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Les inégalités produites par le droit

Paragraphe 1 : Les inégalités légitimant l’accès au droit

B. Les inégalités produites par le droit

S’agissant de l’accès au droit, ces conceptions d’inégalités sont particulièrement importantes pour comprendre de manière globale les difficultés rencontrées par les individus confrontés à une problématique juridique. Ces derniers peuvent ressentir un sentiment de rejet une fois confrontés à une telle problématique, aussi bien par crainte de se retrouver confronté au droit, que par crainte de ses représentants378. Ce sentiment n’est pas incompréhensible, tant les juristes peuvent être considérés comme « vecteurs d’une violence symbolique »379. La

373 L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 9e édition, 1997, pp. 290-291.

374 Cet article dispose que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure

l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ».

375 L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 9e édition, 1997, p. 290.

376 « Dans la décision Troisième voie d’accès à l’ENA (83-153 DC) est admise implicitement une forme de

discrimination positive au profit de certains candidats pour lesquels est ouvert un troisième concours » :

L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 9e édition, 1997, p. 295.

377 « On notera […] les décisions 89-257 DC (Prévention des licenciements économiques) et 94-457 DC (Diverses

dispositions d’ordre social) dans lesquelles des critères sociaux le conduisent à admettre que des "salariés âgés" ou "présentant des caractéristiques sociales particulières" peuvent bénéficier de mesures protectrices spéciales (89-257) ou que les "associations intermédiaires" peuvent embaucher certaines personnes sans emploi "eut égard aux difficultés et aux handicaps qui peuvent affecter l’insertion professionnelle des personnes concernées" (94-357) » : L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 9e édition, 1997, pp. 295-296.

378 Ces représentants se rapportent aux professionnels du droit.

379 L’auteur fait référence à BOURDIEU dans ses développements, s’agissant du rôle des juristes dans l’expression de cette violence : T. DELPEUCH, L. DUMOULIN, C. DE GALEMBERT, Sociologie du droit et de la justice, Armand Colin, 2014, p. 218.

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distinction des professionnels et des profanes n’est en tant que telle pas anodine, car elle « renvoie à des processus de division du travail et de rationalisation formelle du droit, en vertu

desquels les juristes ont acquis un capital symbolique spécifique adossé à l’État et au monopole de la violence légitime. […] Les juristes exercent ainsi un magistère, une autorité symbolique légitime sur ceux qui sont dépourvus de capital juridique »380. Néanmoins, cette distinction tend à s’amenuiser et doit être relativisée au regard de la multiplication des acteurs non-juristes familiers du droit381.

De plus, accéder au droit est un enjeu sociétal majeur qui permet, entre autres, d’accroître la confiance des individus dans l’État de droit. Dans cette logique, « On accède au

droit comme on accède à l’éducation. Dans cette perspective, l’épanouissement du citoyen repose, entre autres choses, sur le droit, condition de son bien-être. Accéder au droit est aussi nécessaire qu’accéder au savoir ou aux soins : une condition du respect de la dignité de la personne humaine »382.

En outre de ces craintes liées à la vision de la justice et de ses représentants, d’autres inégalités, conséquences pures du droit, peuvent influer sur l’accès au droit et l’accès à la justice. Par exemple, l’inflation législative est un facteur d’inégalité383 entre les individus, au regard de leur capacité, plus ou moins élevée, de comprendre la règle de droit qui leur est applicable. Comme expliqué par le Conseil d’État, cette inflation a en effet des conséquences certaines pour les individus : « Les premières victimes en sont les plus faibles, mis dans

l’incapacité de faire valoir leurs droits, soit parce qu’ils ne les connaissent pas, soit parce que les procédures sont trop complexes. Plus généralement, l’absence de lisibilité du droit nourrit la défiance des citoyens à l’égard des institutions représentatives et des corps intermédiaires […] »384.

380 T. DELPEUCH, L. DUMOULIN, C. DE GALEMBERT, Sociologie du droit et de la justice, Armand Colin, 2014, p. 207.

381 Selon l’auteur, on constate une multiplication des intermédiaires non-juristes (comme les associations), qui deviennent familiers du monde juridique, et « contribuent à une forme de diffraction du droit, qui devient alors un

peu moins la propriété exclusive des juristes » : T. DELPEUCH, L. DUMOULIN, C. DE GALEMBERT, Sociologie du

droit et de la justice, Armand Colin, 2014, p. 208.

382 Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p.51.

383 « Cette multiplication des textes emporte des conséquences néfastes : opacité et insécurité juridique, instabilité

et complexité du droit, inégalité et affaiblissement de la loi » : H. PLAGNOL, « La complexité de la loi et ses solutions », [in] La confection de la loi, R. DRAGO (dir.), PUF, 2005, pp. 1-5, spé. p. 1.

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Le cas voisin de l’accès au droit du « non-recours aux droits sociaux »385 fait ressortir les inégalités pouvant s’exprimer pour un individu éligible à l’obtention de droits sociaux et étaye cette présentation. Le Rapport DALY, qui se penche sur la question de l’accès aux droits sociaux en Europe, évoque divers obstacles pour les individus dans l’exercice de leurs droits386. Ces obstacles seraient liés notamment à la forme du droit et à l’adéquation des dispositions légales, à un suivi inadéquat, à des ressources insuffisantes, à des obstacles psychologiques et socioculturels, à des difficultés liées à la complexité des procédures, à une attention insuffisante accordée aux groupes vulnérables et à l’existence de régions défavorisées387. Certains obstacles doivent être étudiés en parallèle des inégalités existantes permettant l’accès au droit. Ainsi, la complexité des procédures administratives dans le cas de l’accès aux droits sociaux amène parfois à une renonciation pure et simple à l’exercice des droits, cette complexité pouvant « prendre un tour bureaucratique aigu, notamment en ce qui concerne la réglementation

concernant les demandes de prestations ou services. Il est parfois très difficile pour des ayants droit potentiels de comprendre des textes juridiques et les procédures de dépôt de demande »388. Les obstacles liés à l’information et à la communication font apparaître que « un certain nombre

de personnes sont mal informées de leurs droits et que ce manque d’information peut entraîner la perte de prestations ou des retards dans leur attribution »389. Le cas des « groupes

vulnérables »390 fait émerger la problématique de la juxtaposition de difficultés, les mettant dans l’incapacité de bénéficier d’aides sociales391. Les individus rencontrent rarement une seule

385 Les droits sociaux sont définis comme « les dispositions légales ou autres requises pour répondre aux besoins

sociaux des citoyens et promouvoir la cohésion sociale et la solidarité », Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du

rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en

Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 32.

386 Un tableau synthétique des obstacles est présenté dans ce rapport. Cf. Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en

Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 35.

387 Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 35.

388 Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 48.

389 Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 50.

390 Il est intéressant de constater que certaines populations vulnérables ont été identifiées comme telles dans de nombreux pays d’Europe : « Bien que l’identité de ces groupes varie quelque peu d’un État membre à l’autre,

certains se retrouvent plus ou moins partout : réfugiés, personnes âgées, minorités ethniques, handicapés physiques et mentaux, personnes sortant d’un établissement psychiatrique ou de prison, malades ou personnes en mauvaise santé, SDF et mal-logés, demandeurs d’asile, femmes ayant une charge de famille ou d’autres responsabilités en matière de soins, chômeurs de longue durée, travailleurs âgés, femmes de condition économique modeste, jeunes et enfants » : Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du rapport sur l’accès aux droits sociaux,

Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 35.

391 « Cette notion tient compte en outre du fait que les difficultés auxquelles sont confrontés ces groupes revêtent

un aspect cumulatif et génèrent des désavantages multiples. À propos des chômeurs de longue durée, par exemple, le CS-EM attire l’attention sur un enchaînement qui met les services et les prestations hors de portée des individus

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difficulté dans l’exercice de leurs droits, ces difficultés pouvant, en fonction de leur situation, s’empiler d’une manière qui semble inextricable.

P. WARIN, dans ses travaux sur le « non-recours aux politiques sociales », observe que « La complexité de l’environnement institutionnel et réglementaire des dispositifs d’action »392 rend difficile l’accès aux droits pour les individus. Cette complexité induit une forte insécurité juridique, en ne garantissant pas, notamment, « la justiciabilité des droits sociaux »393.

Il apparaît par ailleurs que ces inégalités issues du droit se trouveraient renforcées par les insécurités juridiques produites par le droit.

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