l’école de Chicago (Burgess, 1929 ; Thomas et Znaniecki, 1918) qui avaient su souligner dans les processus spatiaux d’agrégation-ségrégation et d’interactions culturelles, notamment en milieu urbain, une source importante et indéniable de changement social. Cette thèse de doctorat s’inscrit en tous cas pleinement dans cette perspective dynamique : montrer que les pharmacopées sont également des objets qui évoluent, se réinventent, s’adaptent, au fur et à mesure que des groupes humains interagissent entre eux, et non pas simplement des ensembles figés qui seraient égaux à eux-mêmes depuis des temps immémoriaux.

Ainsi, ce travail de thèse soulève de nombreuses questions de recherche dans les différents domaines qu’il survole, tant en ethnobotanique qu’en anthropologie médicale et en géographie des circulations culturelles. L’un des enjeux principaux réside justement dans le choix d’aborder les pharmacopées du littoral guyanais sous un angle d’analyse qui soit transverse à ces trois champs disciplinaires. Comme annoncé précédemment, faire de l’ethnobotanique aujourd’hui ne consiste plus simplement à lister des usages de plantes mais doit également prendre en compte les systèmes de pensée des populations interrogées, sous une perspective à la fois holistique et dynamique. L’un des enjeux principaux de cette thèse est donc d‘appréhender les phytothérapies guyanaises dans les contextes multiples d’interculturalité, de parcours migratoires, de transfrontalité et d’urbanité qui les caractérisent également, et d’en apporter des interprétations de nature anthropologique. Comment s’adaptent les médecines populaires par les plantes aux évolutions sociales que connaît ce territoire ? Ces questions peuvent être découpées, de façon synthétique, par grands thèmes de la façon suivante :

 En quoi est-ce que la phytothérapie guyanaise, à travers une description fournie des modes de soins, des représentations du corps et de la maladie, est-elle le reflet des diverses influences humaines qui se sont croisées – et qui continuent de le faire – dans cet espace amazonien ? Les soins par les plantes seront décrits sous un angle dynamique afin de montrer à chaque fois les particularismes ou au contraire les traits transversaux qui les caractérisent et en dégager, par une lecture historique et sociologique interprétative, les fondations interculturelles dont ils constituent l’héritage.

 La multiculturalité, telle qu’on la retrouve sur le territoire guyanais, favorise-t-elle l’apparition d’une multitude de pharmacopées qui se superposeraient en mille-feuille ou, au contraire, les interactions entre tous ces groupes sont-ils à l’origine d’un métissage global et d’un nivellement des savoirs et des pratiques ? Peut-on parler d’une seule et grande pharmacopée guyanaise, ou doit-on plutôt employer ce terme au pluriel ? A travers les échanges de pharmacopées, la thèse doit permettre de mieux comprendre les interactions entre les différents groupes socioculturels qui vivent

ensemble en Guyane française, ainsi que les connexions entre des pratiques et des savoirs très locaux et d’autres qui circulent à de plus larges échelles (régionale, amazonienne, pan-tropicale).

 Le contexte migratoire favorise-t-il une plus grande socio-biodiversité ? Quel est l’impact de la distribution des groupes sur la distribution des espèces médicinales et leurs usages ? Cette thèse visera également à essayer de comprendre les mécanismes de sélection et de diffusion de nouvelles espèces médicinales et apporter une contribution nouvelle aux différentes théories ethnobotaniques à ce sujet (diversification, genre…) qui seront discutées à la lumière de nos propres observations. Aussi, un focus sera réalisé sur les nœuds d’échanges particuliers que sont les frontières (zones transnationales poreuses où l’on assiste à une circulation accrue de plantes) et les quartiers où se concentrent de nombreux migrants qui constituent supposément des lieux importants de diffusion d’espèces et de savoirs exogènes, et également d’hybridations de ces savoirs.

 Comment se façonnent les processus de transmission dans ces contextes particuliers ? Qui sont les principaux transmetteurs, en termes de groupes, de milieux (rural/urbain) mais également en termes d’individus (femme, âge) ? Quels sont les freins à la transmission des savoirs dits traditionnels et, au contraire, les facteurs de nouveauté ? Quelles hybridations peuvent être mises à jour dans le paysage ethno-médicinal guyanais ?

 D’où proviennent les plantes utilisées par les Guyanais du littoral, où se concentre la majeure partie de la population ? Quelle est la part de plantes cultivées et d’espèces cueillies, et à quoi répond cette différenciation entre domestication et collecte sauvage ? Quelle est l’importance et le mode d’organisation des réseaux d’échanges entre individus ? Quel est le rôle des marchés

 Quels sont les liens qui apparaissent entre la, les, phytothérapie(s) et la biomédecine ? Comment s’organisent les ponts entre les différents types de médecine dont disposent les habitants. Globalement, quelles sont les stratégies de soin mises en œuvre par les habitants du littoral guyanais ?

Pour répondre à ce large ensemble de questions de recherche, un plan en deux temps a été choisi. Il semblait essentiel, tout d’abord, de restituer aux lecteurs une synthèse de la globalité des données obtenues durant le terrain afin de pouvoir ensuite interroger plus

en profondeur les différentes formes circulatoires qui en découlent ou s’agencent en arrière-plan23:

 Partie I : Etat des lieux actuel des pharmacopées du littoral guyanais

Après avoir fait la revue des résultats généraux, en termes de personnes interrogées et d’espèces mentionnées, nous commencerons ici par apporter des précisions importantes sur un certain nombre de concepts ethnomédicinaux guyanais, indispensables sans doute à la bonne compréhension de la suite de l’exposé des résultats. En effet, ensuite seront détaillées les maladies soignées par les plantes sur le littoral guyanais : les principales catégories nosologiques citées comme étant traitées par les plantes ainsi que certaines « maladies culturelles » importantes sur lesquelles un focus sera opéré. Nous verrons que si certains syndromes sont propres à une communauté particulière, d’autres sont au contraire transversaux à plusieurs d’entre elles. Dans tous les cas, ce travail d’anthropologie médicale apportera un regard neuf sur les ethnomédecines locales, cherchant à en comprendre les dynamiques, et permettra d’offrir aux chercheurs et aux professionnels de la santé une bien meilleure compréhension de certains syndromes ne correspondant pas aux standards de la biomédecine. Aussi, la mixité des parcours de santé et des itinéraires de soin sera mise en lumière de façon à comprendre un peu mieux la façon dont se construisent les allers-retours entre la biomédecine et les médecines populaires.

Ensuite viennent les modes de soin et de préparation observés et documentés sur le terrain. S’appuyant sur les nombreux entretiens réalisés, les modes de traitement et les formes d’administration des remèdes en usage aujourd’hui en Guyane sont aussi finement documentés. Comment fonctionne une purge, quelles sont les principales fonctions des bains, comment préparer un thé réchauffant ou au contraire une tisane rafraîchissante ? C’est à tout cela que répondra ce chapitre en détaillant pour chaque type de remède les principales espèces utilisées, les principales formes de préparation ainsi que la logique explicative – ethno-médicinale – sous-jacente. Un focus sera opéré sur un certain nombre de traitements encore mal documentés d’un point de vue ethnographique, en particulier les alcoolatures amères, les bains de feuillages ou encore les préparations purgatives, en faisant ressortir pour chacun d’entre eux la diversité des origines médicales qui les composent dans le contexte de créolisation historique de la société guyanaise.

23 Bien sûr ces deux temps ne sont pas dichotomiques et, dans la première partie, un regard sur les aspects dynamiques (influences diverses, hybridations…) de chaque objet abordé (pharmacopée, ethnomédecine, modes de soins) a été apporté.

 Partie II : La circulation des plantes et des savoirs phyto-médicinaux

Dans la seconde partie, seront soulevées et analysées les questions de circulations et de flux ethnobotaniques. Nous reviendrons d’emblée sur la question des origines géographiques des espèces utilisées localement – déjà abordée en introduction – afin de discuter des circulations en cours actuellement, en présentant les principaux flux et nœuds d’échange qui participent à la construction des pharmacopées actuelles. Une cartographie des flux ethnobotaniques actuels sera réalisée afin de mettre en lumière les canaux de diffusion des plantes médicinales. Cela nous permettra d’introduire et de discuter la notion d’« hétérogénéité » qui semble être un concept explicatif intéressant pour appréhender les différences de pratiques entre les habitants.

Ensuite nous nous intéresserons aux modalités d’approvisionnement des plantes médicinales qui sont en perpétuelle transition, s’adaptent aux changements de société, et sont finalement le reflet du dynamisme des pharmacopées. Un regard particulier sera porté notamment sur les pratiques de collecte de plantes sauvages qui constituent une part prépondérante des espèces médicinales localement employées.

Enfin, les processus de transmission et d’hybridation seront finement décortiqués (qui sont les groupes les plus émetteurs de savoirs, les plus récepteurs ? Quels sont les échanges inter-groupes privilégiés ? Dans quelle mesure les différentes communautés échangent entre elles ; et qu’en est-il de la transmission de ces savoirs et de leur vivacité actuelle ? Quelles sont les pertes éventuelles, mais aussi les nouveautés liées à des hybridations contemporaines ?) notamment à l’aide de l’outil statistique.