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CHAPITRE 1 – INTRODUCTION GÉNÉRALE

1.6. Objectifs de la thèse

La discrimination est un phénomène encore très présent dans de nombreuses sociétés et qui a des conséquences psychologiques et sociales néfastes (Baumeister & Leary, 1995; Major et al., 2002; Schmitt & Branscombe, 2002; Sellers & Shelton, 2003; Williams et al., 2003). L’étude de la discrimination et de ses causes doit donc être un enjeu majeur des recherches en psychologie sociale, afin de pouvoir lutter efficacement contre l’émergence de ces comportements. Cependant, les comportements discriminatoires sont encore très peu examinés de manière directe dans notre discipline. On leur préfèrera souvent les préjugés, versant attitudinal de la discrimination. Or de nombreux travaux montrent que préjugés et discrimination ne vont pas systématiquement de pair. Les recherches concernant la théorie de l’identité sociale (Tajfel & Turner, 1979) montrent notamment qu’il est possible de créer de la discrimination là où il n’y a aucun préjugés (grâce au paradigme des groupes minimaux). Au cours de cette thèse, nous examinons les comportements de discrimination à l’égard des minorités issues de l’immigration. Dans ce cadre, de nombreux.ses auteur.es mettent en avant l’importance, pour expliquer au mieux les phénomènes psycho-sociaux, d’adopter une approche universaliste (Amir & Sharon, 1987; Chen, 2010; Chiu & Hong, 2006; Guimond, 2010; Guimond et al., 2013; Hilton & Liu, 2008; Markus & Kitayama, 1991), qui consiste à combiner, pour expliquer un phénomène, des éléments universels, identiques dans toutes les cultures (facteurs dits « étiques ») et des éléments culturels (dits « émiques », voir Chen, 2010). Beaucoup de travaux cherchant à expliquer les préjugés ou la discrimination se focalisent sur des facteurs « étiques » et présentent leurs résultats comme universels, ce qui amène à négliger l’importance des facteurs « émiques » (Guimond et al., 2014). Au cours de cette thèse, nous

adoptons une approche universaliste en incluant à la fois des facteurs généraux, ou « étiques », et des facteurs culturels, ou « émiques », pour expliquer les comportements de discrimination.

Des études récentes ont montré que les différences culturelles se traduisent souvent par des différences en termes de normes véhiculées dans chaque contexte national (Becker et al., 2012; Chiu et al., 2010; Fischer et al., 2009; Shteynberg et al., 2009; Zou et al., 2009). De nombreux travaux en psychologie sociale ont montré que les normes sociales, et plus particulièrement les normes descriptives (c’est-à-dire ce que la majorité des personnes de notre groupe pense, dit ou fait, Cialdini et al., 1991, ou du moins ce que nous percevons comme tel,

voir Hogg & Reid, 2006), sont particulièrement efficaces pour influencer les comportements (Asch, 1956; Crutchfield, 1955; Milgram, Bickman, & Berkowitz, 1969; Sherif, 1936). Des travaux montrent par ailleurs que ces normes influencent l’expression de préjugés (Blanchard et al., 1994; Crandall et al., 2002; Jetten et al., 1996; Sechrist & Stangor, 2001; Zou et al., 2009). Néanmoins, l’effet des normes sur les comportements de discrimination n’a encore, à notre connaissance, que très peu été étudié. De plus, les travaux précédemment cités étudient principalement l’effet de l’exposition à des normes concernant l’expression de préjugés sur l’expression réelle de préjugés. Cependant, aucune information n’est donnée concernant la provenance de ces normes ou concernant leur existence réelle dans différents contextes (notamment les normes pro-discrimination). Ainsi, nous suggérons que les normes les plus

efficaces pour influencer les comportements discriminatoires (1) ont une source officielle identifiable qui les rend légitimes aux yeux du groupe majoritaire, et (2) ne sont pas explicitement reliées à la discrimination mais y font référence de manière implicite

(légitimant ainsi ces comportements, en accord avec les théories modernes sur les préjugés). Dans ce cadre, les travaux de Guimond et collaborateurs (2013) ont récemment mis en avant une catégorie de normes culturelles descriptives, appelées par les auteurs « normes culturelles d’intégration », susceptibles d’influencer les préjugés. Ces normes sont définies comme notre perception de ce que la majorité des membres de notre groupe pense quant à l’intégration des minorités culturelles et religieuses. Elles découlent directement des politiques nationales liées l’intégration des minorités. Or, ces politiques peuvent être propres à chaque pays, ce qui ferait des normes qui en découlent des normes culturelles (au sens ici de culture nationale). Les auteur.es montrent d’une part, que ces normes sont indépendantes des attitudes (voir aussi Guimond et al., 2015) et, d’autre part, que les habitant.es de pays où la norme d’intégration perçue est anti-égalitaire ont tendance à exprimer plus de préjugés que les habitant.es de pays au sein desquels cette norme est égalitaire. Néanmoins, ces travaux se centrent sur l’étude des préjugés. Nous proposons d’étendre la portée de ces recherches et en étudiant l’influence

des normes culturelles d’intégration sur les comportements de discrimination.

De nombreux travaux relevant des idéologies intergroupes, que ce soit au niveau attitudinal, institutionnel ou normatif, se centrent sur les trois idéologies les plus connues que sont l’assimilation, le multiculturalisme et le colorblindness (voir Badea, 2017; Whitley & Webster, 2018). Or il semble assez aisé d’imaginer que d’une part, aucune politique d’intégration ne reflète parfaitement ces idéologies (Nugier & Oppin, 2018) et, d’autre part, que des politiques différentes puissent exister dans d’autre pays. C’est par exemple le cas de la France, où des travaux récents ont montré que la principale politique d’intégration était

actuellement basée sur un principe polysémique et malléable : la laïcité (Baubérot, 2012 ; Kamiejski et al., 2012). La laïcité est en effet susceptible de revêtir (au moins) deux sens différents, ayant des conséquences diamétralement opposées. D’une part, la laïcité peut être interprétée au sens historique du terme, mettant en avant l’égalité entre les cultes (et, plus généralement, entre les cultures, voir (Zoia, 2012) et associée à un faible niveau de préjugés (Badea, 2012 ; Kamiejski et al., 2012 ; Roebroeck & Guimond, 2016). Cette idéologie est associée, en France, à la loi de séparation de l’Église et de l’État. D’autre part, la laïcité peut être comprise dans son sens nouveau, apparu depuis quelques décennies (Baubérot, 2012), qui valorise le maintien privé de toute pratique religieuse, notamment concernant la religion musulmane, et est associée à un fort niveau de préjugés (Badea, 2012 ; Kamiejski et al., 2012 ; Roebroeck & Guimond, 2016). Cette « nouvelle laïcité » se reflètent dans les lois de 2004 et 2011 concernant notamment le port du voile islamique en France. Selon le modèle de Guimond et al. (2013), ces deux politiques de laïcité devraient avoir donné naissance à des normes en France. Si des travaux vont dans ce sens (Nugier et al., 2016b), aucune recherche n’a pourtant réellement étudié l’existence et/ou l’influence de ces normes en France. Nos travaux visent à

pallier à ce manque dans la littérature en montrant (1) l’existence de normes de laïcité en France et (2) leur effet sur les comportements de discrimination. Nous pensons notamment

que les normes culturelles de laïcité en France peuvent avoir un effet direct sur les comportements de discrimination, mais également interagir avec des facteurs généralement considérés comme étiques, universels.

Nous suggérons que les normes culturelles d’intégration sont susceptibles de modifier l’influence de certains facteurs « étiques » de la discrimination. Nous examinons en particulier la perception que les membres du groupe majoritaire se font des comportements du groupe minoritaire, notamment en termes d’acculturation. Les théories de l’acculturation suggèrent que les personnes confrontées à une situation de contact interculturel peuvent mettre en place des stratégies afin de s’adapter à la société d’accueil et d’éviter les conflits. Ces stratégies consistent notamment en l’adoption ou non de la culture dominante (Berry & Kalin, 1995; Berry et al., 1977; Bourhis et al., 2009, 1997) et en l’identification ou non au pays d’accueil (Hutnik, 1986). Ces deux types de stratégies sont relativement indépendantes. Des études récentes montrent que l’adoption de la culture dominante par les minorités, telle que perçue par la majorité, influence le niveau de préjugés envers les minorités. Ainsi, la majorité exprimera plus de préjugés si elle perçoit les minorités comme n’adoptant pas leur culture (Barrette et al., 2004; Bourhis & Bougie, 1998; Maisonneuve & Testé, 2007; Matera et al., 2012; Van Acker & Vanbeselaere, 2011; Van Oudenhoven et al., 1998; Zagefka & Brown, 2002). De plus, il semble que cet effet

soit médiatisé par l’identification des minorités au pays d’accueil, telle que perçue par la majorité (Roblain et al., 2016). Autrement dit, lorsque la majorité perçoit les minorités comme n’adoptant pas la culture dominante, elle en déduit que ces minorités ne s’identifient pas au pays d’accueil, ce qui les amènent à exprimer des attitudes négatives envers ces minorités. Néanmoins, ces travaux présentent une fois encore ces résultats comme universels. Nous

pensons que les normes culturelles d’intégration sont susceptibles d’interagir avec des facteurs étiques de la discrimination, tels que l’adoption et l’identification perçue des minorités à la culture dominante. Les normes culturelles d’intégration semblent en effet

constituer le versant normatif des stratégies d’acculturation, c’est-à-dire, au sein d’une culture, la façon dont la majorité des personnes gère les contacts interculturels.

Ainsi, nos principales questions sont les suivantes (1) La politique française de laïcité

a-t-elle donner naissance à des normes culturelles d’intégration ?, (2) Ces normes ont-elles un effet direct sur les comportements de discrimination ? et (3) Ces normes interagissent- elles avec l’adoption perçue de la culture dominante par les minorités pour influencer les comportements ? De plus, nous proposons des pistes de recherche afin d’étendre l’étude de

la laïcité à d’autres pays que la France. Afin de répondre à ces questions, cette thèse présentera quatre chapitres empiriques (les chapitres 2, 3, 4 et 5). Le chapitre 2 présentera deux études posant les bases de nos expériences. Ainsi, la première étude de ce chapitre, l’étude 1, nous permettra d’identifier les normes françaises d’intégration. Cette étude compare les perceptions d’habitant.es de cinq pays différents concernant les normes descriptives perçues relativement à l’intégration des minorités culturelles et religieuses. L’étude 2, elle, vise à valider une tâche informatisée visant à mesurer les comportements de discrimination en situation expérimentale. Cette tâche nous permettra de mesurer la discrimination dans la plupart des études suivantes et permet de pallier au manque de mesure utilisable de façon simple en laboratoire.

Les recherches suivantes examinent de diverses façons les relations entre normes culturelles d’intégration et comportements discriminatoires. Le chapitre 3 de cette thèse présentera deux études visant à mettre en avant un effet direct des normes françaises d’intégration sur la discrimination. Les études 3 et 4 visent notamment à montrer que des normes perçues comme caractérisant la culture d’un environnement donné influenceront davantage les comportements. Ainsi, nous suggérons que les normes d’assimilation et de multiculturalisme n’auront pas d’effet en France, contrairement aux normes de laïcité, dans la mesure où la laïcité est un principe perçu comme caractéristique du modèle français (Barthélemy & Michelat, 2007; Roebroeck & Guimond, 2016). Ces deux études, conduites pendant une vague d’attentats terroristes survenus en France en 2015, montrent également

comment des événements imprévus en dehors du laboratoire peuvent modifier le contexte normatif et donc altérer l’impact de manipulations expérimentales effectuées en laboratoire. Les implications en termes de réplications des études de psychologie sociale seront discutées.

Le chapitre 4 de cette thèse (publié récemment sous forme d'article, voir Anier, Badea, Berthon, & Guimond, 2018) aura pour objectif d’examiner l’interaction entre les normes culturelles d’intégration et acculturation perçue des minorités. Plus particulièrement, les études 5 et 6 viseront à savoir si, l’effet de la non-adoption de la culture dominante par les minorités sur la discrimination es susceptible de varier en fonction des normes culturelles d’intégration. L’étude 5, expérimentale, aura pour objectif d’étudier l’influence des normes de laïcité sur l’effet de l’acculturation des minorités (dans un sens large, d’adoption de la culture majoritaire et d’identification au pays d’accueil) sur la discrimination. L’étude 6, corrélationnelle, aura pour objectif de distinguer adoption de la culture dominante et identification au pays d’accueil et de répliquer partiellement les travaux de Roblain et al. (2016) en intégrant une mesure de perception d’une norme de nouvelle laïcité. Enfin, le chapitre 5 de cette thèse aura pour objectif de tester le caractère généralisable des résultats des précédents chapitres en étudiant un contexte national différent, celui de la Belgique. Ce chapitre se base notamment sur les résultats mis en avant par le chapitre 4 en France ainsi que sur les travaux de Roblain et al. (2016) en Belgique (2016) et en Suisse (Politi, Roblain et al., under review). De plus, nous aurons également pour objectif d’examiner l’effet des normes de laïcité dans un pays autre que la France. Ce chapitre présente à nouveaux deux études, cette fois-ci menées en Belgique. L’étude 7 de ce chapitre vise une nouvelle fois à tester l’effet des normes de laïcité au sein d’un modèle de médiation similaire à celui mis en avant par Roblain et al. (2016). L’étude 8 vise à étendre les résultats de l’étude 7 aux comportements de discrimination.

Pour résumer, après avoir posé les bases de nos travaux en validant une mesure de discrimination et identifiant les normes françaises d’intégration (chapitre 2), le chapitre 3 examinera l’effet direct des normes d’intégration française sur la discrimination. Le chapitre 4 étudiera l’interaction entre les normes culturelles d’intégration et un facteur étique de discrimination, l’adoption perçue de la culture dominante par les minorités. Le chapitre 5 de cette thèse visera à élargir nos travaux à une culture différente de celle de la France. Le chapitre 6, enfin, viendra discuter l’ensemble des résultats de la thèse.

CHAPITRE 2 –

IDENTIFICATION DES NORMES CULTURELLES

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