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Nemo censetur ignorare legem

TITRE 1 : LA NOTION CLASSIQUE DE L’ACCÈS AU DROIT

B. Une réception juridique faible des adages présumant de la connaissance des règles applicables

1. Nemo censetur ignorare legem

L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » (du latin nemo censetur ignorare legem), trouverait ses racines dans le droit romain182, l’Empire ayant « posé le principe que l’ignorance

de la loi portée à la connaissance des citoyens n’était pas excusable »183. Cet adage est conçu comme une fiction juridique servant à assurer la sécurité juridique de notre système normatif184

181 Cf. Introduction.

182 Il est intéressant de se pencher sur certaines pratiques voisines concernant la portée juridique de cet adage : « L’adage "nul n’est censé ignorer la loi" (Unwissenheitschützt vor Strafe nicht), hérité d’un adage latin, existe

tant en droit allemand qu’en droit français. […] L’ignorance de la loi est spécialement prévue en droit pénal. Le code pénal allemand envisage deux cas de figure. Si l’absence de l’élément moral résulte d’une erreur de droit (Verbotsirrtum) qui était inévitable (unvermeidbar) et commise dans volonté d’enfreindre la loi, alors l’infraction n’est pas constituée. Si l’erreur était inévitable, elle pourra constituer une circonstance atténuante. […] En droit français, le code pénal n’incrimine pas "la personne qui justifie avoir cru, par erreur sur le droit quelle n’était pas en mesure d’éviter, pouvoir accomplir légitimement l’acte" » : P. MATRINGE, La recherche d’information

juridique, En droit allemand et en droit français dans le domaine « informatique et droit » : vers le web des données juridiques, Éditions universitaires européennes, Allemagne, 2011, pp. 11-12.

183 J. HILAIRE, Adages et maximes du droit français, Dalloz, 2013, p. 139.

184 « Adage interdisant à quiconque de se retrancher derrière son ignorance du droit ou sa mauvaise

compréhension pour échapper à ses obligations » : S.GUINCHARD,T.DEBARD,Lexique des termes juridiques,

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et l’ordre social185. Il est, « par nature, autoritaire car il neutralise tout grief tiré de la

méconnaissance d’une règle juridique et, de surplus, est d’ordre public »186. Les personnes concernées, supposées connaître les règles applicables, ne peuvent en conséquence arguer de leur méconnaissance pour s’en soustraire. Cette fiction, bien que critiquable187, serait également nécessaire pour assurer la sécurité juridique et l’égalité devant la loi des récepteurs de la norme. Comme précisé par PORTALIS, « tout citoyen est présumé avoir accepté les lois de la

société dans laquelle il vit, et qu’en s’y soumettant il traite à son profit en stipulant des conditions qui renforcent la garantie et la sûreté de tous ses droits »188. Le Code civil promulgué en 1804 a intégré la présomption de la connaissance de la loi par tous dans son article 1er : « Les lois sont exécutoires dans tout le territoire français, en vertu de la

promulgation qui en est faite par le Premier Consul. Elles seront exécutées dans chaque partie de la République, du moment où la promulgation en pourra être connue »189. Cette maxime au regard de son existence historique et continue dans l’esprit des textes s’avère intériorisée et connue des personnes concernées.

L’adage a été considéré comme étant une « présomption réfragable »190, même si cette conception a été critiquée. Cet adage serait un facteur d’incompréhension, car il « effectue un

renversement de la charge de preuve envers le citoyen […], renversement intolérable dans le cadre de la théorie de la souveraineté »191. Il est en effet objectivement impossible de connaître toutes les règles applicables, le juriste étant lui-même parfois dépourvu dans son appréhension

185 « Cette règle sert donc l’ordre social et la sécurité juridique objective, quelle que soit la frustration que

provoque son application chez l’individu à qui elle est opposée. » : Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p. 54.

186 P. RRAPI, L’accessibilité et l’intelligibilité de la loi en droit constitutionnel, thèse, sous la direction d’A. ROUX, Université d’Aix-Marseille, Dalloz, 2014, p. 64.

187 L’ensemble du droit ne pourrait être connu, que l’on soit juriste ou profane. En ce sens, J. CARBONNIER indiquait que : « Une maxime non écrite veut que nul ne soit censé ignorer la loi, et ne soit même admis à prouver

qu’en fait il l’a ignorée. Il y a un évident mépris des réalités à exiger ainsi de l’homme qu’il sache, par science infuse, ce que quatre ans de faculté et dix ans de pratique ne suffisent pas toujours à apprendre. Peut-être l’ordre social ne serait-il pas gravement ébranlé si nous laissions à chaque partie le soin de démontrer, selon les vraisemblances raisonnables, que son adversaire n’a pu, en l’espèce, ignorer la loi applicable. Ce serait favoriser l’hygiène mentale que de renoncer à présumer l’universelle connaissance du droit [...] » : J. CARBONNIER,

Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9e édition, 1998, p. 191.

188 J.-L. A. CHARTIER, Portalis, Père du Code civil, Fayard, 2004, p. 127 ; cité par N. LAHLOU, « Le parlement ouvert et l’accès au droit », Revue Internationale des Gouvernements Ouverts, volume 7, IMODEV, 2017, pp. 99-110.

189 Code civil des français : éd. Originale et seule officielle, Imp. De la République, Paris, 1804.

190 G. DEREUX, « Étude critique de l’adage "nul n’est censé ignorer la loi" », RTD civ., 1907, p. 514 ; cité par

N. LAHLOU, « Le parlement ouvert et l’accès au droit », Revue Internationale des Gouvernements Ouverts, volume 7, IMODEV, 2017, pp. 99-110.

191 E. LANDEAU, « "Nul n’est censé ignorer la loi" : les difficiles relations entre l’État et le citoyen », Utopie II :

les territoires de l’utopie, Quaderni, n° 41, 2000, pp. 27-37 ; cité par N. LAHLOU, « Le parlement ouvert et l’accès au droit », Revue Internationale des Gouvernements Ouverts, volume 7, IMODEV, 2017, pp. 99-110.

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et sa compréhension de la norme. Cet adage généraliste ne prendrait ainsi pas en compte les différences de compréhension et des inégalités de fait entre les personnes concernées.

Il résulte d’une analyse des arrêts publiés au bulletin de la Cour de cassation entre 1960 et 2017192 que cet adage n’a qu’une portée juridique restreinte. Dans le domaine pénal, ce principe a pu servir d’appui pour rappeler l’application de la loi à tous, malgré la prétendue méconnaissance invoquée par les demandeurs au pourvoi193. Il est cependant plus topique de s’intéresser aux cas où la Cour a reconnu la possibilité pour une partie de méconnaître la loi ou les règles qui lui étaient applicables. Dans le domaine civil, le juge ne se fonde pas sur le principe général de connaissance du droit, mais sur des droits et devoirs plus quantifiables comme le « devoir d’information »194 ou le « devoir de conseil »195. L’accès à l’information juridique et donc au droit par une partie est rendu obligatoire par l’existence de tels devoirs. Il s’agit en réalité de permettre une forme d’équilibre dans des relations juridiques qui semblent par nature déséquilibrées.

De manière plus exceptionnelle, la Cour de cassation a pris en compte la situation d’illettrisme d’une partie pour écarter le moyen de la partie adverse selon lequel « nul n’est

censé ignorer la loi »196. Cette décision est particulièrement intéressante, car elle intègre la situation de la personne, et notamment sa méconnaissance des règles applicables, pour rendre une décision favorable à son égard. Néanmoins, la portée de cet arrêt est à tempérer. D’une part, il est ancien. D’autre part, cet arrêt se rapporte à une situation de vulnérabilité particulière

192 Ces arrêts avaient tous en commun de contenir l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » : soit les juges l’avaient utilisé pour asseoir leur raisonnement et rejeter les arguments des parties, soit les parties l’avaient invoqué en tant que moyen au soutien de leur argumentation.

193 Cf. à cet égard s’agissant d’un délit : C. Cass. Crim., 22 mai 2012, n° 11-84790, où la Cour a pu rappeler que

« le délit de rappel d’une condamnation amnistiée, prévu par l’article susvisé, est constitué sans qu’il soit exigé que la connaissance par le prévenu de l’amnistie de ladite infraction soit établie ».

Cf. également s’agissant d’une décision de justice : C. Cass. Crim., 20 décembre 1994, n° 93-80267. La Cour a pu poser le principe que « l’autorité des décisions de justice résulte de leur prononcé et de leur caractère définitif,

indépendamment d’une publication qui n’est pas prescrite par le décret du 5 novembre 1870 régissant la publicité des lois et décrets ; Que, d’autre part, le prévenu d’infraction à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ne saurait se prévaloir de l’ignorance de la teneur du jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg, en date du 1er octobre 1946, qui a fait l’objet, conformément à l’article 25 du statut de ce Tribunal, d’une transcription officielle en français ».

194 Cf. à cet égard s’agissant du devoir général d’information des organismes de sécurité sociale envers leurs débiteurs : C. Cass. 2e civ., 28 novembre 2013, n° 12-2421.

195 Cf. s’agissant du devoir de conseil d’assureurs envers leurs assurés : C. Cass.1ère civ., 29 octobre 2014, n° 13-19729.

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puisque la personne en présence était illettrée, et donc dans une situation peu commune par rapport à la majorité des individus197.

L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » permettrait d’asseoir une présomption de connaissance de la norme par la personne concernée, cette présomption ne pouvant être renversée qu’en de rares cas, où la vulnérabilité d’une partie pourrait être démontrée. Néanmoins, sa réalité est à tempérer, tant son existence, comme on a pu le remarquer, sert à asseoir une fiction juridique permettant sécurité et égalité juridique des personnes concernées.

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