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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 3. Une société infernale : les démoniaques

A. La vie civile

2. Les notables

Green, Mauriac et Bernanos peignent des personnages démoniaques issus de la petite ou de la grande bourgeoisie. Les personnages démoniaques qui exercent des professions libérales se révèlent être des illusions d’hommes : non seulement ils sont médiocres, pleutres derrière leur apparence de force ou de réussite, mais encore ils appartiennent au cortège obéissant des adeptes de Satan. Ils s’enlisent dans un conformisme médiocre auquel n’échappent même pas leur immoralité et leur impureté.

a. Les médecins et psychiatres

Les personnages démoniaques apparaissent souvent en médecin dans les œuvres de Bernanos. Toutefois, malgré leur nombre non négligeable, aucun d’entre eux n’est un personnage principal : ce sont tous des personnages secondaires. Dans son œuvre, Bernanos dénonce à travers la figure du médecin, et notamment du psychiatre, la curiosité intellectuelle, cette fille de Satan, lui-même « intelligence monstrueuse »673. Les médecins, ces « curieux professionnels » peuvent donc être considérés comme démoniaques. Ils veulent voir clair dans les autres et se font l’effet de tentateur. Dans Sous le soleil de Satan, le docteur Gallet revêt ainsi le masque du médecin paternaliste et de l’homme de devoirs, soucieux de moralité. Mais sa « respectabilité est de pure surface »674 comme le montre son entretien avec Mouchette. Il se révèle être médiocre à bien des égards et utilise notamment son savoir médical pour tromper Mouchette en tentant de la convaincre qu’elle n’a pas tué Cadignan : « C’est de la démence [….]. Un autre que moi en reconnaîtrai les symptômes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse précoce »675. Ce diagnostic de « démence » n’est fondé sur rien de probant. Gallet use ici de son pouvoir

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G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit.,p. 1539. 673 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 467.

674 M. GOSSELIN-NOAT, B. MORICHEAU-AIRAUD, Bernanos, Sous le soleil de Satan, Neuilly, Atlande, Clefs concours – Lettres XXe siècle, 2008, p. 110.

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médical à mauvais escient : le but est de détromper Mouchette mais surtout de s’éviter toute implication dans cette affaire. Mouchette, éprise d’absolu, ne peut que se révolter contre « cette prison de l’ordre bourgeois et radical et s’enfoncer dans le mal »676 . Le médecin est toujours perçu de manière ridicule chez Bernanos.

Dans La Joie, le docteur La Pérouse, jadis célèbre, est désormais un médecin déchu qui apparaît suspect à bien des égards : ses pommettes ont un « éclat suspect », ses mains tremblent, aussi n’est-on pas surpris d’apprendre qu’il se drogue. Devant Chantal, il avoue ouvertement l’indignité de sa vie, révélant ainsi le paradoxe de sa situation : il défend une vision optimiste de l’homme que vient réfuter sa propre vie : « Réellement je n’ai rien aimé... qu’aurais-je aimé ? J’ai passé ma vie à me regarder dans la figure de mes toqués ainsi que dans un miroir... Je sais le sens particulier, immuable, de chacune de mes grimaces, je ne puis plus me faire rire ni pleurer »677. Cet homme ne peut pas, malgré ce qu’il en pense, supporter le poids de sa propre futilité. Comme l’analyse Colin W. Nettelbeck : « Il nie l’existence de son âme, mais c’est le poids mort de cette âme qui l’écrase »678. Pourtant, La Pérouse est l’un des rares à percevoir de manière aiguë les dangers qui menacent Chantal :

Il est de plus en plus clair que l’image de votre fille se superpose dans votre pensée à celle de feu Mme de Clergerie. Je vois là un danger, un danger grave. On n’en finit jamais avec les morts, les morts sont tenaces... Vous comprenez que je plaisante ? C’est nous qui ressuscitons les morts. Les morts sont nos vieux péchés. Allons, un peu de courage : ne cherchez pas à ruser, à biaiser avec ce sentiment humiliant de la supériorité d’autrui. Regardez-le sans rougir. Convenez même qu’il inspire votre conduite. Votre femme, votre fille ne furent jamais ni meilleures ni pires que vous : on a la morale de ses glandes. Vous manquiez seulement, à quelque degré, du sens poétique, grâce auquel nous donnons à nos actes leur couleur morale. Finissons-en...679

Mais son esprit prosaïque l’empêche de prendre la mesure du vrai drame qui se déroule sur le plan surnaturel.

Dans l’œuvre de Bernanos, le psychiatre est un monstre dangereux car il ne croit pas à la vie intérieure. Il en est de même pour le docteur Malépine dans Monsieur Ouine qui est un médecin borné qui ne croit pas à l’existence de l’âme. Il accable le maire dont il cherche à soigner la culpabilité diffuse par des explications physiologiques. Les conséquences sur ce malheureux fantoche sont désastreuses, le médecin le conduisant peu à peu au désespoir.

Vous faites du scrupule, mon cher, comme beaucoup de vieux pécheurs, au tournant de la soixantaine. Bref, il y a quelque chose qui ne va pas, là, au creux de l’épigastre, pas vrai ? Enfin, un peu plus bas, si

676 M. GOSSELIN-NOAT, B. MORICHEAU-AIRAUD, Bernanos, Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 112. 677 G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op.cit., p. 668.

678 C. W. NETTELBECK, Les Personnages de Bernanos romancier, op. cit., p. 57. 679

vous voulez, au plexus, quoi, au siège de l’âme… Un gros reliquat d’images polissonnes pas trop faciles à éliminer désormais, du moins comme autrefois, hein ! sacré farceur ! Alors, on rêve d’innocence, de pureté, de rachat – que sais-je ? des bêtises. Un vicieux est toujours idéaliste, retenez ça, mon bonhomme… 680

Pour lui, tout est donc affaire de science et de physiologie : ce qu’on appelle l’âme n’est donc qu’une émanation de la matière. Au cours d’une rencontre chez le maire, le prêtre accuse la médecine d’être la cause des maux actuels. En niant le surnaturel, le scientisme va faire naître des monstres inconnus dont le maire est un signe avant-coureur : « J’aurais voulu seulement expliquer que le pauvre n’a désormais plus de mots pour nommer ce qui lui manque, et si ces mots lui font défaut, c’est que vous les lui avez volés. »681.

b. Les écrivains

Les écrivains dans les romans de Mauriac, Bernanos et Green sont le plus souvent des personnages démoniaques de premier plan. Dans Un Mauvais rêve de Bernanos, Ganse est un écrivain d’une grande fécondité et dont le style ardent a conquis le grand public. Il multiplie les romans, ne se souciait guère de leur qualité :

La vérité est que le patron n’arrive pas à satisfaire les éditeurs, il s’impose ce qu’il appelle horriblement une production régulière, tant de pages par jour, une besogne de forçat : cinq feuilles du roman en train, trois feuilles d’une de ces nouvelles quelconques qu’il publie dans les journaux, sans parler de la correspondance. Alors, naturellement, il s’épargne le plus qu’il peut. 682

Il a acquis la célébrité littéraire à force d’un travail acharné mais l’ensemble de son œuvre ne manifeste en fin de compte qu’une dérisoire vanité. Henri Debluë commente à son sujet : « Il n’avait pas de vocation, pas de mandat supérieur, pas de message à transmettre. Il n’a rien créé, il n’a que produit, écrit pour écrire. […]. Son œuvre est vouée à la décomposition et à l’oubli. Son moteur réside dans sa voracité de la vie »683. Sa curiosité vorace défigure jusqu’au visage de Ganse : il absorbe la substance vitale de ses collaborateurs. Seule Simone, qui accepte d’être sa complice, échappe à ce sort. Elle est devenue indispensable au vieil homme : c’est elle qui stimule l’imagination défaillante et lui permet d’être aussi prolifique.

680 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1400. 681 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1509. 682 G. BERNANOS, Un Mauvais rêve, Œuvres romanesques, op. cit., p. 880. 683

Son dernier roman, Évangéline, s’inspire de l’histoire personnelle de Simone et il espère secrètement la voir confier ses secrets dans un moment d’oubli afin d’alimenter son roman.

Dans le salon Guérou, au début de L’Imposture de Bernanos, Dans le salon Guérou au début de L’Imposture de Bernanos, deux figures secondaires démoniaques ressortent : Guérou et Catini. Ce dernier est un vieillard féroce qui va être l’instigateur de la fin de Pernichon. Il avait protégé jusque là ce jeune ambitieux sans envergure, lui apportant un soutien, notamment financier. Catini va s’en débarrasser sans aucun égard à partir du moment où le jeune homme va commencer à poser problème à l’entourage de Catini, et particulièrement à l’abbé Cénabre. Guérou, lui, est un écrivain qu’un livre violent et polémique a rendu soudainement célèbre. Après son troisième livre, il n’écrit plus rien et vit sur sa célébrité passée. Pourtant l’avidité dévorante, qui est à l’origine de maints scandales, poursuit son oeuvre. Il éprouve une « curiosité si pénétrante, si avide que le malheureux qu’elle éprouve en subit malgré lui la contagion, comme ces femmes dont la sensualité s’émeut, dès qu’elles approchent, sans le savoir, d’un désir fixe et secret »684. C’est par curiosité que dans un long entretien avec Pernichon, il pousse le journaliste à bout, vers le suicide. Guérou a des mœurs suspectes, se livrant de manière régulière à la débauche comme le dira son masseur à Pernichon. De plus, il a recueilli une petite fille qui est visiblement terrorisée par Guérou. Lorsque le hasard permet au jeune journaliste d’entrevoir cette part obscur de la vie privée de l’écrivain, cela va achever de le désespérer. Lors de leur entretien, Guérou confie d’ailleurs à Pernichon croire à l’enfer : « ma maison est un enfer »685.

La fin de Sous le Soleil de Satan met en scène Antoine Saint-Marin, l’académicien délétère. Curieux par essence, l’écrivain est venu rendre visite au saint afin d’y puiser de la matière pour un prochain ouvrage. Il cherche aussi, non sans artificialité, ce qui pourrait apaiser ses mœurs libertines, son tempérament échauffé et son orgueil démesuré. Une fois sur place, il se joue la comédie d’une conversion religieuse et finit par se prendre à son propre jeu :

L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. […] il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf. 686

684 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 391. 685 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 437. 686

Il sait que se convertir signifie renier sa manière de penser et il est trop prisonnier de son orgueil pour y consentir. Saint-Marin incarne l’intellectuel démoniaque car le démon est « le suborneur subtil, avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux »687.

c. Les enseignants

Parmi les enseignants démoniaques, le plus remarquable est Monsieur Ouine, héros éponyme du roman de Bernanos. Auteur d’une nouvelle méthode d’enseignement, il utilise ses talents de professeur à des fins démoniaques. Avec son air de « mauvais prêtre 688», il distille une certaine sagesse désabusée, une médiocrité scrupuleuse et une suffisance sans bornes. L’ancien professeur nie la présence secrète d'un Dieu bon, d’une providence bienveillante. Il en est arrivé à admettre que la nature profonde de l’homme est le mal, l’effondrement intérieur, l’anéantissement. Ouine est jaloux de cette jeunesse qu’il n’a jamais eue : il attire le jeune Steeny près de lui dans l’unique but de lui arracher son secret. Ne parvenant pas à retrouver l’audace, la force de vie du jeune homme, il va saccager son innocence, tenter de pervertir ce qui lui échappe : « ah ! c’était bien là l’image que j’ai caressée tant d’années, une vie, une jeune vie humaine, tout ignorance et tout audace, la part réellement périssable de l’univers, seule promesse qui ne sera jamais tenue, merveille unique ! […] Quand tout s’altère, se corrompt, retourne à la boue originelle, la jeunesse seule peut mourir, connaît la mort »689. Ainsi, le vieil enseignant met ses talents de pédagogue au service d’un enseignement nuisible.

Je vous apprendrai à aimer [la Mort][...]. Elle est si riche ! L’homme raisonnable reçoit d’elle ce que la crainte ou la honte nous retient de demander ailleurs, et jusqu’à l’initiation du plaisir. Retenez ceci, Philippe : vous l’aimerez. Un jour même viendra où vous n’aimerez qu’elle, je le crains. Si ma modeste petite chambre, dans sa nudité, vous paraît douce, c’est justement qu’elle y est présente ; vous vous y êtes blotti dans son ombre, à votre insu. 690

Ouine immisce son poison dans l’esprit de ses élèves qu’il détourne du droit chemin. Parangon de l’inversion des valeurs, la méchanceté de M. Ouine réside bien dans son indifférence amoraliste. Il s’est imposé dans la bonne société parce « qu'il donne l’impression

687 G. BERNANOS, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques, op. cit., p. 307. 688 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1383. 689 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1369. 690

d’une rare puissance de soi, d’une incalculable force psychique »691. Le portrait que trace de lui Jambe-de-Laine est ambivalent : elle affirme le haïr « comme la mort »692, et dans le même temps, elle explique que « sa naïveté est extraordinaire, passe toute mesure. Il ne fait rien par lui-même, aussi désarmé qu’un enfant »693. Cet être est énigmatique aussi en ce qu’il semble se situer en dehors du bien et du mal. Le curé de Fenouille n'a ainsi jamais pu obtenir de lui « une parole pour ou contre la religion »694.

Dans Varouna de Julien Green, Eustache Croche est lui aussi un homme démoniaque qui a longtemps été le précepteur d’Hélène Lombard. Il essaie d’abord d’exercer son influence néfaste sur la fillette qui lui confie naïvement ses pensées. Comme M. Ouine, il désespère la jeune fille : « Vous apprendrez assez tôt que la cette vie est rebutante et fastidieuse »695. Il symbolise dans le roman la tentation et le mal : c’est un «sorcier » qui use « de son pouvoir pour envoyer aux filles des songes capables de leur tourner la tête »696 . Bertrand Lombard va lui donner l’opportunité d’exploiter ses talents et de tirer profit de la situation : « Cet homme, qui est une sorte d’enchanteur, n’a d’autre ambition que de s’enrichir aux dépens de votre père et vous fera servir dans ce but le plus criminel des projets »697 explique à Hélène le jeune homme qu’elle rencontre au bal. Habile magicien, et nécromant, il est avant tout un charlatan de premier ordre. Il réussit, grâce à ses tours de passe-passe, à impressionner Lombard qui va lui accorder toute sa confiance. Il persuade ce dernier que c’est bien sa femme qui vit dans le corps de sa fille et lui fournit de quoi la droguer le jour des noces.