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R ESULTATS ET DISCUSSION

I. E TAT DES LIEUX CONTEMPORAIN DES PHARMACOPEES DU LITTORAL GUYANAIS

2. LES PRINCIPALES MALADIES ET LEURS TRAITEMENTS

2.1. De quelques concepts ethnomédicinaux transversaux transversaux

2.1.3. Une médecine sensorielle

« Il existe deux qualités [« variétés » en créole] de lanver, le rouge et le blanc [respectivement Eleutherine bulbosa et Maranta arundinacea]. Le rouge est

plus fort, et il est bon pour le sang. On l’utilise pour soigner la tension, les coups qui t’ont laissé du sang caillé en dedans. Le blanc lui est plutôt recommandé pour lenflamasyon à l’intérieur, car il te refait pisser blanc. » Femme d’origine

créole guyanaise, 79 ans, Cayenne.

Cette citation extraite d’un entretien à Cayenne permet de saisir immédiatement ce qui est sans doute l’une des caractéristiques majeures des médecines populaires : la logique associative qui y prévaut et qui permet de créer un lien relationnel, de cause à effet, entre les particularités morphologiques, organoleptiques ou écologiques des plantes médicinales et leurs actions curatives sur certains organes ou contre certains symptômes particuliers. Ici en effet, les deux espèces en question se distinguent, selon l’informatrice, à la fois par leurs couleurs mais également par leurs effets différents sur le corps. Une correspondance symbolique est ainsi établie entre la variété rouge et ses effets attendus sur certains troubles du sang tandis que la variété blanche est plutôt connue pour éclaircir l’urine, sous-tendant de facto une analogie entre un trait physiologique de la plante (ici sa couleur) et une caractéristique physiologique de l’organisme du patient. La littérature a longtemps appelée « doctrine des signatures », théorisée par Paracelse, ce principe d’association symbolique fondé sur le principe du similia similibus curantur113 développé par Hahnemann, le père de l’homéopathie (Guitard, 1936), et que l’on retrouve dans de très nombreuses médecines populaires (Bennett, 2007 ; Dafni et Lev, 2002). Délaissant peu à peu l’idée dévalorisante d’une logique relationnelle « primitive » pour un empirisme plus rationaliste, les ethnobiologistes contemporains tendent désormais à présenter cette relation de similitude comme une aide mnémotechnique visant à faciliter la mémorisation des usages médicinaux des plantes, spécialement dans les médecines transmises par voie orale (Bennett, 2007 ; Leonti et al., 2002 ; Odonne, 2015 ; Shepard, 2004).

Ce qui est néanmoins sûr, c’est que les propriétés organoleptiques des plantes (odeur, saveur, couleur, morphologie) jouent un rôle fondamental dans la sélection et la classification des plantes médicinales au sein de nombreuses cultures (Ankli et al., 1999 ; Berlin et al., 1996 ; de Medeiros et al., 2015 ; Heinrich et al., 1998 ; Shepard, 2008 ; Leonti et al., 2002 ; Molares et Ladio, 2009 ; Odonne, 2015, 2017 ; Pieroni et Torry, 2007 ;

113 Par opposition à l’axiome hippocratique « contraria contrariis curantur » selon lequel ; littéralement, « les contraires se guérissent par les contraires ».

Shepard, 2004 ; Waldstein, 2006). Des travaux récents ont montré que la distribution des taxons médicinaux au sein des pharmacopées n’était ni imputable directement à l’abondance des espèces (Moermann et Estabrook, 2003 ; Weckerle et al. 2011) ni dûs au hasard puisqu’ils sont souvent rassemblés au sein de groupes taxonomiquement proches (Saslis-lagoudakis et al., 2012).

On sait que les plantes croissant en milieu ouvert (friches, jardins) sont souvent des espèces privilégiant des mécanismes de défenses qualitatifs114 basés sur la production de molécules aux activités biologiques élevées telles que les terpènes et les alcaloïdes115 qui jouent un rôle de protection contre les pathogènes ou les prédateurs tout à fait crucial dans leur survie (Ames et al., 1990 ; Billing et Sherman, 1998 ; Jadhav et al., 1981). Or, ces plantes très actives pharmacologiquement sont également celles qui sont le plus employées dans de nombreuses pharmacopées (Leonti et al., 2013 ; Stepp et Moerman, 2001 ; Voeks, 2004), illustrant le pragmatisme des médecines populaires qui savent mettre à profit les défenses naturelles des plantes dans la mise en œuvre des soins thérapeutiques humains116, dans une forme d’interaction co-évolutive tripartite Hommes-plantes-pathogènes (Etkin, 2003). Cette sélection empirique se serait même accompagnée d’une adaptation bioculturelle de certaines populations à l’amertume par exemple, pour laquelle un tropisme particulier s’est développé (Powell et al., 2013). C’est ce qu’évoque également Shepard (2004) à travers le concept de Sensory Ecology : les caractéristiques organoleptiques de plantes (comme l’amertume), liées à leurs mécanismes de défenses chimiques et leur permettant de résister au stress de prédation permettent en retour aux humains de les identifier comme des espèces potentiellement médicinales. Cette évolution bio-culturelle génère ainsi une relation à double-sens qui

114 Ces milieux riches en ressources (lumière, nutriments) favorisent en effet une stratégie d’acquisition de ces ressources par les plantes (plantes pionnières, adventices, rudérales, herbacées) qui ont ainsi tendance à pousser rapidement. Ces espèces capitalisent donc dans la production de systèmes défensifs peu énergivores que sont les métabolites secondaires de petits poids moléculaires, aux propriétés anti-fongiques, anti-bactériennes ou anti-parasitaires.

115 De l'allemand Terpen signifiant térébentine, les terpènes sont une classe d'hydrocarbures produits par de nombreuses plantes et ayant souvent des propriétés odoriférantes. Les alcaloïdes sont des molécules à bases azotées, très majoritairement d'origine végétale. Les plantes contenant beaucoup de ces substances se caractérisent souvent par un goût amer (Ankli et al., 1999 ; Brieskorn, 1990 ; Drewnowski, 1997).

116 Ceci en dépit du mécanisme instinctif de rejet envers les plantes amères notamment. En effet, ces espèces produisant une grande quantité de molécules bio-actives sont également caractérisées, le plus souvent, par des propriétés organoleptiques particulières (odeur et saveur notamment) leur permettant en retour d’être détectées par les animaux qui les évitent instinctivement.

place mécaniquement les plantes riches en molécules bio-actives comme prééminentes dans de nombreuses flores médicinales, en même temps qu’elles sont souvent cultivées ou poussent dans des zones anthropisées (donc à proximité des Humains) où elles sont parfois préservées, ce qui renforce l’idée d’une co-évolution.

Nos travaux semblent corroborer ce constat, à l’échelle de la Guyane, de l’importance de l’expérience sensible et sensorielle (à travers les goûts, les couleurs et l’olfaction) dans la sélection des espèces végétales thérapeutiques : certaines propriétés organoleptiques des plantes sont très clairement mentionnées par de nombreux informateurs comme le signe de leurs propriétés médicinales et semblent justifier leur présence privilégiée dans les pharmacopées. Ainsi, les genres botaniques les plus couramment cités (Plectranthus,

Lippia, Citrus) regroupent des espèces effectivement caractérisées par leurs qualités

organoleptiques singulières (odeur et goût notamment). La perspective sensorielle est donc manifestement aussi une réalité ethno-médicinale guyanaise, qu’il convient de développer plus finement sous ses différentes facettes : les saveurs, les odeurs et les couleurs.