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Les insécurités juridiques liées à la complexité du droit

Paragraphe 2 : Les insécurités juridiques produites par le droit

A. Les insécurités juridiques liées à la complexité du droit

Le droit est une matière évolutive, et la production de son contenu a été analysée en profondeur par la doctrine. La production de la loi (le terme « loi » renvoyant dans cette partie au terme générique de règle de droit) en particulier a fait l’objet de théorisations multiples. L’une des explications de cette fascination de la doctrine envers la loi395 est que cette dernière

« est l’expression de la volonté générale »396, et donc le synonyme de la souveraineté et

qui en ont le plus besoin : interruption précoce de la scolarité, problèmes liés au manque d’instruction et à l’illettrisme, manque de confiance en soi et absence de certaines aptitudes en matière de gestion du temps ou de la capacité à travailler en groupe, à faire des choix ou à prendre des décisions. À ces difficultés viennent s’ajouter les problèmes inhérents au logement et à l’insuffisance des revenus » : Conseil de l’Europe, Groupe éditorial du

rapport sur l’accès aux droits sociaux, Comité européen pour la cohésion sociale, L’accès aux droits sociaux en

Europe, rapport présenté par M. DALY, 28-30 mai 2002, p. 55.

392 P. WARIN, Le non-recours aux politiques sociales, Presses Universitaires de Grenoble, 2016, p. 90.

393 P. WARIN, Le non-recours aux politiques sociales, Presses Universitaires de Grenoble, 2016, p. 91.

394 G. TIMSIT, Archipel de la norme, PUF, 1997, p. 29.

395 En particulier au regard de la conception de la loi par les constituants de la DDHC en 1789, ayant eu une véritable conséquence sur l’appréhension de la loi par les juristes par la suite : « Parler de "mythe", s’agissant de

la conception de la loi prévalant au XVIIIe, n’est pas excessif. Pour la majorité des juristes, la loi, parée des vertus que la Déclaration de 1789 lui confère, est la pièce essentielle de la hiérarchie des normes » : P. ALBERTINI, La

crise de la loi, LexisNexis, 2015, p. 127.

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l’essence même de toute démocratie. Un accès restreint à ces règles de droit pourrait avoir des conséquences directes et indirectes sur la conception même de souveraineté.

P. ALBERTINI a résumé les enjeux propres au droit, qui aurait pour vocation de permettre la sécurité juridique, la stabilité du droit, et également l’accessibilité du droit397. Sur le point de garantir l’accessibilité du droit, cet auteur a pu indiquer que « le contenu de la norme […] est ici en cause. Chacun [le citoyen] devrait être en mesure d’en intégrer la finalité et les

conséquences avant de s’engager dans telle ou telle action. La lisibilité (terme actuel) ou la clarté (terme plus ancien) de la loi répond à une double exigence : démocratique, la capacité de chaque citoyen à la comprendre, mais aussi juridique, l’égale protection des droits »398. La construction du droit ne pourrait être différenciée de l’enjeu de compréhension du droit par le citoyen. Les finalités principales poursuivies par la loi seraient de garantir l’égalité et la liberté des citoyens, mais également de permettre de répondre à l’exigence de justice399.

En tout état de cause, le véritable enjeu de l’accessibilité du droit se rapporterait à la légitimation de l’État de droit lui-même. Cette idée a été schématisée par D. RÉMY, selon lequel « au-delà de la légitime exaspération des usagers professionnels du droit, c’est bien les

rapports entre l’autorité investie du pouvoir normatif et ses usagers qui est en cause et donc, en fin de compte, le maintien de l’État de droit »400. Si l’expression est forte, elle traduit une nécessité pour les individus de connaître les règles du droit qui s’appliquent à leur endroit. La compréhension du droit est en effet un facteur de confiance des individus envers l’État, qui amenuise le sentiment « d’injustice » qu’ils pourraient ressentir face à une règle de droit opaque, incompréhensible ou encore illisible401.

Cependant les enjeux propres au droit, et plus précisément celui de garantir l’accessibilité du droit, se trouvent entachés par certains phénomènes comme la complexification du droit. Cette complexification serait la conséquence de plusieurs causes dont la « multiplication des sources de droit, notamment internationales et communautaires, en

même temps [que] l’apparition de nouveaux domaines d’activité humaine et de nouvelles

397 P. ALBERTINI, La crise de la loi, LexisNexis, 2015, pp. 81-96.

398 P. ALBERTINI, La crise de la loi, LexisNexis, 2015, pp. 92-93.

399 P. ALBERTINI, La crise de la loi, LexisNexis, 2015, pp. 97-116.

400 D. RÉMY, Légistique, L’art de faire les lois, Éditions Romillat, 1994, p. 324.

401 La confiance dans le droit des individus peut ainsi s’amoindrir. Ainsi, « un droit instable risque de ruiner les

attentes des sujets de droit et leur confiance même dans le droit » : Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p. 10.

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attentes à l’égard du droit, en relation notamment avec les inquiétudes engendrées par les avancées scientifiques et technologiques »402.

Comme le synthétise le 111e congrès des notaires de France, certaines causes de « complexité externes » du droit se trouvent dans « le développement de l’Union

européenne […] la jurisprudence de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales […] la multiplication des traités internationaux »403. Le développement de l’Union européenne amène une « prolifération des normes issues de l’Union

européenne »404 et des « transpositions incessantes de textes européens en droit interne rendues

nécessaires par les compétences élargies de l’Union européenne »405. Les cas de « surtransposition » se multiplient et complexifient le droit.

Par exemple, l’adoption des textes européens doit souvent se coupler avec l’adoption de textes nationaux. Dans le cas des directives en particulier, il est nécessaire d’adopter des lois nationales pour les transposer, ces lois devant elles-mêmes être complétées par d’autres textes comme des décrets d’application. Les règlements doivent aussi parfois faire l’objet de textes complémentaires. Il est possible de citer le cas du RGPD406, paru au journal officiel de l’Union européenne, entré en application le 25 mai 2018407. Il a amené une modification de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, afin de régir les domaines non prévus par ce texte et les laisser à l’appréciation du législateur national, en sus des éventuels décrets d’application pouvant en découler. Le RGPD doit aussi être articulé avec d’autres instruments normatifs comme la « Directive Police Justice »408. On s’aperçoit dans cet exemple que même si l’objectif affiché par le législateur européen est de permettre à la personne concernée d’exercer ses droits de manière renforcée en ayant accès à certaines informations « d’une façon concise,

compréhensible et aisément accessible, en des termes clairs et simples »409, l’accès au droit par l’individu s’avère complexe. Ce dernier doit pouvoir s’approprier plusieurs textes d’articulations différentes : un règlement, une loi nationale, plusieurs textes d’application. Il

402 Conseil d’État, Sécurité juridique et complexité du droit, Rapport public 2006, p. 231.

403 Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p. 28.

404 Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p. 29.

405 Congrès des Notaires de France, La sécurité juridique, un défi authentique, 111e Congrès des Notaires de France, LexisNexis, 2015, p. 30.

406 Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016.

407 Ce règlement fait suite à une directive de 1995, transposée par une loi en 2004 modifiant la loi du 6 janvier 1978 modifiée relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.

408 Directive (UE) 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016.

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faut ajouter à cette articulation complexe, véritable mille-feuille, certains cas particuliers régis par des textes spécifiques (« Directive Police Justice » ou encore le cas des territoires d’outres-mers non pris en compte par le RGPD). Cet empilement de textes n’est pas sans générer des incertitudes et des risques de contradictions. Ces éléments ont d’ailleurs été soulevés dans le cadre d’une saisine du Conseil constitutionnel du 16 mai 2018 reprochant le manque d’intelligibilité de la loi relative à la protection des données personnelles410. Ils n’ont cependant pas été retenus par le Conseil constitutionnel411. La complexité du processus législatif européen412 et national amène à de tels résultats presque « kafkaïens ».

Au-delà de cette complexité législative et réglementaire, la complexité du monde et des sujets abordés rend de plus en plus difficile l’appréhension par le citoyen du droit, dont l’aspect technique s’accroît. Par exemple, pour comprendre certains aspects de la réglementation relative à la protection des données, il faut disposer d’un regard « expert », tant les sujets se complexifient413. Or, les thèmes traités par la réglementation ne sont que le reflet des usages et des techniques contemporains.

La complexité du droit est aussi le produit de la montée en puissance de la « demande

sociale de nos concitoyens pour plus de droits globaux et individuels »414 et de l’individualisme. Y. LEQUETTE, dans ses travaux abordant l’interaction du droit international privé et la protection des droits fondamentaux par le biais de la CEDH415, a pu considérer que « Le monde des droits fondamentaux, tel que le modèle le nouveau paradigme, est, en effet,

celui du post-modernisme, c’est-à-dire un monde composé de personnes qui ne sont plus au chef les citoyens d’un État participant à une entreprise commune mais des individus égotiques

410 Saisine DC du 16 mai 2018 [relative à la protection des données personnelles]. Il y était en particulier indiqué que « Le texte déféré méconnaît l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi en

raison des importantes et nombreuses divergences et contradictions non résolues entre, d’une part, les dispositions nationales de la loi Informatique et libertés modifiées par le texte déféré et, d’autre part, les dispositions directement applicables du règlement général sur la protection des données personnelles ».

411 C.C., 12 juin 2018, n° 2018-765 DC, Loi relative à la protection des données personnelles.

412 Certains dysfonctionnements ont pu être relevés par C. BLUMANN et notamment « le système de la

compétence d’attribution qui contraint le législateur à toujours chercher une base juridique dans les traités sous peine d’annulation », « la hiérarchie des normes [qui] pèche par son insuffisance » « l’opacité des procédures »,

ou encore « la multiplication des instruments normatifs » : C. BLUMANN, « La légistique dans le système de l’Union européenne : quelle nouvelle approche ? », [in] La légistique dans le système de l’Union européenne,

F. PÉRALDI LENEUF (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 7-26, spé. pp. 10-13.

413 Nous citerons, à titre d’exemple, la réglementation applicable à la biométrie, et en particulier la délibération n° 2019-001 du 10 janvier 2019 portant règlement type relatif à la mise en œuvre de dispositifs ayant pour finalité le contrôle d'accès par authentification biométrique aux locaux, aux appareils et aux applications informatiques sur les lieux de travail.

414 H. PLAGNOL, « La complexité de la loi et ses solutions », [in] La confection de la loi, R. DRAGO, (dir.), PUF, 2005, pp. 1-5, spé. p. 1.

415 Y. LEQUETTE, « "De la proximité" au fait accompli », [in] Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre MAYER, LGDJ, 2015, pp. 480-518.

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et narcissiques qui se définissent par leur "droit à avoir des droits", et qui sont donc naturellement portés à se tourner vers n’importe quel ordre juridique complaisant afin de satisfaire leur désir en escomptant la reconnaissance de la situation ainsi créée, grâce à la méthode du même nom qui transforme les ordres juridiques en une sorte de chambre d’enregistrement des volontés particulières »416. Les citoyens qui désireraient faire valoir leurs intérêts seraient à l’origine de l’entremêlement des ordres juridiques et produiraient de fait une complexité accrue du droit. Par exemple, le cas de la réalisation d’une gestation pour autrui à l’étranger afin d’obtenir la reconnaissance de ses effets en France amène des difficultés juridiques nouvelles, qui sont le pur produit de la recherche du bonheur des individus et de lois plus favorables à la concrétisation juridique de ce bonheur.

Pour autant, cette complexification du droit n’est pas la seule cause des insécurités juridiques existantes. Ces dernières sont également renforcées par le phénomène d’inflation législative.

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