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Illustration 9 : feuilles et fleurs de Merremia dissecta, à l’odeur d’amande, dans un jardin de Cayenne. M-A Tareau.

Lorsqu’on leur tend une plante, la première chose que les gens font, bien souvent, c’est de la sentir. C’est dire l’importance de l’odeur dans le processus d’identification des végétaux ainsi que, plus largement, dans la reconnaissance de leurs propriétés médicinales (Geck et al., 2017). Les nombreux terpènes volatils contenus dans les plantes odoriférantes sont souvent considérés comme le signe de propriétés thérapeutiques :

« A l’odeur on sait quand c’est médicinal. Par exemple, des plantes comme ça [Ocimum sp., Tetradenia riparia, Piper marginatum], c’est forcément médicinal. » Femme d’origine palikur, 44 ans, Macouria.

« Quand je vais à la chasse, je reconnais beaucoup de plantes médicinales à leur odeur. Celles qui sont amères132, celles qu’on utilise dans les bita, celles que je ramène à ma femme pour ses bains. Elles ont presque toutes une odeur. C’est comme ça qu’on apprend à les reconnaître chez nous. » Homme d’origine aluku, 33 ans, Saint-Laurent du Maroni.

Ainsi, parmi les principales espèces médicinales utilisées en Guyane, nombreuses sont celles qui sont caractérisées par une forte odeur, à l’image de Cymbopogon citratus (113 URs), Citrus aurantifolia (85 URs), Lippia alba (67 URs), Siparuna guianensis (66 URs),

Eryngium foetidum (55 URs), Ocimum spp. (45 URs) … Dans l’ethnotaxonomie des Ndjuka,

la catégorie des sume-uwi (littéralement « feuilles qui sentent bon »133) comprend des espèces de familles botaniques variées (Lippia spp., Mentha spp., Ocimum spp,

Plectranthus spp. …) mais qui ont toutes la particularité d’être aromatiques. De même,

chez les Créoles guyanais, bom (de « baume ») est un taxon commun à plusieurs espèces médicinales à fragrance : Hyptis atrorubens (krg : ti bom nwè), Marsypianthes

chamaedrys (krg : ti bom blan), Mikania congesta (krg : bom seles), Piper marginatum

(krg : ti bom), Piper peltata (krg : gro bom).

Surtout, l’odeur des végétaux est une caractéristique qui, dans les médecines créoles, permet bien souvent de leur attribuer des pouvoirs magiques (Nossin, 2010 ; Vilayleck, 2002), comme la marque en quelque sorte d’une présence invisible, tout comme le « mal envoyé » (sortilège) qui peut assaillir à n’importe quel instant l’individu134. Le parfum des plantes peut leur apporter une dimension propitiatoire ou expiatoire (cf. « Glossaire »), contribuant ainsi à l’éloignement prophylactique ou curatif des mauvais esprits, selon qu’elles appartiennent, globalement, à deux grands groupes. On distinguera celles qui dégagent un parfum jugé agréable ou floral135 (Cinnamomum camphora, Cyperus prolixus,

Merremia dissecta - illustration 9 -, Ocimum basilicum, Ocimum campechianum, Piper

132 A noter que l’odeur et le goût (ici l’amertume) sont souvent amalgamés dans un même ensemble par les personnes interrogées.

133 A l’image de la catégorie des ka'a piye chez les Teko (Damien Davy, com. pers.).

134 Comme l’écrit très justement Vilayleck (2002, p. 54) pour les pratiques médico-magiques des Antilles mais également transposables à celles de Guyane : « l’odeur est un autre signe fort de la plante sorcière ; les esprits ne peuvent être vus, mais ils se manifstent pas leur odeur […] et lutter contre eux consistera à leur opposer une odeur, une force, qui leur déplaît ».

obliquum136, Piper marginatum, Piper peltatum, Pogostemon heyneanus, Protium heptaphyllum…) et sont perçues comme principalement propitiatoires137, tandis que les espèces à odeur perçue comme fétide (krg : fréchen ; Eryngium foetidum, Ferula

assa-foetida, Porophyllum ruderale) ou alliacée (Allium sativum, Mansoa alliacea, Petiveria alliacea, Allium sativum) qui peuvent être utilisées comme propitiatoires mais ont surtout

un pouvoir expiatoire138. Toutes ces espèces odoriférantes sont généralement employées sous forme de bain végétaux (Cf. « Les bains de plante ») :

« Les plantes qui ont des bonnes odeurs sont utilisées pour empêcher aux mauvais esprits d’avoir prise sur nous. On les appelle switi sume [douce odeur]. Elles favorisent la chance, c’est doux. Comme anduu [Cyperus

prolixus139], malembelembe [Piper marginatum]. On baigne les bébés avec des plantes qui sentent bon, qui l’embaument d’une odeur qui va le protéger contre les mauvaises choses. Les plantes taanga sumee [forte odeur], elles, sont utilisées pour chasser les mauvais esprits ; on les utilise dans des cas difficiles. Elles ont une odeur qui imprègne même les vêtements, qui t’imprègne la peau. Elles sont bonnes contre le mauvais œil, les gens jaloux qui te veulent du mal. » Femme d’origine paamaka, 18 ans, Saint-Laurent du Maroni.

136 Son nom ndjuka, gaan man ondu ana, qui signifie littéralement « les aisselles du gaan man » (chef coutumier suprême dont la personne est sublimée dans les représentations collectives) est censée selon les dires de certains informateurs indiquer la douceur de son parfum.

137 Dans une logique d’opposition symbolique, elles sont considérées comme antipathiques et incompatibles avec les entités négatives et leur servent ainsi de barrière, tant au niveau du corps que de la maison.

138 Pesoutova, 2019 ; p. 149 : “The scent of the plants (bitter or sweet) seems to be decisive in their use in sweet and bitter baths, the former attracting positivity while the bitter smelling plants are used to drive off negativity.”

Chez les Aluku, Fleury note que : « L’odeur a également une importance primordiale. On peut relever l’emploi de ayun tetei (Mansoa alliacea) et mabeku tetei (Tanaecium nocturnum), lianes à forte odeur caractéristique qui sont également utilisées pour chasser les mauvais esprits » (Fleury, 1991 ; p. 137).

139 Cet usage chez les Marrons semble être d’influence africaine. En effet, van Andel (2014) note que le nom vernaculaire adru (srn) proviendrait du mot twi aduru qui signifie « médecine » et Chevalier (1937 ; p. 101) mentionne que « les rhizomes parfumés d'une Cypéracée cultivée, Cyperus articulatus servent aussi parfois pour ces cérémonies et leur parfum est offert aux mânes des ancêtres. » Cependant, en Amazonie brésilienne, le petit rhizome bulbiforme de Cyperus articulatus (brl : priprioca) est très utilisé comme amulette et est mis à macérer dans de l’huile pour en faire des charmes (Berg et Lima da Silva, 1986).

« Si tu ne trouves pas de tingi moni [srn ; Protium heptaphyllum], tu peux te

baigner avec cette herbe, elle a la même odeur. On l’appelle kanfer bita [srn ; Unxia camphorata]. » Homme d’origine kali’na, 45 ans, Saint-Laurent du Maroni.

« Si ou ni an konmes, ou pé lavé atè a épi dlo mennen vini. Isi a yo ka kriyé’y

pat damann, i santi bon dann ! Sa ka mennen chans an zafè’w [si tu as un

commerce, tu peux laver le sol avec une macération de mennen vini [littéralement : « emmène-moi » ; Merremia dissecta]. Ici on l’appelle pat

damann (de « pâte d’amande », les feuilles dégageant une forte odeur d’amande amère), ça sent tellement bon ! ça emmène la chance dans tes affaires]. » Femme d’origine sainte-lucienne, 72 ans, Rémire-Montjoly. « Chak lanné, o mwa desanm, nou pran on ben avè fey bazilik. Li ka tiré tout

vyé bagay ki ka tounen lantou’w [Chaque année, au mois de décembre, on

prend un bain avec des feuilles de basilic (Ocimum spp.), ça enlève toutes les mauvaises choses qu’il y a autour de toi]. » Femme d’origine haïtienne, 40 ans, Montsinery-Tonnegrande.

Illustration 10 : parfums, utilisées localement comme lotions ésotériques, photographiées dans une épicerie du bourg de Mana. M-A Tareau.

Toujours dans une logique de refoulement des mauvais esprits par l’odeur, de nombreux parfums (illustration 10), eaux de Cologne et, aujourd’hui, des huiles essentielles viennent compléter ces recettes de bains en servant à l’élaboration de parfumaj (krg), lotions domestiques contenant ou non des plantes, utilisés par aspersion par les Créoles. Ces parfums se retrouvent également dans l’arsenal médico-magique d’Amérique centrale (Coe et Anderson, 1996 ; Ugent, 2000), du Suriname (van Andel et al., 2013)140 ou du Brésil (Ngokwey, 1995) et portent souvent des noms évocateurs de richesse ou de succès (« Rêve d’Or », « Eau de succès », « Trésor retrouvé », etc). Parmi elles, les plus populaires semblent être les eaux de cologne Florida (URs ; cf. « Encart 1 ») et Pompeia (URs ; illustration 10), dans lesquels des plantes sont éventuellement ajoutées, et qui ont été mentionnées, durant l’enquête, par des Créoles antillo-guyanais, des personnes d’origine

140 P. 262 : « Therefore, scent only appeared as a significant feature in a few magical categories. We feel, however, that scent is quite important in Winti rituals, as a myriad of synthetic fragrances is sold for Winti rituals, varying from essential oils, incense and perfumes to asafetida, camphor blocks and bull’s urine. »

haïtiennes, des Marrons, des Dominicains et des Kali’na. Des lotions propitiatoires plus élaborées sont également préparées de façon domestique en laissant macérer certaines parties de plantes (dont on remarque que les racines occupent une place importante, comprenant entre autres celles des espèces suivantes : Entada polyphylla, Chrysopogon

zizanioides, Cyperus prolixus, Piper marginatum, Sansevieria sp., Zingiber officinale) dans

ces parfums et eaux de Cologne mais également parfois dans du rhum, de l’huile ou même de l’eau. Chez les Marrons, par exemple, pour chasser les mauvais esprits on peut se masser avec du rhum ou de l’huile de coco dans lesquels sont mises à macérer des feuilles

yooka peesi (Senna occidentalis, aussi appelé kumanti, du nom de la famille de divinités

winti ; cf. « Glossaire ») écrasées. Chez les Créoles, plusieurs recettes de lotions protectrices ont également été relevées :

« Rasin vétivè a, lò ou parfumé ou kò ké li, a roun mennen vini. I ka fè lachans

a monté asou to. Menm bagaj osi pou rasin mannyòk chapel ya [Les racines

de vétivè (Chrysopogon zizanioides), quand tu te parfumes avec c’est un

mennen vini (un « charme »). Ça fait venir la chance sur toi. C’est la même

chose aussi pour les racines de mannyòk chapel (Entada polyphylla 141)]. » Femme d’origine créole guyanaise, 72 ans, Sinnamary.

« Ou ka kité an ti patjé wasin vétivè dégonmé an dlo. Apwé ou pé sèvi sa kon losyon parfimaj. I bon tou si ou ni lanmaraj anlè’w. Sé menm mannyè a nou ka

sevi wasi mannyòk chapel la tou [Tu laisses un petit paquet de racines de vétiver (Chrysopogon zizanioides) macérer dans de l’eau. Après tu peux t’en servir pour préparer une lotion. C’est très bon si tu es victime d’un lamaraj. Tu peux utiliser de la même façon les racines de mannyòk chapel (Entada polyphylla)]. » Homme d’origine sainte-lucienne, 82 ans, Rémire-Montjoly. « Dans certains bita, ou dans certains bains, on ajoute des racines de

malembelembe [Piper marginatum], ça sent très bon. » Homme d’origine

ndjuka, 26 ans, Apatou.

141 Chevalier note en 1937, à propos de Entada scandens Benth. Au Gabon qu’il s’agit d’une « grande liane mimosée remarquable par ses longues gousses plates qui ont parfois 50 cm. de long. Au Gabon elle est parfois plantée à l'entrée des villages pour éloigner les esprits malfaisants. » (Chevalier, 1937 ; pp. 102-103).

Encart 1 : « l’eau de Cologne Florida », héritage européen ancien.

Illustration 11 : étiquette de l’eau de Cologne Florida. M-A Tareau.

Si, depuis le Moyen-Âge, les parfums sont considérés comme ayant des propriétés miraculeuses ou propitiatoires leur valant par ailleurs les dénominations d’« eau admirable », « wunderwaser » ou « aquamirabilis » (Launert, 1974), l’eau de Cologne (en référence à l’eau de toilette fabriquée dans la ville de Cologne depuis 1709) Florida (illustration 11) est un exemple encore très actuel de cette tradition. En effet, elle est largement utilisée dans le vodou (Métraux, 1953) mais se retrouve également dans les pratiques médico-magiques de l’ensemble de l’Amérique Latine (Alegria-Pons et Caratini, 1993 ; Bastide, 1950 ; Bussmann et Sharon, 2009 ; Cosminsky et Scrimshaw, 1980 ; Lima, 1996).

Vraisemblablement inventée aux Etats-Unis dans les années 1930 (Sullivan, 1994), l’eau Florida (en fait un assemblage d’huiles essentielles dissoutes dans de l’alcool) se démarque essentiellement de l’eau-de-Cologne, dont les notes d’orange et de citron sont dominantes, par une plus grande teneur en huile essentielle de lavande, combinée à de subtiles touches de rose et de bergamotte (Sullivan, 1994). Son grand succès en Amérique du Nord et une campagne marketing agressive ont largement contribué à l’expansion continentale de ce produit (dont l’étiquette datant de 1869, illustrée d’un couple en costumes médiévaux, est restée quasiment inchangée depuis), dont l’appellation

générique est désormais produite par plusieurs sociétés, en plus de la compagnie américaine Lanman & Kemp, détentrice de la marque déposée.

Enfin, ces espèces odoriférantes sont plantées à l’entrée ou autour des habitations où elles semblent constituer également une barrière invisible mais très efficace contre les entités surnaturelles jugées malfaisantes. Les effluves de ces espèces odoriférantes sont d’ailleurs souvent renforcés par l’ajout de produits chimiques à la fois caustiques et à odeur très forte, tels que le grésyl ou l’alcali142 dont ces qualités répulsives sont sensés « repousser les esprits malfaisants » :

« Chaque année, le 1er janvier, on lave toute la maison familiale avec des feuilles de douvan douvan. On laisse macérer dans de l’eau qu’on utilise ensuite pour laver le sol et on frappe aussi les portes d’entrée avec les feuilles, pour que l’odeur reste. » Femme d’origine créole guyanaise, 28 ans, Cayenne. « Ma mère me donnait régulièrement des bains de feuilles de lyann lay [Mansoa alliacea], elle me disait que ça chassait les mauvais esprits. » Homme d’origine palikur, 43 ans, Saint-Georges de l’Oyapock.

Chez les Saint-Luciens, Dracaena fragrans, qui comme son nom l’indique dégage une odeur très agréable – « de jasmin » -, semble être l’une des espèces magiques la plus populaires, placée en tous cas à l’entrée de nombreuses habitations familiales.

Pour finir, les plantes odoriférantes peuvent également être consumées (c’est le cas de la résine exsudée de Protium heptaphyllum en particulier), ou portées sur soi à l’instar de la résine sèche extraite des rhizomes de Ferula assa-foetida - Apiacée poussant en Orient (Iran, Inde) et dont la gomme est vendue localement dans les boutiques ésotériques ou par certains vendeurs du marché – connue pour son odeur souffrée nauséabonde :

« On appelle cette pâte didibii kaka [littéralement : « excrément du diable »143]. On met ça dans les cheveux de l’enfant pour le protéger. On fait une sorte de locks tressée avec une mèche de l’enfant et du coton imbibé de

142Un alcali, écrit autrefois alkali à la fin du XVIIIe siècle pour marquer l'origine arabe via le latin médiéval (http://www.cnrtl.fr/definition/alcali), est un terme de l'alchimie puis de la chimie décrivant différents composés chimiques basiques (Fontaine, 1892). Aux Antilles-Guyane, l'alcali désigne l'ammoniaque, utilisé comme détachant mais également pour éloigner les mauvais esprits (Gérard et al., 2008).

143 Il est intéressant de noter que les Créoles l’appellent également parfois kaka dyab et que dans les manuels de médecine médiévaux, elle apparaît sous le nom latin sterculi diaboli qui ont également la même signification.

ce produit pour que l’effet dure plus longtemps. Mais les Chrétiens n’utilisent pas ça. On prend aussi des bains avec du kuentu [Eryngium foetidum], à cause de son odeur, ça chasse tout ce qui est mauvais. » Femme ndjuka, 23 ans, Rémire-Montjoly.