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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 1. Transmission, filiation et modèles du démoniaque

A. Julien Green

Julien Green a eu connaissance de l’œuvre de Barbey d’Aurevilly envers laquelle il éprouve une « admiration étonnée »139. Toutefois, il n’appartient pas à la catégorie de lecteur passionné par l’auteur des Diaboliques. En revanche, le Journal de Green mentionne à de nombreuses reprises Dostoïevski qu’il considérait comme le plus grand romancier de tous les temps. Pourtant, en 1932, Green avoue dans son journal avoir peu lu Dostoïevski qu’il a découvert grâce à Robert de Saint-Jean. Lors de la rédaction du Visionnaire, en 1932, il mentionne :

Je venais d’achever la page 47 de mon livre où Manuel mène sa jeune cousine dans un pré, la nuit, avec l’intention secrète de la violer et en même temps le désir de ne pas aller jusqu’au bout de son propos. Le viol, c’est son rêve. La réalité lui présente autre chose. Ce qu’il veut, au fond, c’est de s’exposer à une tentation, et il ne viole pas Marie-Thérèse, bien que l’occasion lui en soit donnée. Arrivé à ce point, j’ai pensé à Dostoïevski dont Robert m’a souvent parlé, mais que je connais très mal. Je suis allé chez Plon acheter La Confession de Stravoguine dont Robert m’avait raconté le sujet et l’ai lue d’un trait. Il va sans dire que j’ai trouvé ce récit admirable. Tout est beau : les circonstances (l’histoire lue par un archevêque en présence de l’auteur, le ton passionné de la conversation entre le meurtrier et le prêtre). Je me suis demandé si ce livre ne m’obligerait pas à changer quelque chose au mien. J’ai agité cette question pendant de longueurs heures tout en me promenant dans Paris. […]. Si je suis un écrivain, je ne dois pas craindre Dostoïevski. Cependant j’éviterai de le lire.140

138 L. ESTANG, Présence de Bernanos, Paris, Plon, Présences, 1947, p. 37. 139 J. GREEN, Journal, 5 mars 1952, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1267. 140

Plus tard, en 1949, Green achète Crime et Châtiment traduit en anglais mais hésite à le lire à cause de la critique parue sur elle : « j'ai toujours pensé qu'il valait mieux que je ne lise pas Dostoïevski, crainte d'être à tout jamais découragé d'écrire »141. Il a donc attendu d’avoir cinquante ans pour lire Crime et châtiment avec une émotion si violente que par moments il ne pouvait plus rester assis : « Je me suis demandé quel écrivain moderne était capable d'atteindre à ce degré d'horreur avec des moyens aussi simples. Quand Raskolnikov fend le crâne de la prêteuse sur gages, j’ai poussé un cri, le seul qu'un livre ait jamais arraché »142. En mai 1951, il lit avec déception L’Idiot dans lequel il ne retrouve pas « cette magnifique invasion de la vérité du Crime et Châtiment où le lecteur n'est pas en l’état de refuser l’histoire qu'on lui raconte »143. Il avoue être ainsi « gêné par l’obscurité des motifs d’agir des personnages. Ces profonds caprices de l’âme russe me déconcertent, car j’ai besoin d’une certaine logique »144. Il est assez intéressé par les crises d’épilepsie du prince qui provoquent chez ce dernier un sentiment de bonheur, une « exaspération de la personnalité » : « Sans crise, grâce au Ciel, j’ai parfois le sentiment d’un anéantissement de la personnalité, d’un éparpillement de tout le moi, de tout cet encombrant petit moi, et je deviens alors le ciel, l’air, le feu, n’importe quoi »145. En revanche, Julien Green admire particulièrement Les Frères

Karamasov et Crime et Châtiments mais éprouve une certaine défiance pour Le Double. Pour

Green « les seuls livres qui comptent sont ceux dont on peut dire que l’auteur serait mort étouffé s’il ne les avait pas écrits, ainsi les romans de Dostoïevski »146.

L’influence de Dostoïevski sur les romans de Julien Green, et particulièrement ceux de l’entre-deux-guerres, est donc relative. Toutefois, de nombreuses études signalent les affinités entre ces deux auteurs147. Le personnage dostoïevskien ne pardonne pas à Dieu de l’avoir crée dans ce monde, c’est pourquoi il se venge sur les autres. Cet aspect fascine Green en même temps qu’il l’horrifie. Chez Green et Dostoïevski, la violence se traduit dans le meurtre, le suicide, la fuite. Dostoïevski rejette tout déterminisme social et héréditaire dans la peinture de la mort. La folie menace de nombreux personnages dostoïevskiens, ce qui se retrouve chez Julien Green. La femme chez les deux écrivains est une tentatrice mais aussi une rédemptrice, telle Sonia dans Crime et Châtiment. Dans le monde des deux écrivains, l’homme rencontre le Christ : chez Dostoïevski, dans le monde ; chez Green, seul à seul.

141

J. GREEN, Journal, 29 septembre 1949, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1101. 142 J. GREEN Journal, 27 mai 1950, Œuvres complètes, tome IV, op. cit p. 1155. 143 J. GREEN Journal, 18 mai 1951, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1217. 144

Ibid.

145 J. GREEN, Journal, 24 mai 1951, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1219.

146 J. GREEN Journal, 5 mai 1956, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 25.

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Raskolnikov vit à l’écart des autres. Il est significatif que face à cette absence de regards, les bagnards croient Raskolnikov athée. Chez Green, la rencontre avec le christ annonce la mort toute proche. Dostoïevski laisse son criminel vivre et connaître le salut alors que pour Green le salut n’est possible que dans la mort. Le salut est donc possible chez Dostoïevski, il découle de la croyance en l’immortalité qui permet à l’homme de vivre parmi ses semblables. Chez Green, le salut se lit sur le visage des morts : Agnel est heureux dans Minuit, Daniel a un visage éclairé dans Le Voyageur sur la terre., Green admire chez Dostoïevski « le sens du surnaturel et de l’humain en même temps, l’un transfigurant l'autre »148. Il explique dans son

Journal qu’il y a chez Dostoïevski « une violence spirituelle qui manque à Tolstoï, les

réticences contradictoires imprégnant les pages concernant Dostoïevski. Tous les deux sont humains, mais Dostoïevski a une foi qui bouleverse toutes les règles »149. En effet, chez Dostoïevski, la foi est une souffrance de chaque instant et son issue salutaire n’est jamais donnée pour acquise.

Baudelaire est l’un des poètes que Green admire le plus. Dans son Journal, il cite souvent celui qu’il considère comme le poète par excellence : « Tel qu’il est, Baudelaire restera toujours avec Keats mon poète de prédilection. J’aurai eu pour ces deux hommes un sentiment proche de la vénération »150. Il explique que sa poésie l'accompagne depuis son enfance alors même qu'il ne savait pas de quoi elle parlait. Son Journal indique qu’il le relit beaucoup au début des années trente. La langue de Baudelaire le fascine alors déjà : « Depuis, Baudelaire n’a cessé d'exercer sur moi, comme écrivain, une influence considérable : dans le choix des mots, le refus de la boursouflure, et aussi pour son optique pessimiste, ses vues très profondes, et en même temps, son amour du mystère »151. Pour lui, Baudelaire est de déformation et de tempérament catholique, ce qui se retrouve dans la vision baudelairienne de Satan qui prospère dans l’ambiguïté. Elle consiste tout d’abord à croire qu’il n’existe pas, que ni le bien ni le mal n’existent vraiment comme le disait déjà Baudelaire dans « Le Joueur généreux » 152.

148

J. GREEN, « Les légendes vivantes », Œuvres complètes, tome VIII, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 1309.

149 J. GREEN, Journal, 13 septembre 1979, Œuvres complètes, tome VI, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 656.

150 J. GREEN, Journal, 12 octobre 1971, Œuvres complètes, tome V, op. cit, p. 617. 151 Ibid.

152 « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas » C. BAUDELAIRE, « Le Joueur généreux », Le Spleen de Paris, Œuvres Complètes, tome I, op. cit., p. 327.