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R ESULTATS ET DISCUSSION

I. E TAT DES LIEUX CONTEMPORAIN DES PHARMACOPEES DU LITTORAL GUYANAIS

2. LES PRINCIPALES MALADIES ET LEURS TRAITEMENTS

2.1. De quelques concepts ethnomédicinaux transversaux transversaux

2.1.2. Une médecine humorale

La perspective étiologique humorale est une conception relativement universelle considérée par certains auteurs comme la principale théorie explicative de santé dans le monde (Foster, 1994 ; Foster et Anderson, 1978). En Amérique latine notamment, elle exerce une influence considérable sur les modes de représentations du corps, de la maladie et des modes de soins (Foster, 1987 ; Helman, 2007). Si certains y voient clairement un héritage néo-hippocratique tiré de la médecine galénique100 des premiers arrivants européens qui s’est adaptée au contexte socio-environnemental tropical (Currier, 1966 ; Foster, 1994, 1987, 1984 ; Grenand et al., 2004 ; Logan, 1977 ; Mathews, 1983 ; Molony, 1975 ; Peeters, 1979), d’autres considèrent au contraire qu’il s’agit d’un héritage précolombien indéniable (Bastien, 1985 ; Colson et de Armellada, 1983 ; de Montellano, 1975 ; Messer, 1987). On pourrait aussi estimer, dans une posture sans doute plus neutre, que ces phénomènes explicatifs aient également pu être convergents à partir de sources distinctes (Benoît, 1997). Notre propos ici n’est pas de rentrer dans ce grand débat d’idées, mais plutôt de montrer le caractère vivant de cette pensée explicative, encore très actuelle en Guyane aujourd’hui ; après qu’elle eut « régné sur toute l'histoire de la civilisation occidentale depuis des siècles, sur la médecine, la biologie, la philosophie, la cosmologie et même la géographie et l'astronomie » (Thivel, 1997 ; p. 85). Comme l’indique Vernon (1992 ; p. 13) : « Parmi les explications causales des affections

on note l’importance du froid : c’est l’élément central de l’opposition chaud-froid dans les Antilles et les ex-colonies françaises ». En tant que principe étiologique, cette notion de

« chaud » et de « froid » semble se transmettre essentiellement à travers les représentations et les pratiques de soins familiales (Benoît, 1997 ; Taverne, 1991) et peut être défini différemment, d’un groupe culturel à l’autre, même au sein d’une même société (de Montellano, 1975 ; García-Hernández et al., 2015). En Guyane, ce cadre conceptuel continue, malgré ses contradictions avec le système de représentations biomédical, à constituer une norme médicale signifiante chez les jeunes guyanais (Tareau et al., 2017).

Selon la théorie des « humeurs » d’Hippocrate (Thivel, 1997), celles-ci sont des fluides corporels internes (au nombre de quatre : le sang, le phlegme ou pituite, la bile et la bile

100 Se basant sur la similarité des mécanismes explicatifs, des thérapeutiques et du vocabulaire entre la médecine humorale savante des 17ème, 18ème et 19ème siècles et les conceptions nosologique, étiologique et thérapeutique créoles (Benoît, 1997).

noire ou atrabile101) dont un état d’écoulement normal (vitesse d’écoulement, quantité, densité) garantit un équilibre vital et une bonne santé générale et dont la perturbation, à contrario (notamment à cause d’un excès de « chaud » ou de « froid », qui doivent être appréhendées, non pas comme des températures objectivement mesurables mais comme des états symboliques pouvant varier selon les représentations collectives 102) est considéré comme un facteur causal de maladie majeur. Dans cette perspective, en effet, deux grands types de maladies peuvent survenir : celles liées à un excès pathologique de « chaud » dans l’organisme (lenflamasyon, en créole) et celles résultant d’une atteinte brutale de « froid » (krg : frédi, enpridans ; ndk : koo siki), considérée comme potentiellement agressive et dangereuse pour le corps103. La thérapeutique humorale consiste donc d’une part à chercher à éviter cet état de déséquilibre sanitaire à travers d’une part une importante prophylaxie104 et d’autre part un versant curatif basé sur le principe de guérison par les contraires : l’emploi de substances « chaudes » - dites aussi « réchauffantes » chez les Créoles - est préconisée contre les excès de « froid » et des substances « froides » -plutôt désignées comme « rafraîchissantes » - luttent contre les excès de « chaud »105. Cette conception médicale semble vraisemblablement avoir été importée très tôt par les Européens, comme l’illustre par exemple cette citation de Prudhomme (1797 ; p. 303-304), durant un voyage en Guyane effectué au cours du 18ème

siècle :

101 Cependant, au sein des sociétés créoles, il semblerait que les deux humeurs essentielles soient le sang et la bile (Benoît, 1997).

102 Comme l’écrit Benoît (2000 ; pp. 67-68) : « s’il existe une unité de pensée quant à la logique du classement, en revanche les contenus des catégories varient ». Les aliments gras, sucrés, salés, épicés, sont souvent considérés comme « chauds » dans la médecine créole, tandis que ceux qui contiennent beaucoup d’eau (concombre, pastèque, bouillon maigre) sont « froids » (on dit qu’ils « rafraîchissent »). Certains moments de la vie peuvent également être plus ou moins « chauds » ou « froids » : les enfants, les jeunes adultes et les femmes enceintes sont considérés comme « chauds » tandis que les personnes âgées ont une « disposition froide » (Peeters, 1979).

103 Chez les Créoles antillo-guyanais, on parle de « coup de froid », de « coup d’air » ou de « coup de vent » ; chez les Businenge, ont dit que le froid qui rentre dans le corps peut le faire « pourrir de l’intérieur » (Vernon, 1992) et des remèdes sont consommés régulièrement pour évacuer le « froid » hors du corps.

104 A ce sujet, Peeters (1979) décrit pour la Martiniqueun certain nombre d’interdits alimentaires et comportementaux visant sous un angle de vue humoral à éviter de tomber malade.

105 Dans la même logique, Lavergne (1989) observe qu’à la Réunion il existe des « bois chauds » et des « bois froids » dans la tisanerie des Hauts, consommés dans un souci de régulation humorale.

« La manière de vivre des nouveaux arrivés leur cause souvent des maladies

mortelles ; dès qu’ils mettent pied à terre, ils boivent avec avidité de l’eau froide, et ensuite du jus de canne (chaud) ; ils y joignent des oranges, des citrons, des pommes d’acajou ; tous ces fruits sont très froids : est-il donc étonnant qu’ils soient préjudiciables à la santé ? Il est encore des gens assez imprudents pour se coucher à l’air sur l’herbe, s’y endormir et y passer des nuits entières. Dans cet état où l’air est frais, la rosée et les exhalations de la terre les ont surpris, et il est tout simple qu’ils soient atteints de coliques et de fièvres aigues. »

Dans le cas d’une sur-accumulation corporelle de « chaleur »106 (krg : lenflamasyon107 ;

ndk : gali) le sang peut se transformer subitement et devenir sale108 (krg : disan sal ; ndk :

tjobo buulu) et conduire ensuite à d’autres complications plus ou moins graves (figure 2)

tels que des éruptions ou tâches cutanées, des troubles du foie (krg : malfwa) ou encore le diabète (kra, slu : sik ; krg : suk) dont la cause est perçue par les Créoles comme étant un excès de « chaleur sucrée » dans le sang109 :

« Quelqu’un qui a trop de chaleur en lui a ce qu’on appelle labil. Il peut s’en rendre compte parce qu’il a un goût amer dans la bouche. Même lorsqu’il éternue, tu sens l’odeur, c’est yeg [« amer »]. Il faut qu’il prenne des rafréchi car c’est très dangereux, son foie peut exploser et il commence à cracher du sang. Quand tu vois ça, c’est trop tard… Je connais des personnes qui buvaient trop de tafia et qui sont mortes comme ça… Yé trapé malfwa [Ils ont attrapé

malfa]. » Femme d’origine créole guyanaise, 80 ans, Roura.

« Le safra [Curcuma longa] c’est très chaud. D’ailleurs c’est une épice, on l’utilise aussi en cuisine. Chez nous on l’appelle tjitjima, ça vient d’Inde. Moi je prépare du sirop avec contre les refroidissements. Mais comme c’est très chaud il ne faut pas en abuser, sinon ça peut te donner des tâches, des

106 Ce que les Créoles anglophones de la Caraïbe appellent « heat » (« heat refers to the condition of the body resulting from accumulation of impurities in the blood. Remedies are called "cooling"; they "clean the blood" and purify the body. Periodic cooling is regarded as a good thing, "to make the body feel good" »; Wong, 1976 ; p. 105).

107 Du français « l’inflammation », et se prononçant pareil, bien que les sens en soient aujourd’hui fortement éloigné.

108 Sous l’effet d’une sur-accumulation de labil (krg ; « labil ») qui vient engorger le sang et les organes, « encrasser » le corps et le fatiguer (Benoît, 2000).

109 L’hybridation entre une explication de type humorale et le modèle explicatif apporté par les médecins est intéressant à observer.

boutons. Et si tu bois ce sirop tout en restant dans le froid, ou par exemple en étant pieds nus sur des carreaux [« carrelage »], tu risques de faire un « chaud et froid ». » Femme d’origine sainte-lucienne, 58 ans, Matoury.

Mais le sang peut également « bouillir » et se liquéfier110 (on dit qu’ « il se transforme en eau » : krg : « i ka fè dilo ») ce qui peut engendrer dans un premier temps des maux de tête plus ou moins forts et réguliers (car « le sang monte à la tête » ; krg : maltet, mais certains informateurs parlent aussi de « fè san », littéralement « faire du sang ») ; puis, si rien n’est fait, des troubles plus ou moins morbides (figure 2) du système circulatoire vont éventuellement apparaître (hypertension, krg : tansyon ; ndk : bulu ati; désordres cardiaques ; krg : malker ;) jusqu’à l’infarctus du myocarde (krg : atak) tant redouté (et parfois confondu, vraisemblablement, avec l’AVC ; en lien possiblement avec les nombreuse campagnes de sensibilisation de ces dernières années en Guyane) :

« Lò ou disan ka bouyi i ka koumansé monté annan ou tet. I ka frapé’w, frapé’w frapé’w… Nou ka di ki ou ka fè kèr, ou ka fè tansyon kwa. Si ou pa rivé rafréchi ou kò apré sa, i pouvé fè to tjò pété osi, i ka ba’w atak [Lorsque ton sang bouille

il commence alors à monter dans ta tête. Il te frappe, te frappe, te frappe… On dit que tu fais kèr, ou tansyon quoi. Si tu n’arrives pas à te « rafraîchir » après ça, ça peut faire ton cœur exploser aussi, ça te donne atak]. » Femme d’origine créole guyanaise, 80 ans, Roura.

Différents symptômes peuvent permettre de remarquer lenflamasyon (boutons, chaleur corporelle, sudation intense, maux de tête, nausées, des démangeaisons – krg : gratel – ou encore une sensation de « chaleur en dedans ») Cependant, d’autres facteurs peuvent favoriser un état de lenflamasyon comme une exposition trop prolongée au soleil (travaux à l’abattis, jogging…), la grossesse (qui est considérée comme un état particulièrement « chaud ») ou encore des problèmes de rétention d’eau ne permettant pas d’« éliminer la chaleur » correctement. Certains signes symptomatiques peuvent être observés comme une sueur forte (grasse et jaune) et abondante, un goût amer dans la bouche (pouvant être perçu par d’autres lors des éternuements ; krg : tousé yeg), les yeux jaunes, des nausées récurrentes et un état de grande fatigue (ataraxie). On remarque que sous

110 La lecture de certains manuels de médecine médiévale montre une grande similarité avec cette conception médicale créole. En effet, dans "Médecine domestique" (Buchan, 1783 ; pp. 478-479), il est indiqué que « le sang [peut] perdre de sa fluidité lorsque le mouvement et la chaleur qui la lui conservent sont suspendus ».

l’effet de labil, liquide jaune qui se répand alors dans les organes, la couleur jaune devient assez symptomatique d’un état d’enflamasyon :

« Lè ou ka wè slip ou ka vin jonn, ou ka swé jonn, sé lenflamasyon ki

anlè’w […] To genyen roun vyé pisé rouj. Sa pisa a santi fò [Lorsque tes

sous-vêtements deviennent jaunes111, que ta sueur est jaune, tu as lenflamasyon […] Tu as une pisse sale et rouge. Cette pisse sent fort]. » Femme d’origine sainte-lucienne, 67 ans, Rémire-Montjoly.

« Labil c’est un liquide jaune qu’on a dans le foie. C’est très amer. Mais lorsque tu es malade de lenflamasyon, que ton foie est chargé, la bile envahit tout ton corps : on en retrouve dans ta transpiration, dans ton pipi, dans ton caca. Même dans tes yeux qui deviennent jaunes ! » Femme d’origine créole guyanaise, 82 ans, Sinnamary.

Enfin, lenflamasyon peut être généralisée mais elle peut également être localisée dans un organe en particulier, comme dans les yeux (krg : lenflamasyon an zyé), dans le ventre (krg : lenflamasyon an vant) et surtout dans le foie (krg : malfwa).

Figure 2 : nosographie des désordres pathologiques liées à lenflamasyon, dans le système ethnomédicinal créole.

Dans le cas d’un passage trop rapide et brutal d'un état « chaud » à un état « froid » (krg :

lenprudans), le froid pénètre dans le corps en premier lieu par les voies respiratoires,

affectant directement les poumons (krg : lestonmak chajé) puis se bloquant éventuellement au niveau de la gorge (krg : malgòrj). S’il descend plus bas dans le ventre,

111 La récurrence symptomatique de la couleur jaune (des yeux, de la sueur, de l’urine) dans cette pathologie explique sans doute qu’elle soit également appelée jonis (« jaunisse ») en créole guyanais.

le « froid » donnera naissance à des ballonnements (krg : van) voire à des douleurs plus généralisées (krg : rimatiz). Le « froid » peut également atteindre le corps par les pieds ou les voies génitales, impliquant tout un ensemble de prescriptions et de proscriptions préventives mises en place par les ethnomédecines créoles :

« Pendant le seren*112 il faut être bien couvert. Aussi, pour ne pas faire de chaud et froid, il faut éviter de marcher pied-nu sur le carreau ou de boire de l’eau glacée quand il fait très chaud ». Homme d’origine créole guyanaise, 33 ans, Cayenne.

« Je connais quelqu’un qui est aller chercher de la viande dans son congélateur, pour la mettre à mariner, alors qu’il revenait du sport. Le coup de froid qu’il a eu a été très fort et il a fait un gros malaise. Son sang s’est glacé tout chaud. Il tremblait, il a eu de la fièvre immédiatement. On a dû l’hospitaliser puis il a pris des « thés » très chauds pendant une bonne période pour se remettre. Les gens négligent ces choses là mais il ne faut pas. C’est comme les touloulous qui rentrent dans leur voiture bien climatisée avec leur grosse robe et après avoir dansé, c’est très très mauvais ça. » Femme d’origine créole guyanaise, 45 ans, Cayenne.

« Chez nous, on ne dit pas qu’on attrape « froid », on dit que le « froid » nous attrape : koo siki. Les femmes peuvent beaucoup plus facilement se faire attraper par le « froid » mais chez les garçons le « froid » peut être irréversible. Ils ne sont pas ouverts, ils ne l’extraient pas par les règles, ça reste coincé en dedans et ça peut donner des maladies. Aussi, lorsqu’on se baigne nous les femmes, il faut le faire dans un endroit fermé pour empêcher les courants d’air et ne pas attraper un coup de « froid ». Il faut maintenir la chaleur. » Femme d’origine ndjuka, 24 ans, Rémire-Montjoly.

Cette dernière citation illustre bien le caractère agressif, offensif, du « froid ». Il faut absolument éviter d’être en contact direct ou prolongé avec lui car son entrée dans le corps est susceptible d’entraîner son pourrissement intérieur. « Le froid ronge en

dedans » en même temps qu’il entraîne des « vents » dans le corps et ralentit les organes.

D’autant plus que chez les Businenge, si on considère que les femmes sont plus fragiles que les hommes pour attraper le froid, elles peuvent en revanche l’extraire beaucoup plus facilement à l’aide de bains de vapeur vaginaux. D’où la nécessité pour les hommes de prendre constamment des remèdes pour « enlever le froid », tels que sont les bita (cf.

112 Krg. Il s’agit de la période comprise entre le coucher et le lever du soleil, durant laquelle la température est plus fraîche qu’en journée.

« Feu ! ») à base de plantes « chaudes ». Les affections des voies respiratoires – symptomatiques d’un « coup de froid » : malgòrj et lestonmak charjé en créole guyanais - peuvent être plus ou moins graves en fonction de la rapidité et de l’efficacité de leur prise en charge et sont communément regroupées sous le terme créole lagrip qui lui-même peut se dégrader et déboucher sur un état fébrile (fièvre, douleurs) appelée lafyèv par les Créoles.

Bien sûr, ceux qui vivent en métropole sont très exposés au frédi dans la mesure où le climat y est largement plus propice. Cela explique qu’à l’occasion de leurs venues « au pays », ils repartent avec de nombreuses plantes « réchauffantes » en prévision notamment de la très redoutée période hivernale :

« Lorsque je rentre en Guyane, je repars avec des feuilles de citronnelle [Cymbopogon citratus], de mélisse [Lippia alba], du sirop d’ébène [Handroanthus serratifolia] aussi, en prévision des nombreux coups de froid qu’on peut attraper durant l’hiver. Du rhum aussi, bien sûr, pour se réchauffer durant l’hiver. Et puis pour lutter contre le froid aussi, là-bas, j’ai pris l’habitude de me masser avec de la chandelle et de la muscade, ça réchauffe bien. » Homme d’origine créole guyanaise, 53 ans, résidant en métropole. « Lorsque je pars en métropole, je ramène des feuilles pour faire des thés chauds pendant l’hiver. Surtout des feuilles de citronnelle [Cymbopogon

citratus], de gros-thym [Plectranthus amboinicus] et de bois d’inde [Pimenta racemosa] que je récupère chez ma cousine. » Homme d’origine créole