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« Chez nous, on dit que chaque goût a sa vertu. Bita [l’amertume] ça tue les vers, ça tue tout ce qui peut t’attaquer à l’intérieur et ça ralentit les virus. Kubi [l’astreingence] ça nettoie, ça cicatrise parce que ça recolle la chair. C’est bon pour les maux de dents. Djamu [Syzygium cumini], bisangula et kasun [anacardium occidentale] sont kubi, par exemple, c’est utilisé dans les bains raffermissants pour les femmes. Ça rassemble tout ce qui est mauvais, ça extrait le vieux sang dans la bouche malade, comme le mercure pour l’or.

Suwa [l’acidité] c’est comme la javel pour le corps humain : ça nettoie mais en

excès ça peut tuer. C’est bon pour la voix. L’acide est bon également contre la tension et le sucre ; c’est pour cela que la prune de cythère [Spondias dulcis] et le citron [Citrus aurantiifolia] sont utilisés dans ce sens. On peut croquer du

berembi [Averrhoa bilimbi] aussi. On nettoie avec des choses acides. Les

chanteurs utilisent des feuilles acides avant de monter sur scène. Le salé ça évite que tu aies des malaises, tu dois toujours avoir un peu de sel dans le corps. Si quelqu’un est très nerveux, on lui donne du sucre souvent dans une assiette blanche pour l’adoucir. Ça calme les nerfs. Le neutre : on mange du charbon contre les gaz, sa neutralité stabilise le corps ; c’est comme le pemba [cf. « Glossaire »] ; tu cherches le non-gout pour casser les excès. L’eau c’est pareil, on peut boire beaucoup d’eau pour soigner des excès de colère. Le neutre est relaxant. » Femme d’origine ndjuka, 24 ans, Rémire-Montjoly.

Cette phrase, énoncée par une jeune femme ndjuka, résume à elle seule la réalité du lien qui est fait par plusieurs communautés guyanaises entre les saveurs et les propriétés thérapeutiques qui leur sont culturellement attribuées. Taverne (1991, p. 399) montre qu’au sein de la communauté haïtienne, les médicaments forts en goûts sont perçus comme plus efficaces. Mais, plus globalement, cette corrélation semble être un trait spécifique de la médecine humorale117 puisque la diaita118 d’Hippocrate préconise explicitement de privilégier l’ingestion de certains aliments, selon leurs saveurs, afin de rétablir l’équilibre sanitaire du malade (Schlienger et Monnier, 2013) ; consacrant ainsi l’alimentation comme un pilier de la médecine domestique (cf « Se soigner en mangeant »).

L’aspect le plus représentatif, en Guyane, de ce lien entre l’organoleptie (la présence de molécules sapides et odoriférantes dans les végétaux) des plantes et leur attribution de

117 Demont (2004 : 54) écrit également à ce propos que « les saveurs sont des humeurs. » 118 Qui signifie « hygiène de vie » en grec.

qualités médicinales s’observe à travers la grande popularité dont jouissent de nombreuses plantes amères119. Il est très courant d’entendre au sein des différents groupes interrogés que « c’est amer donc c’est bon »120 et l’amertume des plantes est une caractéristique souvent jugée suffisante pour justifier de leurs propriétés thérapeutiques supposées, particulièrement au sein des groupes afro-descendants dont la prédilection pour les espèces amères a déjà été remarquée (Fleury, 1991 ; Odonne et al., 2007 ; Sauvain et al., 1988 ; van Andel et al., 2012a). Qu’il s’agisse des Marrons ou des autres groupes créoles, tous font un usage important de plantes à saveur amère avec néanmoins, nous le verrons plus loin (figure 3), des différences notoires dans le choix des espèces sélectionnées, l’amertume étant considérée comme le signe de qualités hautement thérapeutiques par ces populations. En effet, sous une perspective humorale, évoquée plus haut, les plantes amères peuvent en effet être considérées comme « froides » dans les médecines créoles de Guyane121 puisqu’elles sont particulièrement employées dans la composition de mixtures servant à se « nettoyer le sang »122 ou à lutter contre les vers, états qui apparaissent tous dans cette étiologie comme la conséquence d’un fort excès de « chaleur » dans le corps (cf « Crise de vers »). Cependant, des variations individuelles ou culturelles peuvent néanmoins apparaître concernant ces perceptions, certains individus considérant au contraire que l’amertume est une saveur « chaude ».

Ce caractère « froid » des plantes amères, pré-supposé efficace contre de nombreuses maladies « chaudes », leur confère par conséquent une importance particulièrement importante dans les phytothérapies du littoral guyanais. Ainsi, huit espèces se distinguant par leur importante amertume (Aristolochia leprieurii, Aristolochia trilobata,

Geissospermum laeve, Momordica charantia, Phyllanthus amarus, Quassia amara, Solanum leucocarpon, Tinospora crispa) totalisent 301 URs sur 3683, soit 8,2 % de tous

les usages cités durant cette enquête. Cependant, derrière cette affection assez généralisée pour les plantes amères, des particularismes de groupe sont à remarquer, comme l’illustre la figure 3 qui synthétise les niveaux d’utilisation de ces huit espèces au

119 Comme cela a également été mis en exergue dans d’autres études à travers le monde (Ankli et al., 1999 ; Heinrich, 2003 ; Leonti et al., 2002).

120 Cependant l’abus de la consommation de substances amères est globalement considéré comme dangereux car « trop d’amer fait tourner le sang ».

121Le fait de considérer l’amertume comme « chaude » ou « froide » peut cependant varier en fonction des groupes culturels : au Mexique, les Mayas de la région de Zapotec attribuent un tempérament « froid » aux plantes amères tandis que ceux de la région de Popoluca les considèrent comme « chaudes » (García-Hernández et al., 2015).

sein des différents groupes culturels interrogés. Si la grande popularité des plantes amères semble d’abord transparaître dans ce graphique, on remarque néanmoins aussi que chez les Créoles antillo-guyanais apparaissent davantage d’espèces exotiques cultivées (Aristolochia trilobata ou Tinospora crispa) qui ne se retrouvent pas chez les Marrons, laissant penser - comme l’a notamment également montré van Andel au Guyana (2000) et au Suriname (2013) – que les groupes ayant été historiquement plus isolés que d’autres, et n’ayant pas pu bénéficier de certains emprunts ethnobotaniques, manipulent un nombre moins important d’espèces exotiques dans leur flore médicinale. A contrario, les Marrons font un usage proportionnellement plus important de certaines espèces sylvestres (Geissospermum laeve, Solanum leucocarpon), voire même utilisent une espèce sauvage non employée par les Créoles de la côte (Aristolochia leprieurii). Les Haïtiens quant à eux se distinguent par l’usage très préférentiel de la Cucurbitacée

Momordica charantia qui est par ailleurs devenue un véritable marqueur identitaire au

sein de leur communauté (cf. « encart 7 »).

Figure 3 :proportions des différentes espèces médicinales amères utilisées par 12 macro-groupes (tableau 2) culturels sur le littoral guyanais. Réalisation : A. Bonnefond.

Si, comme souligné plus haut, la théorie d’une co-évolution tripartite entre les végétaux, l’Homme et certaines maladies paraît être une piste sérieuse123, on peut néanmoins postuler qu’à cette évolution socio-biologique à dominance afrodescendante serait également venue se croiser une influence médicale européenne à travers la vieille tradition des toniques amers qui a sans doute dû trouver un écho favorable auprès des populations créoles. En effet, un survol de quelques ouvrages pharmaceutiques de la période coloniale permet de se rendre compte immédiatement de l’importance qui était accordée à ces remèdes dans la perspective humorale qui était alors prééminente sur le Vieux Continent (cf. « Feu ! »).

Aujourd’hui, ces élixirs pharmaceutiques (« élixir de la Grande Chartreuse », « eau des Carmes », « élixir du père Gaucher », « élixir de l’abbé Perdrigeon »124…) qui sont en réalité des alcoolatures de plantes souvent amères assez comparables à ceux fabriqués de façon artisanale localement, et parfois tombées en désuétude dans certaines régions d’Europe (Brüschweiler, 1999), continuent à se retrouver dans les pharmacies domestiques de familles créoles de Guyane (4 URs). C’est ainsi également que des noms européens ont été attribuées à des plantes amazoniennes avec qui elles partagent la propriété d’être amère, signe que les colons les connaissaient et en faisaient usage : c’est le cas notamment de la centaurée (Centaurium erythraea et espèces affines), en usage dans l’Europe médiévale (Buchan, 1783) et qui a donné son nom à un pool d’espèces américaines appartenant également à la famille des Gentianacées (krg : santorel ;

Coutoubea spp.). Le cas du kwasi (cf « encart 8 ») donne également un éclairage inédit

sur la connivence entre les médecines populaires d’origine européenne et africaine au sujet des plantes amères.

Enfin, il est intéressant de noter que les amérisants ajoutés à certaines spécialités pharmaceutiques afin de les rendre aversives (généralement pour éviter les risques d’ingestion par les enfants), de même que l’amertume des comprimés antipaludiques à base de quinine, ont sans doute contribuer à consolider un peu plus cette représentation

123 Au sein de certaines populations, notamment africaines (Powell et al., 2013), affectées par des pathogènes responsables de fièvres, le seuil de tolérance à l’amertume des individus aurait évolué de façon à les rendre plus perméable à ce goût souvent jugé ailleurs comme répulsif et de façon à pouvoir bénéficier des bienfaits thérapeutiques de certains métabolites contenus dans ces végétaux. Ce tropisme particulier à l’égard des aliments amers se serait par la suite transporté en Amérique chez les afro-descendants qui les associent à un ensemble de propriétés médicinales (van Andel et al., 2012).

ethno-médicinale, le lien associatif entre amertume et efficacité thérapeutique se retrouvant également dans les remèdes biomédicinaux :

« Konprimé a yé ka ba’y to kot doktèr a i pa anmer non ? Tousa ki anmer bon

pou lasanté, a sa mo pouvé di to ti boug [Les comprimés que te donnent le

(bio)médecin ne sont-ils pas amers ? Tout ce qui est amer est bon pour la santé, voilà ce que je peux te dire]. » Homme d’origine créole guyanaise, 48 ans, Cayenne.

L’acidité (kra, krg : si ; ndk : suwa) et l’astringence semblent également être considérées comme « froides » (plusieurs informateurs, créoles et businenge, ont précisé que « ça fait grincer les dents, comme le froid »)125. Des plantes à saveur acide sont ainsi couramment utilisées pour lutter contre des maladies « chaudes » comme le diabète, l’hypertension ou lenflamasyon. Chez les Ndjuka par exemple, il est recommandé de mâcher des tiges de Costus et d’autres plantes acides (comme, par exemple, Aciotis purpurascens ; ndk :

suwa uwii126, « herbe acide ») contre la maladie « chaude » appelée gali (cf. « Se rafraîchir, une thérapeutique du « froid » contre le « chaud ». Lenflamasyon et gali »). De même, il est assez globalement recommandé de consommer des espèces très acides contre l’hypertension, notamment sous forme de jus des fruits127 (Averrhoa bilimbi,

Averrhoa carambola, Citrus aurantiifolia, Citrus aurantium – variété acide -, Mangifera indica – fruit immature -, Passiflora edulis, Spondias dulcis – fruit immature) ou des feuilles

d’Oxalis barrelieri et de Peperomia pellucida :

« Lò ou ka fè tansyon, ou pouvé pran bilenbi. Ou ka krazé’l annan dilo é ou ka

bwè sa konsa. Sinon ou ka fè ji avè li osi, kou karanbòl a menm [Quand tu as

trop de tension, tu peux prendre du bilenbi (Averrhoa bilimbi). Tu l’écrases dans de l’eau et tu bois ça comme cela. Sinon tu peux aussi faire du jus avec, comme avec le karanbòl (Averrhoa carambola)]. » Homme d’origine karipuna, 53 ans, Saint-Georges de l’Oyapock.

125 De même, chez les Moosé du Burkina-faso, « un état pathologique attribué à un excès de nourritures douces (« chaud ») est combattu notamment par l'absorption d'infusions de plantes à goût amer (« froid »). Nous insistons sur l'adverbe notamment afin de relativiser l'aspect mécaniste que cette articulation amer/sucré pourrait induire » (Bonnet, 1985).

126 Cet ethno-taxon ndjuka regroupant plusieurs espèces connues pour leur acidité.

127 Helman (2007) montre que dans d’autres régions d’Amérique du Sud, des fruits acides sont consommés contre l’hyper-tension.

« Para bajar la tension, uno se bebe jugo de chinola, pero sin azúcar [Pour faire baisser la tension, il faut boire du jus de chinola (Passiflora edulis), mais sans sucre]. » Femme d’origine dominicaine, 44 ans, Cayenne.

« Contre lenflamasyon, la tension, la nervosité, quand tu as le corps « chaud », tu bois des choses acides comme des jus de bilenbi [Averrhoa bilimbi], zoranj

si [Citrus aurantium], de marakoudja [Passiflora edulis] ou de manng vèr

[Mangifera indica ; fruit immature]. D’ailleurs, quand je bois trop de jus de

marakoudja, je me sens flagada. J’ai des baisses de tension. C’est pour ça que

c’est recommandé pour les personnes qui font trop de tension. Je connais même un monsieur d’ailleurs qui a soigné ses problèmes de tension en prenant une cuillère à soupe de vinaigre de vin tous les jours. Il prenait ça avec une gousse d’ail écrasé je crois. » Femme d’origine créole guyanaise, 44 ans, Matoury.

A contrario, les aliments et remèdes sucrés et épicés sont assez unanimement considérés

comme « chauds » par les populations dont la médecine obéit à la loi humorale. En effet, le sucré, le salé et l’épicé sont perçus comme potentiellement responsables de troubles « chauds » tels que lenflamasyon (krg) ou le diabète (krg : suk) ; l’amertume s’inscrit alors comme son strict contraire, dont l’opposition nette est d’ailleurs basée sur les réactions significativement opposées qu’elles engendrent lorsqu’on les donne à goûter par exemple à un nouveau-né : d'acceptation pour le sucré, de rejet pour l'amer (Charpentier et al., 2016)128. D’une certaine façon, la dualité « chaud-froid » semble ainsi s’exprimer, notamment, à travers la dualité « sucré-amer »129. D’ailleurs, chez les Créoles et les Marrons, les aliments sucrés sont considérés comme potentiellement néfastes pour la santé tandis que les aliments amers sont communément considérés comme des aliments sains et se retrouvent dans nombre de plats salés réputés bons pour la santé (voir chapitre « Se soigner en mangeant »). De même, les décoctions de plantes amères sont souvent

128 Chiva parle en ce sens d’une « dyade sucré-amer » (Chiva, 1985).

129 Ou encore l’opposition entre les aliments ou remèdes considérés comme neutres (ceux riches en eau notamment) et « froids » et ceux qui sont salés et « chauds ». Cela nous rappelle par ailleurs l’opposition établie par les orpailleurs saint-luciens et relatés par Stroebel (1999, p. 130) entre « la terre des Antilles, gorgée de sel et chaude » et « la terre de Guyane, gorgée d’eau douce et froide ».

bues en y ajoutant un peu de sel130, corroborant encore un peu plus l’union thérapeutique entre les goûts amer et salé131 :

« Quand on sent qu’on a lenflamasyon, il faut mollir sur le sucre et les épices. Manger léger. Pas de colombo, pas d’apéro, pas d’alcool, pas de soda. » Homme d’origine créole guyanaise, 53 ans, Saint-Laurent du Maroni.

« Chez nous on mange salé le matin parce que ça « chauffe ton corps », c’est comme du carburant. Après la nuit, tu as besoin de redémarrer. Les aliments sucrés c’est pas bon pour démarrer la journée, il faut du salé. » Femme d’origine ndjuka, 44 ans, Mana.

Dans cette logique, si les plantes amères et acides semblent être indiquées contre les maladies « chaudes », elles semblent néanmoins être spécialisées sur certains symptômes : d’après les témoignages relevés, les plantes amères sont plutôt réputées « nettoyer le sang » et agissent ainsi sur le diabète, les éruptions cutanées et l’ethnopathologie créole malfwa (figure 3), tandis que les plantes acides, elles, semblent agir plus particulièrement sur l’hypertension (cf. « Système circulatoire »). Comme l’ont également montré Leonti et al. chez les Popoluca du Mexique (2002), une thérapeutique sensorielle est donc également utilisée dans les médecines humorales créoles, dans le but de réguler les désordres liées à un excès de « chaud » ou de « froid » (figure 4) : l’utilisation de plantes ou d’aliments considérés comme « chauds » permettent, par principe d’opposition thérapeutique, de lutter contre des maladies « froides », et inversement (les plantes et aliments froids, acides ou amers, peu salés, sucrés ou épicés, riches en eau, sont préconisés contre les pathologies corrélées à un excès de « chaud »).

130A Sainte-Lucie également, la décoction salée de certaines plantes est également prescrite en cas d’« imprudence » notamment (Fredrich, 1978).

131 Comme l’écrit de Garine (1988 ; p. 12) : « amertume et saveur salée sont souvent associées. C’est ici que l’on peut tenter de relever une opposition entre sucré et amer-salé ».

Figure 4 : représentation schématique de la thérapeutique sensorielle s’inscrivant dans une logique humorale et impliquant des plantes ou aliments « chauds » ou « froids ». M-A Tareau.