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La notion d’égalité aux origines de l’accès au droit

TITRE 1 : LA NOTION CLASSIQUE DE L’ACCÈS AU DROIT

A. La notion d’égalité aux origines de l’accès au droit

L’égalité entre les Hommes est une notion ancienne, une utopie nécessaire dans toute société démocratique110. G. VEDEL a considéré que l’égalité n’était pas un droit naturel, mais le fondement même de tout droit naturel111. L’égalité serait par conséquent l’essence de tout droit. Sa reconnaissance et sa protection juridique seraient essentielles dans un État de droit. Ainsi, l’égalité tient une place de choix au sein de la République française, comme en atteste sa présence dans la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité »112. De plus, le principe d’égalité est protégé constitutionnellement depuis les décisions du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971113 et du 27 décembre 1973114. Il convient de distinguer deux types d’égalité reconnus par la DDHC, à savoir l’égalité devant la loi garantie par son article 6, et l’égalité devant les charges publiques prévue par son article 13. Dans ces deux cas, il faut réaffirmer la nécessité de connaître ses droits.

110 « Quoique, dans la démocratie, l’égalité réelle soit l’âme de l’État, cependant elle est si difficile à établir,

qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. (…) Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de la nature de la démocratie et du principe même de l’égalité. » : MONTESQUIEU, De l’esprit des lois I, Édition de R. DERATHÉ, 1987, p. 53.

111 Ainsi, « il n’y a plus de droit naturel si les hommes ne sont pas égaux entre eux, autrement dit si les hommes

n’existent pas. L’égalité est la condition même de la reconnaissance de l’homme » : G. VEDEL, « L’égalité », [in] C. A. COLLIARD, G. CONAC (dir.), La déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, Ses origines, sa

pérennité, La documentation française, 1990, pp. 171-180.

112 R. DRAGO analyse la place juridique de l’égalité et de la liberté « dans la vie juridique de la France mais aussi

de la société politique. La « Fraternité », quant à elle, n’est qu’un sentiment et ne justifie, semble-t-il, aucune analyse dans ces domaines. » : R. DRAGO, « Égalité et liberté », [in] L’égalité, tome 51, Dalloz, 2008, pp. 15-20, spé. p. 15.

113 C.C., 16 juillet 1971, n° 71-44 DC, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet

1901 relative au contrat d’association.

114 C.C., 27 décembre 1993, n° 73-51 DC, Loi de finances pour 1974. Cette décision est majeure, car « C’est la

première fois, en 1973, que le Conseil constitutionnel est appelé à statuer sur un moyen tiré de la violation du principe d’égalité » : L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 9e édition, Dalloz, 1997, p. 288.

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Pour autant, les hommes n’ont cessé d’être inégaux, aussi bien en fait qu’en droit dans l’Histoire. Dans l’Antiquité, à Athènes, les hommes ont été différenciés au regard de différentes classes, réparties entre les citoyens, les métèques et les esclaves. Les femmes avaient un statut particulier puisqu’elles demeuraient sous la tutelle de leur mari. En fonction de ces classes, certains droits étaient accordés ou retirés115. L’égalité était, comme à Sparte au VIe siècle, une appellation réservée à ceux considérés comme étant dignes d’être appelés ainsi, que l’on qualifiait « d’égal »116. La classification des personnes a aussi existé à Rome. Les citoyens bénéficiaient de tous les droits, à l’inverse des étrangers, ou encore d’une catégorie dite alieni

juris composée des épouses, des enfants, des domestiques et des esclaves117. En France, les inégalités civiles et juridiques existaient également. À titre d’illustration, la condition servile, qui serait apparue à la fin de la période carolingienne, aurait perduré jusqu’au XVIIIe siècle118. Le « Code noir » qui consacre et encadre l’esclavage au XVIIe siècle restera en application jusqu’à son abolition en 1848119. Les inégalités juridiques entre les hommes et les femmes persistent jusqu’au XXe siècle, ces dernières ne disposant du droit de vote que tardivement, en 1944120.

S’agissant de l’accès au droit ou encore à la justice, ces catégories d’individus sont exclues de leur bénéfice, ou n’y ont accès que de manière réduite. Cette exclusion s’explique par leur absence de personnalité juridique ou son caractère tronqué. Ainsi, les femmes dans l’Antiquité n’ont pas accès aux tribunaux, « privilège viril par excellence comme celui de la

115 J. ELLUL, Histoires des institutions, L’Antiquité, 2e édition, PUF, 2011, pp. 89-99.

116 « Le principe fondamental était l’égalité de tous les citoyens de Sparte. Ils s’appelaient entre eux les Égaux. Ils

ont la totalité des droits politiques. Mais ils ne sont qu’une minorité, dirigeant l’énorme majorité des autres habitants de Lacédémone » : J. ELLUL, Histoires des institutions, L’Antiquité, op. cit., p. 55.

117 En effet, « leur existence et leur capacité juridiques dépendent de celle du chef de famille, et sont conditionnés

par le "rôle" que le droit objectif leur reconnaît et leur attribue dans la vie juridique » : J-F. NIORT, « Homo servilis. Un être humain sans personnalité juridique : réflexions sur le statut de l’esclave dans le code noir », [in]

Esclavage et droit, du Code noir à nos jours, M. CARIUS et T. LE MARC’HADOUR (dir.), Artois Presses Université, 2011, p. 27. Cf. également pour une présentation de la classification des personnes en droit romain : M. VILLEY,

Le droit romain, PUF, 2012, pp. 59-61.

118 J. ELLUL, Histoire des institutions, Tome 3, Le Moyen-âge, PUF, 1993, p. 185.

119 « Au sens strict, l’expression “Code Noir“ désigne l’Édit de mars 1685 sur la discipline de l’Église et celles

des esclaves dans les îles de l’Amérique française, composé de 60 articles. […] Toutefois, cet édit ne concerne (du moins à l’origine) que les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-Christophe, et il sera complété par au moins deux autres : celui de 1723, applicable aux îles Bourbon et de France (réunion er Maurice) ; et celui de 1724, applicable à la Louisiane, textes parfois appelés aussi “Codes Noirs“ (de 1723 ou 1724) », J-F. NIORT,

op. cit., p. 16.

120 « Il faudra attendre 1944 pour que le vote féminin soit consacré, 1946 pour que la Constitution établisse

l’égalité des sexes. » : G. VEDEL, « L’égalité », [in] C. A. COLLIARD, G. CONAC (dir.), La déclaration des droits

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guerre »121. Les principes de la dèmokratia de PÉRICLÈS, et notamment celui d’égalité,122 ne s’appliquent qu’à ceux qui sont catégorisés comme étant des citoyens. De même, l’esclave noir aux Antilles sous l’empire du Code civil n’est pas considéré comme étant une personne, et ne peut en conséquence se prévaloir des droits qui seraient rattachés à une telle personnalité juridique123, dont celui de faire valoir ses droits et/ou de se prévaloir en justice. Parler d’accès au droit pour ces catégories de personnes exclues du droit semble cynique, tant l’accès au Droit124 de manière primaire en tant qu’être humain leur est interdit.

Certains auteurs se sont interrogés sur la notion d’égalité, ses origines et ses contours. Ces réflexions avaient pour objectif d’expliquer les inégalités juridiques et de fait existantes entre les hommes, voire de les justifier125, ou encore de déterminer les causes naturelles et sociétales de ces inégalités. ROUSSEAU distinguait les inégalités naturelles ou physiques des inégalités morales ou politiques126. Selon la pensée rousseauiste, les hommes seraient différents de par la nature, au regard de certains marqueurs comme le sexe, la condition physique, l’origine. Cette inégalité pourrait être accrue par des inégalités sociétales comme les différences de milieu social ou d’éducation. En tout état de cause, l’inégalité paraît insurmontable et propre à la nature humaine elle-même.

Le principe d’égalité est proclamé par l’article 1er de la DDHC de 1789. Les constituants, en adoptant la Déclaration, ont voulu démontrer un changement substantiel de la conception de la société en rupture totale avec l’Ancien régime127. L’universalité entre

121 M. HUMBERT, D. KREMER, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 12e édition, Dalloz, 2017, p. 14.

122 Ces principes sont les suivants : la liberté, l’égalité et la souveraineté des lois. L’égalité est notamment :

« l’égalité de parole (isègoria) ou égalité de droits entre riches et pauvres, égalité de naissance, le concept d’ison est au cœur de la démocratie » : M. HUMBERT, D. KREMER, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 12e

édition, Dalloz, 2017, p. 137.

123 J. RICHARD, « Le statut juridique de l’esclave aux Antilles sous l’empire du code civil (1805-1848) : d’un effort de "civilisation" à la réticence du parti colon », [in] Du code noir au code civil, J.-F. NIORT (dir.), L’Harmattan, 2007, p. 107.

124 La majuscule dans ce cas n’est pas anodine puisque l’on parle bien de l’accès aux règles de droit en tant qu’être humain.

125 À cet égard, la justification de l’esclavage par de nombreux penseurs est particulièrement intéressante. À titre d’illustration, ARISTOTE considérait, s’agissant de l’esclave, que ce dernier était un instrument au service de son maître car « celui qui par nature ne s’appartient pas mais qui est l’être humain d’un autre, celui-là est esclave par

nature ; et est l’être humain d’un autre celui qui, tout en étant un humain, est un bien possédé, et un bien possédé, c’est un instrument en vue de l’action et séparé » : ARISTOTE, Les politiques, Flammarion, 2015, p. 114.

126 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Folio essais, p. 61.

127 Ainsi, les constituants « n’ont pas seulement voulu édicter, en leur donnant une valeur solennelle, voire une

supériorité juridique, des règles positives nouvelles ; ils ont entendu ; en réalité, fonder, au sens le plus fort du terme, un ordre social nouveau, en rupture avec le précédent, un ordre procédant d’une certaine conception de l’homme » : G. CONAC, M. DEBENE et G. TEBOUL, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Economica, 1993, p. 71.

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les Hommes est affirmée dans cette Déclaration128, de grands principes étant applicables à l’ensemble des Hommes, sans distinction aucune.

Ainsi, l’universalité est « consubstantielle […] à la conception du droit naturel »129. Les principes proclamés dans cette Déclaration sont en effet « inhérents à la nature humaine,

donc nécessairement universels »130 et « valent pour tous les hommes de tous les pays et de toutes les époques »131. L’égalité civile apparaît à cette occasion comme étant, selon G. VEDEL, « la première et la seule de toutes les conquêtes de la Révolution qui ne sera jamais

remise en cause à partir de 1789 […] C’en est fini des distinctions quant à l’application de la loi entre les Français. Tous les Français sont égaux devant la loi »132.

L’article 16 de la DDHC133 est une garantie de respect du principe d’égalité. L’État doit garantir de manière effective les droits de ses citoyens. L’intégration dans le droit de l’égalité entre les hommes permet de légitimer ce même droit. Selon A. TOUBLANC, « le droit, dans

une société donnée, est le régulateur du pouvoir qu’il organise. Le droit détermine positivement, parfois même négativement, des obligations. C’est pour cela qu’il se doit d’être énoncé, d’être pour ainsi dire "positivé". On glisse alors vers la question de sa légitimité car le droit n’est pas seulement l’expression du pouvoir, il en détermine aussi la limite »134.

La conception d’égalité juridique entre les hommes varie cependant entre les différents États du monde, pour des raisons diverses (politiques, culturelles, religieuses, etc.). À titre d’exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), votée en 1948 notamment en réaction des évènements de la Seconde Guerre mondiale, ne sera pas votée par la totalité de 56 pays présents. En effet, ce sont des conceptions et des visions de la société et de l’homme qui s’opposent : « Quant aux États qui s’abstiennent, six d’entre eux appartiennent

au bloc soviétique alors opposé aux États-Unis ; tandis que les deux autres (l’Afrique du Sud

128 « La Déclaration a une portée universelle parce qu’elle proclame des droits naturels qui appartiennent par

essence à tous les hommes, qui sont "inhérents à la nature humaine". […] L’universalité de la règle est vue comme le fondement et la condition de l’égalité des droits » : D. LOCHAK, Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010, p. 52.

129 D. LOCHAK, Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010, p. 168.

130 D. LOCHAK, Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010, p. 168.

131 D. LOCHAK, Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010, p. 168.

132 G. VEDEL, « L’égalité », [in] C.A. COLLIARD, G. CONAC (dir.), La déclaration des droits de l’Homme et du

citoyen de 1789, Ses origines, sa pérennité, La documentation française, 1990, pp. 171-180.

133 Pour mémoire, « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des

Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

134 A. TOUBLANC, « La nécessité de simplifier le droit », [in] La simplification du droit, J.-M. PONTIER (dir.), Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006, pp. 17-18.

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et l’Arabie Saoudite) entendent préserver leur conception de l’apartheid et du statut de la femme »135.

La problématique centrale de l’égalité, bien résumée par G. VEDEL, « reste de savoir

si les inégalités de fait, reconnues inévitables, ne devaient pas être combattues par le droit. C’est tout le problème de l’extention [sic] de l’égalité à la société ou à l’organisation sociale toute entière. L’égalité doit être égalité sociale, égalité des conditions de fait, des modes de vie, des cultures »136. L’égalité juridique ne prémunit pas une société d’inégalités de fait, en revanche, il est possible que certaines règles juridiques mises en place tendent à corriger, ou du moins à tempérer ces inégalités.

Cette question de la lutte contre les inégalités de fait trouve à s’appliquer dans le cadre de la conception de l’accès au droit. La conception la plus ancienne de l’accès au droit se focalisait sur les inégalités matérielles entre les hommes, liées à des différences de condition. Initialement, il ne s’agissait pas de mettre en place des règles juridiques pour estomper de telles inégalités, mais plutôt d’adopter des systèmes alternatifs au sein de la société, pour permettre notamment l’accès à la justice des plus pauvres. La conception la plus ancienne de l’accès au droit ne comprenait qu’un accès matériel à la justice, et n’était pas encadrée par des règles juridiques précises.

Au fondement de la conception de l’accès au droit et à la justice, se trouve en effet la notion d’égalité. Les textes bibliques révèlent les liens entre justice et égalité, qui ne pourraient être dissociés137. À titre d’exemple, les justiciables sont notamment inégaux dans l’Ancien régime quand ils accèdent à la justice, pour des raisons aussi bien économiques que sociales138 : la possibilité d’être bien défendu peut dépendre de la capacité pour le justiciable de prendre un

135 M. DELMAS-MARTY, Le relatif et l’universel, Éditions du Seuil, 2004, p. 57.

136 G. VEDEL, « L’égalité », [in] C. A. COLLIARD, G. CONAC (dir.), La déclaration des droits de l’Homme et du

citoyen de 1789, Ses origines, sa pérennité, La documentation française, 1990, pp. 171-180.

137 Cf. par exemple : « Vous n’aurez point égard à l’apparence des personnes dans vos jugements. Vous écouterez

le petit comme le grand » (Deutéronome 1/17) ; « Tu ne commettras point d’iniquité dans tes jugements : tu n’auras point égard à la personne du pauvre, et tu ne favoriseras point la personne du grand, mais tu jugeras ton prochain selon la justice » (Lévitique 19/15).

138 « Le critère économique est souvent important : la principale circonstance prise en compte, ici ou là, pour la

modération des amendes, par rapport à ce que prévoient la coutume ou la loi, semble être la pauvreté du condamné ; la pression des forces économiques est également susceptible d’entraver le travail de la justice. Le critère social entre évidemment en jeu l’exercice du droit et la pratique des tribunaux peuvent être inégaux selon le statut social des justiciables, notamment pendant l’Ancien régime, de sorte que la question des moyens (sociaux économiques) de se faire rendre justice est essentielle, en particulier selon qu’on peut ou pas engager un bon (bon, donc cher) avocat ; cette non-application du droit, faute d’avoir les moyens d’ester en justice, est trop souvent oubliée, alors qu’elle implique une inégalité de l’exercice du droit selon les statuts du justiciables. » : B. GARNOT,

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avocat (de préférence de qualité), ce qui implique un certain coût pour pouvoir le rémunérer. Des inégalités d’ordre culturel existent également, liées aux différences d’instruction et de compréhension des règles de droit139.

Il est à noter que l’existence des inégalités d’ordre économique est, depuis des siècles, combattue par certains professionnels du droit. L’État ne s’est en effet emparé de la question juridique de l’accès au droit que tardivement.

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