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b) Groupes d'appartenance et langues parlées

Au regard de la très forte hétérogénéité culturelle qui caractérise la Guyane, il nous a semblé essentiel de représenter de la façon la plus large possible les différentes communautés présentes sur le littoral guyanais. En partant du postulat selon lequel cette très forte interculturalité influence les savoirs et les pratiques de phytothérapie qui s’échangent dans ces espaces, il est apparu évident que faire transparaître cette mosaïque de populations à travers notre échantillon est une condition indispensable pour obtenir une lecture limpide, sincère et relativement objective des pharmacopées utilisées en Guyane. C’est donc dans cette perspective pluraliste que nous avons cherché à construire un échantillon d'informateurs le plus diversifié possible en termes d'origines et de groupe socio-culturels d'appartenance, tout en étant conscient qu’interroger quelques centaines de personnes demeure relativement insuffisant pour espérer tirer des conclusions totalement indiscutables à l’échelle d’une population de plusieurs centaines de milliers d’habitants, en particulier lorsque le contexte multiculturel induit une multiplicité de communautés pour lesquelles il aurait été impossible en si peu de temps d’interroger plusieurs centaines de personnes dans chaque groupe.

Les individus ont été « rangés » dans ces groupes en fonction de la ou des langue(s) de première socialisation déclarée(s), du lieu de naissance, et de l'identité culturelle à laquelle les individus disent eux-mêmes se rattacher principalement (le sentiment d'appartenance). Dans un souci d'affinage des données et afin d'obtenir une meilleure visibilité de la composition ethno-culturelle de l’échantillon d'informateurs, il a parfois fallu faire des choix arbitraires afin de placer les enquêtés dans une « case » plutôt que dans une autre en dépit de leur propre sentiment d'appartenance déclaré lorsque celui-ci était jugé trop ambigu (« international », « citoyen du Monde » …) ou lorsqu’ils nous faisaient part d’un sentiment d’appartenance identitaire multiple. Comme ailleurs (Petit, 1998), beaucoup de personnes rencontrées s’identifient à plusieurs groupes d’appartenance : identité propre au pays d’accueil et au pays d’origine pour les migrants, à celle(s) des parents qui peut différer de celle des enfants, du conjoint, etc). Ceci dit, je suis bien conscient que les Guyanais ne peuvent être réduits chacun à une seule identité culturelle et que ce type de découpage, même s’il s’avère bien commode, constitue une des limites évidentes à ce type de travail ethnologique.

En tous, 209 entretiens ont été réalisés - dont 205 entretiens ont été retenus32 - dans 15 communes du littoral guyanais et auprès d’habitants s’identifiant à 19 groupes d’appartenance culturelle distincts (identifiés dans le texte par un code à trois lettres) : Aluku (alk), Brésiliens (brl), Créoles antillais (kra), Créoles guyanais (krg), Créoles haïtiens (krh), Créoles réunionnais (krr), Créoles du Suriname (krs), Dominicains (dmn), Galibi-Marworno (glb), Guyaniens (gya), Kali’na (kla), Karipuna (kpa), Métropolitains (mtp), Ndjuka (ndk), Paamaka (pka), Palikur (plk), Péruviens (prv), Saamaka (ska) et Saint-Luciens (slu). Afin de retranscrire le plus fidèlement les langues vernaculaires citées dans ce manuscrit, je me suis appuyé notamment sur les travaux du Summer Institute of Linguistics dont les dictionnaires en ligne sont d’une aide précieuse33. Néanmoins, je tiens à l’avance à m’excuser auprès des lecteurs pour les éventuelles coquilles qui pourraient malgré tout être relevées dans la retranscription des nombreux témoignages relevées en langues étrangères.

Ainsi, tout d’abord, ce sont quatre groupes amérindiens qui ont été rencontrés et interrogés au cours de cette enquête (Kali’na, Karipuna, Galibi-Marworno, Palikur). Les amérindiens Kali’na, de la famille linguistique karib, (ils sont d’ailleurs également appelés Caribs en anglais et parfois Karib, Caraïbes34 voire par déformation Galibi – à ne pas confondre d’ailleurs avec les Galibi-Marworno, dont nous parlerons plus bas), nom aujourd’hui désuet mais encore utilisé dans le langage populaire et présent dans la littérature ancienne), estimés à une trentaine de milliers de personnes (Silberstein, 2002), sont dispersés sur la frange littorale du Plateau des Guyanes, de l’Amapà (Brésil) au Venezuela. En Guyane, ils constituent le groupe amérindien le plus important numériquement, comptant approximativement 3 000 individus (Davy, 2007). Les communautés kali’na – appelées généralement « villages » – sont localisées essentiellement sur le littoral ouest, sur les communes de Kourou (villages de l’Anse et de Kuwano), d’Iracoubo (Bellevue, Flèche, Moucaya), de Saint-Laurent-du-Maroni (Paddock, Petit-Paradis, Terre-Rouge, Espérance et Prospérité) et d’Awala-Yalimapo. Les Kali’na de Guyane maintiennent certaines pratiques traditionnelles amérindiennes (agriculture sur brûlis, artisanat, chamanisme, cérémonies de lever de deuil, percussions sampula…) et ont un usage quotidien de leurs langues, qui agissent comme de véritables marqueurs

32 En effet, quatre personnes, seules représentantes de leurs communautés (un Hmong, un Chinois, un Camerounais et un Arawak), ont été retirées de l’échantillon dans un souci de représentativité.

33 Concernant les noms de plantes dans les langues du Suriname, je me suis également aidé de l’index des noms vernaculaires élaboré par van’t Klooster (2003). Un travail d’homogénéisation reste néanmoins à faire.

34 Ils conquirent en effet une partie de l’arc antillais durant la période précolombienne, d’où le nom Caraïbes qui désigne aujourd’hui l’archipel (Bérard et al., 2016).

identitaires et de fierté culturelle (Collomb et Tiouka, 2000). Les Palikur, ou Pahikwene selon leur autodénomination, sont les descendants de clans alliés ayant survécu à la colonisation provenant de la région comprise entre l’estuaire de l’Oyapock et celui de l’Amazone (Grenand et Grenand, 1987 ; Passes, 1998, 2002). Ils appartiennent à la famille linguistique arawak (Grenand, 2009) et leur population s’élevait au début des années 2000 à 1640 individus (Grenand, 2002), dont 800 environ en Guyane française et les autres se répartissant dans le nord-ouest de l’Etat de l’Amapà au Brésil, dans le bassin de l’Urucauà précisément. En Guyane, ils habitent essentiellement dans les communes de Saint-Georges de l’Oyapock (essentiellement dans les quartiers quasiment mono-ethniques d’Espérance 1 et 2) et de Tonate-Macouria (villages de Kamuyene et de Norino), et dans une moindre mesure à Cayenne, à Roura (village Favard) et à Régina. Si la langue palikur (aussi appelée pahikwaki) est encore assez largement parlée (concurrencée par deux langues véhiculaires : le créole guyanais et le brésilien) et que l’exogamie clanique semble encore privilégiée, les Palikur ont tout de même abandonné bon nombre de coutumes et de croyances sous l’influence des mouvements évangélistes brésiliens (Davy, 2007). Originaires majoritairement de la région du fleuve Uaça, dans l’actuel Etat fédéré brésilien de l’Amapà, les Galibi-Marworno sont considérés comme un peuple indigène au Brésil, tout en étant descendants à la fois de populations amérindiennes anciennes (Arua et Maraon) et d’un métissage entre des populations créoles et saamaka (du temps ou l’Amapà était française) et des commerçants brésiliens venus s’installer dans la région. Côté brésilien, le principal village d’implantation des Galibi-Marworno est Kumarumã (qui abrite environ 2000 personnes) suivis de quelques autres petits villages voisins. Une petite communauté de Galibi-Marworno habite en Guyane, et plus particulièrement à Saint-Georges de l’Oyapock, tout en continuant à effectuer des allers-retours réguliers avec leurs villages d’origine. La langue officielle des Galibi-Marworno est le kheuòl35 ou patoa, considéré comme une des langues indigènes au Brésil, qui se rapproche beaucoup du créole guyanais dont il partage la genèse historique. Enfin, Les Karipuna du Brésil sont estimés à environ 2400 individus (FUNASA, 2010) installés pour l’essentiel le long du fleuve Curipi et Juminã au Brésil. Ce groupe s’est formé dans la deuxième moitié du 19ème siècle de la rencontre entre des réfugiés amérindiens provenant d’ethnies diverses et des rescapés de la révolte de Cabanagem36. Ce groupe (et l’ethnonyme associé) a été

35 Communément appelé lanc patuà par ses locuteurs, il s’agit selon la dénomination officielle (Ferreira, 2010) de l’Amazonian French Créole (AFB).

36 Il s’agit d’une succession de révoltes violentes menées par des peuples amérindiens, des esclaves affranchis et des métis, au 19ème siècle, dans la région de l’Amazone. La répression sanglante menée par les propriétaires terriens fut à l’origine d’un exil massif de rescapés vers d’autres régions du Brésil.

officialisé en 1927 (Tassinari, 2003) et a pour langue maternelle, à l’instar des Galibi-Marworno, le patoa dérivé du créole à base française qui était alors parlé dans toute la région avant le contesté…

Quatre groupes de Noirs Marrons37, ou Businenge38, ont été interviewés : des Aluku, des Ndjuka39, des Paamaka et des Saamaka. Si ces derniers se distinguent des autres groupes, d’un point de vue linguistique, par leur créole comprenant un important vocabulaire d’origine portugaise (Alby et Léglise, 2007)40, les Marrons ont tout de même une histoire relativement commune puisqu’ils descendent tous d’esclaves ayant fui les plantations hollandaises du Suriname, aux 17ème et 18ème siècles (Price et Price, 2008) et s’étant assez vite constituées en communautés forestières autonomes, principalement au bord des fleuves Maroni, Saramaka, Tapanahony et Cottica au Suriname et sur le Maroni-Lawa en Guyane (Fleury, 2018; Moomou, 2002). Leur population totale est aujourd’hui estimée à près de 100 000 personnes en Guyane (Price, 2018). Lors des premières ruées aurifères, des piroguiers marrons – surtout des Saamaka – sont venus s’installer dans les différents bourgs-comptoirs afin d’acheminer les travailleurs et les marchandises dans l’intérieur (Mam-Lam-Fouck et Anakesa, 2013 ; Price et Price, 2003), expliquant la présence ancienne de noyaux familiaux aujourd’hui largement métissés sur l’ensemble du littoral. Par la suite, les grands travaux d’infrastructure de la seconde moitié du 20ème siècle (Centre Spatial Guyanais, barrage de Petit-Saut, projets immobiliers, hôpitaux) ont motivé la venue de nombreux travailleurs businenge dans les principales villes côtières de Guyane. La guerre civile au Suriname entre 1986 et 1992 a ensuite forcé des milliers de Ndjuka du Suriname – parmi d’autres populations - à fuir et à s’installer dans l’ouest guyanais (Bourgarel, 1990). La ville de Saint-Laurent du Maroni, située dans l’estuaire du fleuve Maroni est aujourd’hui majoritairement habitée par des Businenge dans des quartiers quasiment-monoethniques (Léobal, 2013) et des hameaux situés sur les berges du fleuve ou le long des routes départementales menant à Mana et Iracoubo. De plus en

37 Probablement de l’espagnol ancien « cimarron » qui désignait le bétail échappé dans les bois (Price et Price, 2008).

38 Signifie littéralement « Nègre des bois », expression utilisée jadis péjorativement par le pouvoir colonial mais aujourd’hui plutôt largement revalorisé par une forte charge identitaire (Dupuy, 2002).

39 Ceux-ci sont également appelés Aukaans ou Okanisi sama au Suriname, du nom de la plantation d’Auca où fut signé le 10 octobre 1760 un traité de paix définitif entre les colons hollandais et les Ndjuka.

40 Cette particularité s’explique par le fait que leurs ancêtres étaient esclaves sur des plantations appartenant à des Juifs portugais ayant fui le Brésil pour se réfugier au Suriname durant la période de l’Inquisition (Price et Price, 2008).

plus de jeunes Noirs-Marrons viennent travailler ou étudier à Cayenne ou partent en métropole ; ils continuent néanmoins à entretenir des liens forts avec leurs communautés villageoises d’origine (Collomb et Jolivet, 2008).

Le groupe des Créoles guyanais est par définition un groupe cosmopolite. En effet, au-delà du « syncrétisme originel » (Whittaker, 2002) qui lui a d’abord donné naissance durant la période coloniale, il n’a cessé d’ « absorber » ensuite d’autres populations migrantes, en particulier celles en provenance des Petites Antilles dont la venue avait pour moteur principal l’industrie aurifère41 (Stroebel, 1999; Jolivet, 1993, 1982; Orru, 2001). D’autres groupes, créoles et non créoles, tendent à s’agréger à ces Créoles de Guyane, en adoptant la langue créole guyanaise et un certain nombre de codes culturels propres à cette communauté. Ces stratégies de « conversions identitaires » (Boyer, 2015) peuvent s’expliquer par le fait que les Créoles constituent, d’un point de vue politique et socio-économique, un groupe dominant dans la société guyanaise et qu’il peut être perçu opportun par certains individus souffrant de discriminations d’intégrer cette créolité dans une optique d’intégration sociale42 (Hidair, 2008; Jolivet, 1997a; Laëthier, 2007; Lipiansky, 2000). C’est le cas par exemple des Haïtiens de Guyane qui forment aujourd’hui un groupe créole d’importance en Guyane. En effet, pour des raisons d’instabilité conjoncturelle ou climatique, Haïti a connu de très importants mouvements d’émigration ces dernières décennies , donnant lieu à l’émergence d’un véritable « territoire de la dispersion » (Audebert, 2011b) : pour une population estimée à quasiment 11 millions d’habitants43, la diaspora haïtienne (krh : moun dyaspora), au sujet de laquelle plusieurs travaux récents ont été publiés (Audebert, 2017; Granger, 2018; Handerson, 2015) totalise approximativement 2,5 millions de personnes44 répartis majoritairement en Amérique du

41 On estime à plus de 10 000 (Nicolas, 2016) le nombre d’orpailleurs en provenance des Petites Antilles qui ont « peuplé » l’intérieur guyanais entre la fin du 19ème siècle et la moitié du 20ème

siècle, comme en témoignent encore les noms de nombreux villages éphémères aujourd’hui disparus qui figurent encore sur bon nombre de cartes. La majorité étaient des « sujets » britanniques originaires de l’île de Sainte-Lucie qui subissait de plein fouet la crise sucrière. Aujourd’hui, une majorité de Créoles guyanais ont des ascendants antillais en lien avec cette période de l’histoire guyanaise et le créole antillais est d’ailleurs encore largement parlé dans l’ouest ou dans les villages de l’intérieur.

42 De telles stratégies de « flexibilité identitaire » ont également pu être décrites ailleurs et peuvent aujourd’hui être considérées comme classiques (Boyer, 2015 ; Kastersztein, 1998 ; Lipiansky, 2000).

43 D’après l’Institut Haïtien de la Statistique : http://www.ihsi.ht/produit_demo_soc.htm

44 Il est courant en Haïti de parler de la diaspora extérieure comme du « 10ème département », le pays en comptant neuf.

Nord, en République Dominicaine et en Europe et dans une moindre mesure dans les autres iles antillaises et en Amérique Latine (Audebert, 2017). En Guyane, l’immigration haïtienne, en provenance principalement du sud du pays, de la région d’Aquin-Cayes, a commencé de façon plutôt anecdotique dans les années 196045 puis s’est subitement accélérée dans les années 1970 aux heures les plus sombres de la dictature Duvalier46 pour finalement se maintenir de façon plus ou moins constante jusqu’à maintenant (avec quelques pics liés aux différentes crises socio-politiques qui ont secoué le pays ou au tragique tremblement de terre de 201047) et atteindre de nos jours une population estimée de plus de 25 000 individus, soit la principale communauté immigrée de Guyane (Granger, 2018). Cet apport démographique continue indéniablement à co-construire la créolité guyanaise à travers un certain nombre d’influences culturelles majeures48, même si pour l’instant les Haïtiens de Guyane sont encore confrontés à des problèmes d’intégration importants (Calmont, 1993 ; Laëthier, 2011) et à des conditions de vie souvent précaires (Auburtin, 2006).

A côté des Haïtiens, d’autres migrants s’approprient peu à peu l’espace guyanais. Des Brésiliens (brl) notamment, entendons par là les Brésiliens non amérindiens au sens de la FUNAI49, provenant pour la plupart des états voisins de l’Amapà et du Parà (mais certains viennent de plus loin, de l’Amazonas, du Maranhão voire même du Cearà). Durant la période contemporaine, des vagues d’immigration brésilienne ont régulièrement apporté à la Guyane une main-d’œuvre nécessaire à ces chantiers, à l’occasion notamment de grands travaux tels que ceux du Centre Spatial Guyanais ou du barrage de Petit-Saut (Piantoni, 2009). Cette migration de travail a également permis à une importante communauté brésilienne50 de se constituer graduellement en Guyane. Celle-ci est estimée à à peu près à 10 000 individus en situation régulière et à peu près autant en situation

45 Les premiers Haïtiens de Guyane se sont installés entre 1963 et 1965 sous l’initiative d’un entrepreneur français qui voulait y développer la culture du vétiver (Calmont, 2007).

46 De quelques 500 entrées en 1974, on passe à près de 1.000 en 1976 puis le flux se stabilise à environ 2.000 entrées par an jusqu’en 1985, avec approximativement à cette date 18 à 20.000 Haïtiens - soit près d’un cinquième de la population guyanaise totale (Calmont, 2007)

47 Le séisme du 12 janvier 2010, de magnitude 7.3, a fortement touché la capitale Port-au-Prince et ses alentours et fait plus de 300 000 morts et des centaines de milliers de blessés et de sans-abris.

48 La popularité de la musique konpa en Guyane, déjà, et les nombreuses échoppes de bannann pézé (bananes plantain frites) qui rentrent peu à peu dans les mœurs culinaires de l’ensemble des Guyanais en sont des exemples flagrants.

49 La « Fondation Nationale de l’Indien », littéralement, dont la mission est d’assurer la protection des droits autochtones au Brésil.

irrégulière (Piantoni, 2011). Des migrants créoles surinamais (krs) ont également pu être interrogés, qu’il s’agisse de Coolies (nom donné aux descendants d’Indiens engagés comme travailleurs libres après l’abolition de l’esclavage – Hoefte, 1998), de Javanais (une importante communauté javanaise est établie au Suriname dont les premiers membres furent débarqués par les Hollandais à la fin du 19ème siècle dans la même visée que les coolies – Maison, 2009) ou de Nengre (nom donné au Suriname aux Créoles descendants d’esclaves). Enfin, la Guyane se trouve sans doute dans une certaine mesure « en voie de sud-américanisation » (Granger, 2008) avec, en plus de l’immigration brésilienne déjà évoquée, l’émergence de communautés migrantes en provenance d’autres pays latino-américains, notamment en ce qui concerne les personnes que nous avons enquêtées, de la République Dominicaine (dmn) et du Pérou (prv). Enfin, les Métropolitains désignent en Guyane les habitants originaires de France hexagonale, dont certains sont installés en Guyane depuis très longtemps (et ont intégré le processus de créolisation) et d’autres sont présents dans le cadre d’une migration professionnelle temporaire - notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la recherche ou encore des forces armées (Thurmes, 2006).

De nombreuses langues ont été entendues et transcrites durant cette enquête (tableau 1), en accord avec la diversité culturelle des personnes interrogées. Si « seulement » 10 « langues de France » sont comptabilisées en Guyane51 - six langues amérindiennes (l’arawak, le kali’na, le pahikwene, le wayana, le wayampi et le teko), le créole guyanais, deux créoles businenge (le nenge tongo52 et le saamaka) -, une vingtaine de langues y sont cependant parlées par plus de 1 % de la population (Alby et Léglise, 2007) : il s’agit des six langues amérindiennes précédemment mentionnées, de 5 créoles à base française (le créole guyanais, le créole haïtien, le créole martiniquais, le créole guadeloupéen et le créole saint-lucien), 4 créoles à base anglaise (dont les trois variétés de nenge tongo : aluku, ndjuka et paamaka, ainsi que le sranan tongo ou créole du Suriname), un créole à base anglaise partiellement relexifié en portugais (le saamaka), cinq langues européennes s’inscrivant dans des variétés dialectales particulières (le français de Guyane, le portugais du Brésil, le néerlandais du Suriname, l’anglais du Guyana et l’espagnol dominicain). Parmi toutes ces langues, cinq d’entre elles occuperaient le statut de langues véhiculaires : le

51 Au sens du rapport Cerquiglini (2003). Il s’agit de langues « pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un Etat par des ressortissants de cet Etat qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population […] différentes de la (les) langues(s) officielle(s) de cet Etat […] et non-officielles dans un autre pays que la France ».

52 Pour lequel il existe trois variétés dialectales : l’aluku, le ndjuka et le paamaka (Léglise et al., 2013).

français (qui est, par ailleurs, la seule langue officielle du territoire), le créole guyanais, le nenge tongo, le sranan tongo et le portugais du Brésil (Léglise, 2004)53. Enfin, il est à noter que le plurilinguisme en Guyane n’est pas une somme de monolinguismes comme pourrait le suggérer le cliché commun « une communauté = une langue » mais une situation pleinement plurilingue dans la mesure où une grande partie de la population est locutrice de plusieurs langues parlées en fonction de stratégies contextuelles complexes (Alby et Migge, 2007). En outre, beaucoup de personnes interrogées (notamment les plus âgées, celles n’ayant pas été scolarisées et celles issues de migrations récentes) ne parlaient pas le français ; les entretiens correspondants ont été effectué le plus souvent en créole guyanais ou en nenge tongo (avec la collaboration d’une interprète ndjuka : Clarisse Ansoe54).

Les mots et les citations originales provenant d’une langue étrangère sont laissées dans le texte pour le lecteur, suivis d’un indice à trois lettres respectant le code indiqué dans le tableau 1. Un certain nombre de termes culturels spécifiques sont explicités en note de bas de page et se retrouvent également parfois dans le glossaire (annexe 1). Les espèces citées dans le texte sont suivies entre parenthèse du ou des nom(s) vernaculaire(s) dans la ou les langue(s) où elles ont été citées pour chaque usage correspondant, ainsi que le code correspondant à cette ou ces langue(s).

Tableau 1 : Liste des 16 langues parlées par les informateurs durant l’enquête et indices à trois lettres correspondant à chacune d’entre elles :

Langues Codes

créole guyanais krg

créole antillais kra

créole haïtien krh créole réunionnais krr français frn hmong hmg sranan tongo srn ndjuka ndk

53 On remarque néanmoins une différence nette entre les langues parlées majoritairement dans l’ouest (français, nenge tongo, sranan tongo, créole guyanais), sur le centre-littoral (français, créole guyanais) et dans l’est (français, portugais du Brésil, créole guyanais).

aluku alk

saamaka ska

kali’na kla

palikur plk